
Deux romans pour raconter, de l’immédiat après-guerre au début des années 2000, cinquante ans de l’histoire de l’Angleterre, ou L’inexorable et profonde dégradation des conditions de vie d’une classe laborieuse qui s’obstine à bouger encore. Services publics, NHS, emplois, allocs, industrie : une chute sans fin. Dans Né sous les coups, Martyn Waites décrivait, de 1984 à 2001, la grève des mineurs, la répression de Thatcher, l’abattage du prolo, le déclin des syndicats, à Coldwell, ville du nord imaginaire, cité moribonde vidée de ses mines pourtant rentables. Dans La chambre blanche, il situe l’action de 1946 à 1974, à Newcastle, et détaille la fin des utopies socialistes, la corruption des politiques. Dur. La casse sociale n’entraîne pas le meilleur chez l’homme. Il faut bien vivre. Tant pis, si pour cela, il faut dealer, cogner, tuer, trahir sa classe. Aucun espoir ? Aucune possibilité de rester intègre, fidèle à ses idéaux ? Si ! Chez Waites, une faible lueur scintille dans le noir. La petite flamme de la lutte résiste.
Parmi tous les romans que tu as écrits, onze en tout, deux seulement ont été traduits en français, Né sous les coups et La chambre blanche. De ces deux romans, tu as dit qu’ils étaient ceux qui justifiaient que tu deviennes écrivain. En quoi sont-ils si particuliers à tes yeux et différents des autres ?
En fait, ils sont les premiers traduits en français sous mon propre nom. J’ai aussi écrit des thrillers sous le pseudonyme de Tania Carver, et quatre d’entre ont été traduits chez Ixelles Editions il y a quelques années. Mais je ne pense pas qu’ils aient cartonné en France, contrairement à l’Allemagne, ou au Royaume Uni. Pour en revenir à ces deux romans précis, je remercie vivement la brillante Cathi Unsworth pour avoir persuadé Rivages de les publier. J’avais écrit trois romans policiers situés à Newcastle avant ça, tous avec le personnage de Stephen Larkin. Avec Né sous les coups, je voulais faire quelque chose de plus ambitieux, utiliser l’angle du roman policier pour faire un roman social, mais pas de façon ennuyeuse ou laborieuse comme c’est si souvent le cas. Je voulais explorer ce que la grève des mineurs avait laissé en Grande-Bretagne, surtout dans le nord. Ça a été un événement si déterminant dans l’histoire de notre pays et c’est seulement maintenant qu’on se rend compte à quel point la politique de Thatcher a eu un impact préjudiciable et néfaste sur le long terme. Je ne peux toujours pas la considérer comme un être humain, et quand je pense à elle toute mon ancienne rage refait surface. Je voulais canaliser cette rage pour en faire quelque chose d’utile.

La chambre blanche est né de deux de mes obsessions : T Dan Smith et Mary Bell. Smith a été maire de Newcastle, un prétendu socialiste, avec des projets de réaménagement du nord est de l’Angleterre extrêmement ambitieux. Si son projet s’était mis en place comme il l’entendait, cela aurait donné soit quelque chose de tout à fait spectaculaire, soit ça serait à présent considéré comme le symbole épouvantable de l’architecture brutaliste. Malheureusement, il a laissