D’une extrême violence et d’une beauté magnétique, les personnages de Frédéric Jaccaud composent une Cour des miracles, une caravane de l’étrange comme autant de reflets de notre in-humanité. Dans Monstre (une enfance), paru chez Calmann-Lévy en 2010, Thomas, vieillard malade, se rappelait les différentes étapes qui constituaient son parcours de tueur. Dans La nuit, publié dans la Série Noire en 2013, quelques individus d’une société en voie d’extinction au nord du bout du monde, se débattaient pour survivre dans une atmosphère pré-apocalyptique. Dans Hécate, qui vient de paraître toujours chez Gallimard, l’auteur part d’un réel fait divers slovène pour raconter l’histoire de ce médecin retrouvé déchiqueté dans son luxueux appartement par ses trois bullmastiffs. Le godemiché ceint autour de la taille de l’homme laisse à penser que ses chiens se sont vengés des sévices sexuels dont ils ont été victimes. Vous l’aurez compris, Frédéric Jaccaud n’est pas là pour apaiser vos âmes sensibles. La lecture de son œuvre vous transportera sur la face cachée de la lune et vous laissera là, seul, au cœur de ténèbres où personne ne vous entendra crier.
Tu collabores à différentes revues dédiées aux littératures de l’imaginaire, notamment Bifrost, dans laquelle tu tenais une rubrique consacrée aux précurseurs de la science-fiction moderne ; tu es conservateur à la Maison d’Ailleurs, musée dédié à la science-fiction, l’utopie et les voyages extraordinaires, à Yverdon-les-Bains, en Suisse. On aurait pu s’attendre à ce que tu écrives des romans de science-fiction. Or, tes romans, même s’ils empruntent certains codes du genre, dépassent largement ce cadre. Noirs, policiers, «classiques», ils sont tout ça à la fois. Est-ce une volonté de ta part d’accéder à une littérature transgenres, totale ?
Les genres génèrent des potentiels rares en termes de création et d’interrogation. Ils posent la question des rapports entretenus entre la fiction et le monde, de manière radicale ; parfois lumineux, parfois naïfs. Les genres proposent des schémas uniques et des originalités de fond, de forme, mais aussi des codes tyranniques et des clichés, sur lesquels il est possible de greffer de nouvelles tentatives littéraires. L’identification du genre en fiction naît avec la littérature populaire – il s’agit d’un phénomène commercial, clanique, dérisoire et magnifique. Le genre définit la modernité de la littérature, encore, dans ses excès et son épuisement, et nous offre une solution à la régénération de l’écriture, une option valable pour écrire un tant soit peu de littérature « moderne » – s’impliquer dans les limites et expérimenter le fil du rasoir. L’enfermement clanique ne m’intéresse pas, cependant j’éprouve une fascination enfantine à jouer au funambule sur les frontières qui délimitent les genres. Une idée de la création limite, respecter le genre en littérature, (mais cela est aussi vrai pour toutes les sous-cultures), c’est s’immerger dans cette culture autonome, en mesurer le corpus et les mythes intérieurs, en décoder les schémas, en appréhender les mécanismes. Il ne s’agit pas de s’approprier un univers complexe, voire indépendant, mais de le faire sien pour mieux le déstructurer et travailler dessus. La littérature, on doit la considérer comme un matériau génétique que l’on tente de faire muter. Sa vitalité, à mon sens, s’affirme dans les croisements contre-nature – éviter la consanguinité et l’eugénisme.
Ça a quelque chose de logique pour toi, dans ce contexte, d’être publié à la Série Noire ?
La série noire sous la houlette d’Aurélien Masson est l’une des rares collections qui remplit encore la double fonction d’accueillir en son sein des œuvres qui se réclament purement du genre noir – polar, enquête, etc – et des romans plus excentriques, indéfinissables, avant-gardistes. Dans un cas comme dans l’autre, la série noire privilégie avant tout des voix. Aujourd’hui, je ne vois pas où mes romans trouveraient une meilleure place.
Trois romans, trois nuits, celle dans Monstre, née dans l’imagination de Thomas devenant chevalier pour combattre le roi Hiver soumis à la lune, celle de La nuit, dans ce coin du monde où le soleil cesse quasiment d’exister pendant plusieurs mois, et celle dans Hécate, déesse de la lune et des morts. D’où te vient cette obsession de l’obscurité, du sombre, et de ce qui lui est associé, la douleur, la cruauté ?
L’expérience véritable de l’obscurité nous rappelle combien le monde se refuse à nos conjectures. Ecrire sur la nuit, c’est employer le peu de lumière projeté par les astres sur les décors manufacturés qui nous environnent. 1 Monstre est une mise en scène d’une déliquescence privée – au sens de ce qui nous relie, raisonnablement avec l’extérieur – le dérèglement se situe au niveau de la schizophrénie paranoïaque, une rupture entre des relations logiques et établies – ce que P.K. Dick envisage comme idios kosmos. 2 La nuit met en perspective une dégradation lente et universelle du réel, voir comment la projection généralisée du désespoir contamine notre réalité – et là, je déborde sur le koinos kosmos. Enfin 3 Hécate ne développe pas tant notre fascination pour le sordide que notre besoin de projeter du sens sur tout ce qui dépasse notre entendement.
Sur ton site Totentanz, http://fredericjaccaud.wordpress.com/, il est dit que tu écris la nuit. Est-ce pour te mettre dans un certain état d’esprit ou par obligation ? Penses-tu que ça a une influence sur ton inspiration ?
Pendant la journée je me plie aux contingences matérielles de notre monde moderne. Ecrire la nuit, c’est refuser la petite mort du sommeil, observer la lenteur et le froid reprendre leurs droits sur cet univers que nous croyons maîtriser. La nuit me force à froncer les sourcils. Et puis, l’obscurité, le calme et la fatigue participent par leurs éreintements cumulés à déformer mes certitudes.
« J’ai pris le parti de travailler sur la médiocrité parce qu’elle est humaine, qu’elle nous définit, et nous permet de discerner des étincelles de merveilleux dans la fange.»
Tu sembles avoir été marqué par Georges Bataille, Antonin Artaud, Kafka… et bien sûr on retrouve dans tes romans une certaine idée de la transgression, une fascination pour la folie, la mort… mais je n’ai pas pu m’empêcher en lisant Hécate de penser à Harry Crews, notamment à La foire aux serpents, par son extrême violence, son désespoir et sa bouleversante beauté. Cette comparaison te surprend-elle ?
Je ne sais pas ; je n’ai pas lu Harry Crews. Cependant, je me sens forcément proche des auteurs dont les œuvres vont à la transgression. La littérature se conçoit comme un jeu de construction dont les pièces font sens par principe. Son intérêt vient justement des possibilités d’ordonner ou de créer le chaos avec un élément signifiant – l’outil linguistique qui, par nature, relaie un message minimal. Ainsi j’écris des fictions crépusculaires dont la radicalité se réclame des auteurs que tu cites. Je crois que cet extrémisme me permet de générer des sentiments contraires troublants. J’ai pris le parti de travailler sur la médiocrité parce qu’elle est humaine, qu’elle nous définit, et nous permet de discerner des étincelles de merveilleux dans la fange. On trouve dans la chute, la décadence et le désespoir des infimes instants de beauté et de bonheur. J’essaie de déceler le dernier rai de lumière avant l’extinction totale.
Hécate est dédié à Paul Morand qui a écrit Hécate et ses chiens, court roman tiré lui aussi d’un fait divers. Tu voulais faire une variation sur le même thème, lui rendre hommage ?
Ce n’est pas vraiment un hommage, plutôt une manière de citer l’auteur d’un texte qui a fonctionné comme un embrayeur créatif. Les œuvres spontanées sont rares ; je revendique et j’exhibe racines et sources qui nourrissent mes livres. Hécate et ses chiens est un roman fantastique, d’une grande beauté froide sur un sujet pour le moins sulfureux.
Dans tes trois romans, l’enfance est martyrisée. Les enfants, et surtout les filles, dans Monstre et Hécate sont victimes de la violence paternelle et masculine. Dans La nuit, les enfants sont carrément inexistants, remplacés par les animaux de compagnie. Que veux-tu dire par là ?
Amusant n’est-ce pas – les enfants et les animaux de compagnie forment la cohorte première des êtres en cours de devenir, influençable et capable de porter un regard vierge sur le monde. Les enfants ont cette capacité pure d’étonnement et d’admiration des choses. Les animaux sont dans l’attente d’un conditionnement extérieur. Dans notre théâtre des désillusions, ils incarnent des catalyseurs tragiques par essence – des victimes désignées.
La fin de l’enfance, la découverte de la violence du monde est une période charnière qui plonge tes personnages dans une forme de folie. Cette perte de l’âge d’or, c’est ça qui fait que tes romans sont tous empreints d’une certaine mélancolie ? Du type, «Regardez ce qu’on aurait dû être et ce qu’on est finalement ? ». L‘âge adulte est forcément désespéré et désespérant ?
Je ne fais pas œuvre sociologique – dans le sens où je ne porte pas un regard à valeur sociale en couchant sur le papier une illusion de réel. Mon projet s’engage dans la pure manipulation gratuite – brouiller les mécanismes qui nous amènent à décoder la réalité par le mot. La fin de l’enfance débute avec le langage et la conception du temps – elle entraîne la perversion du savoir. C’est le mythe premier, de la déchéance, qui se vérifie dans la pratique ; la perversion, c’est le mot. La folie n’est qu’un terme pour circonscrire et atténuer nos inaptitudes évolutives. A ce titre, je me concentre sur les aliénés, c’est-à-dire tous ceux qui n’ont pas leur place dans le moule du conformisme. La mélancolie est un symptôme doucereux de cette inadaptation qui nous entraîne vers le crépuscule. Je conçois mes personnages comme des machines imparfaites. Je les élabore à la manière de caractères et n’ai pas la prétention, ni l’envie, de dépeindre des existences illusoires. Cependant, cette foire monstrueuse me semble représenter un élément signifiant de notre humanité.
La fin de l’enfance ne correspond-elle pas également, au moment où on perd toute capacité à rêver ? Thomas s’évade dans des mondes imaginaires, des jeux vidéos, Milena se rêve en reine acclamée et belle, puis la réalité leur barre l’accès aux mondes parallèles, aux contes de fée. La vie est un cauchemar parce qu’elle est prosaïque ?
Le truchement entre l’enfance et l’âge mûr est aussi fin qu’une feuille de papier. Il semble pourtant durer une éternité. Je me passionne pour ce territoire d’exploration.Les possibilités fictionnelles qu’il recèle sont sans limite. Il est des enjeux qui nous dépassent et nous transcendent dans cet instant qui, pour la plupart, paraît anodin. Cependant, l’enfance n’est pas un état mais un devenir que la maturité, en quelque sorte, vient clôturer. Le cauchemar réside dans le passage du potentiel à celui de la décadence.
Tes personnages forment une sorte de monstrueuse parade, peuplée de Freaks, de déviants. Tu t’abstiens de porter un jugement sur ces anormaux qui exercent une étrange fascination sur les gens dits normaux. L’anormalité, comme la folie, la profonde solitude te touchent particulièrement ?
L’anormalité me touche parce qu’on peut la considérer comme une sorte de résistance, volontaire ou non, contre la mesure, le système et le code. Les malades mentaux sont une production de notre société, ils nous rappellent que nous nous enfermons volontairement dans un système qui nous mutile. Les diverses pathologies nous revoient encore à cette même question de notre rapport intime avec la réalité. Je ne peux m’empêcher de te rappeler la séquence d’Elephant Man, où Merrick est découvert et quasiment lynché dans des toilettes publiques – et le cri de cette monstruosité : « I am not an animal ! I am a human being ! » Le monstre nous force à remettre en cause notre rapport légitime à la Nature ; nous tous, dans notre existence, dans nos relations, dans notre capacité à créer, à vivre, à nous détruire, à chier, à nous ébahir devant un tableau, qu’est-ce qui nous rend humain ?
Dans tes romans, le sexe est une arme, l’expression d’une bestialité qui transforme les victimes en bourreaux. La sexualité définit aussi notre in-humanité, non ?
Le sexe est une pratique déviée dans le cadre de notre société mammifère. En cela, nous ne différons pas de certains de nos cousins. Par contre, comme pour la plupart de nos actes et de nos pratiques, nous chargeons la sexualité de symbolismes profonds et puissants. Et cela, depuis que l’homme maîtrise les signes. De fait, elle définit aussi bien notre humanité que notre inhumanité.
Tes personnages sont typiques de ceux qui finissent dans les faits divers, comme nous tous ?
Nos vies sont des faits divers. Un résumé excentrique jeté en pâture à la foule. C’est un parti pris qui me fascine. Mais je ne fais en aucun cas dans ce que l’on nomme du roman «psychologique ». J’ai en horreur cette expression qui n’a de fondements que dans une vision sclérosée d’une littérature de bas étage et totalement dégénérée. Qui peut avoir la prétention de coucher sur le papier la complexité d’un être vivant, sur la trame figée de quelques lignes sur quelques pages ? C’est l’idée de vieux bourgeois dégoûtés du fait littérature et qui s’amusent à la donner en pâture à des lecteurs qu’ils méprisent.
Qu’est-ce que le fait divers dit d’une société, de la nôtre en particulier ? Quelle est sa fonction ?
Le fait divers ne dit rien justement. C’est le degré zéro de l’histoire. La littérature doit s’en emparer, travailler sur la médiocrité, la grandeur et la décadence des minables. Il n’y a plus de place pour les épopées, car notre temps n’a plus rien d’épique.
Dans Hécate, en parlant de la Slovénie, cette Utopia, tu écris : « il semble que rien de ce qui constitue ce lieu ne soit réel, tant il se fonde sur des clichés », pardon, mais ça m’a fait penser à ton pays, la Suisse. Existe-t-il selon toi une suissitude, au-delà des clichés auxquels on se rapporte toujours en France (banques, chocolats, montres, évadés fiscaux), une identité littéraire suisse, ou du moins suisse romande dans laquelle tu te reconnais ?
L’idée de l’utopie m’attire dans son sens étymologique. Dans l’existence d’un non-lieu dans lequel il est possible de matérialiser nos fantasmes et nos craintes. La littérature au sens physique et artistique est une utopie, une illusion, une baudruche instable et difforme, un semblant de réel conditionné par une suite de mots et de phrases. Quant au reste, sur la Suisse, ses clichés et une prétendue littérature qui lui serait propre, je m’en contrefous.
Dans La nuit, l’un de tes personnages écoute du Death Metal (Cannibal Corpse ; Eternal Tears of Sorrow ; Death ; Grave). C’est ce que tu écoutes toi-même ?
Ma culture musicale vient essentiellement du rock. Elle s’est déployée autour du genre, et je ne m’interdis aucune limite. Qu’importe les étiquettes, tant que la rage et la puissance sont au rendez-vous. Ce qui m’attire dans le métal, c’est le principe de mur sonique ; cette vague sonore que tu vois arriver de loin. Aujourd’hui, je continue d’explorer de nouveaux horizons. Le spectre s’élargit à mesure que le temps passe. Je prends autant de plaisir à écouter un vieux Sepultura, le dernier Cult of Luna, un Neil Young et à enchaîner sur la Symphonie n°3 de Penderecki.
« Si l’on prenait en compte toutes les playlists de la population meurtrière, je suis convaincu que les statistiques démontreraient que les assassins préfèrent Miley Cyrus à Wolves in the Throne Room. »
Ce personnage écoute du Death Metal, sans dévoiler l’intrigue, à des moments très particuliers, où la violence le submerge. Qu’as-tu voulu dire par là ?
Rien, je ne veux rien dire. J’écris et je ne dis pas.
Et j’écoute régulièrement du death metal. Dans le contexte de La Nuit, je voulais que cette culture apparaisse et jouer sur l’intertextualité. Du pur second degré d’initié, le tueur psychopathe qui écoute du métal. Il faut aussi entretenir une certaine ironie avec ses propres intérêts. De fait, un tueur en série qui écoute ce genre musical, ça n’étonne pas. Au contraire, les spécialistes de l’humain (média, sociologues, psychologues, etc.) y trouveront aisément des relations de cause à effet. Pourtant, si l’on prenait en compte toutes les playlists de la population meurtrière, je suis convaincu que les statistiques démontreraient que les assassins préfèrent Miley Cyrus à Wolves in the Throne Room.
A propos d’ironie, certains passages de La nuit ne sont pas dénués d’un certain humour noir, à moins que je ne me goure complètement. Qu’est-ce qui te fait rire dans la vie ?
La nuit est construit comme un grand pastiche ironique. Mais, je me méfie de l’humour et des traits de caractères dans la fiction. C’est quelque chose de difficile à partager. Très honnêtement, La nuit m’a beaucoup amusé lorsque je l’ai écrit. Dans la vie, peu de choses me font rire – peut-être Benny Hill et surtout, mes objectifs, mes prétentions, mon propre discours.
Et qu’est-ce qui te fait peur ?
La peur véritable, je l’ai connue il y a quelques années maintenant. Jusque-là, tant que tu ne la vois pas en face, tu te crois immortel, et rien ne t’effraie. Mais lorsque l’enjeu est la vie de l’un des tiens, que tu fais l’expérience de l’impossibilité d’intervenir – A la question: « Que puis-je faire ? », on te répond : « Rien, tenez-lui la main. » A partir de cet instant, tu apprends à connaître la peur.
Tu écris en musique ? Si oui, qu’écoutes-tu alors ? De la musique classique, comme le nom de ton site semble le suggérer ? Totentanz (la danse des morts), est une pièce symphonique de Franz Liszt.
J’écoute de la musique en écrivant. Pour l’exemple, je te renvoie à l’annexe musicale de La nuit. Les albums, titres et auteurs cités en vrac ont tous plus ou moins nourri mon écriture au moment de l’élaboration du roman. (Faith No More ; The Police ; Tim Buckley ; Led Zeppelin ; Black Sabbath ; Jean Roger Caussimon ; Gérard Manset ; Léo Ferré ; Mogwai ; Miles Davis ; Cult Of Luna…)
Je suis une grande fan de Ventura. Où en est le rock en Suisse?
Rien à faire, tout ce qui touche au côté national m’emmerde au plus haut point.
Si tu imaginais une bande son à Hécate, ça serait quoi ?
Il y a déjà tant de cris dans ce roman. Je dirais le 4’33’’ de John Cage.
« Le ratage fait partie intégrante de toute tentative de création. Un écrivain est obligatoirement un écrivain raté. »
Dans tes romans, tu proposes des portraits d’écrivains, des images de toi donc, mais en creux. Karl et Anton tentent tous les deux d’écrire une œuvre qui les dépasse. C’est quoi être un écrivain, et un écrivain raté ?
Le ratage fait partie intégrante de toute tentative de création. Un écrivain est obligatoirement un écrivain raté.
Tu as eu beaucoup de presse pour Hécate, et les critiques sont toutes très élogieuses. Tu y accordes de l’importance ?
J’attache de l’importance à toutes les lectures produites par mes écrits. J’essaie d’en tirer des enseignements pour la suite – il s’agit surtout de voir si certains effets ou mécanismes ont fonctionné ou non.
Y-a-t-il des questions, hormis celles où on te parle de la Suisse, qui t’énervent quand on t’interroge sur ton travail, des remarques qui reviennent et qui ne te semblent pas pertinentes ? Existe-t-il une question qu’on ne t’a jamais posée et qui te permettrait de t’exprimer vraiment sur un point qui te semble essentiel ?
Non. J’ai choisi d’écrire pour écrire. Je minimise les dommages collatéraux que sont les interviews et présences en divers lieux pour rencontrer ou répondre à d’éventuelles personnes. Fondamentalement, je préfère que mes romans parlent pour moi.
Thomas, dans Monstre, affirme : « Avant les mots, le monde était plus simple. Je regrette d’avoir appris à parler ». Les mots, c’est écrire aussi. Est-ce mentir ou, au contraire de Thomas, c’est essayer de dire le monde pour le comprendre ? Trouves-tu une forme d’apaisement dans l’écriture ?
Je creuse le rapport bidirectionnel entre mots et monde. D’un côté, c’est le monde qui vient à nous par le mot et de l’autre le mot s’inspire du monde qui nous entoure. Tout cela n’a guère de valeur. Je suis tenté de te répondre par un larsen : « Essayer de dire le monde, c’est mentir – mentir, c’est essayer de … etc … etc », et comme tu le sais, le larsen est plus irritant qu’apaisant.
Dans plusieurs interviews, tu insistes sur le fait que l’important pour un écrivain c’est de construire une œuvre. C’est-à-dire que tu t’efforces de tendre à une certaine cohérence, que tes différents romans font partie d’un tout ? Ou qu’ils sont l’esquisse, le travail préparatoire à un roman ultime ?
La tentation de construire un véritable réseau de correspondances ; l’écriture de livres échelonnés dans le temps n’est pas un simple fait de juxtaposition. Je les conçois comme des strates, des plateformes poreuses et mouvantes qui s’inscrivent dans un travail global qu’on pourrait qualifier de tellurique. J’espère qu’il sera possible de porter un regard sur la coupe transversale de cette masse, plus tard, et d’y trouver des chemins de traverse.
Cela veut dire expérimenter différents styles ? Des romans très courts ou plus longs, beaucoup de personnages ou peu, jouer avec le fond et la forme ?
Le fond et la forme sont intimement liés. En littérature comme ailleurs. Les écrivains qui te disent que la forme n’a pas d’importance font preuve de mauvaise foi. Tu embarques le lecteur dans une histoire, dans un enchâssement de personnages, de narration et de symboles. Fond et forme se conditionnent mutuellement. Je ne conçois pas l’aboutissement d’un récit sans penser et travailler équitablement l’un et l’autre de ces éléments.
Construire une œuvre sous-entend que rien n’est jamais fini, et qu’il n’y a que la mort qui mettra un terme au travail. Ça doit être exténuant, non ? T’arrive-t-il d’être content de toi, même un bref instant ?
Ecrire n’est pas plus fatigant qu’un autre travail. Ça te brise les reins, te donne des céphalées. On ne peut jamais se contenter de ce que l’on fait, parce que l’œuvre est une création en cours, elle ne se termine jamais, de sorte il n’y a pas à porter de jugement sur celle-ci. Tu avances, tu écris, et selon ton plan tu poses un point final pour passer au roman suivant. Le jour où tu n’y arrives plus, il faut croire que la fin est là. L’épuisement du monde par le mot, la corde raide de la folie, la fatigue et le temps auront raison de tout ça.
Interview publiée dans New Noise n°21 – mai-juin 2014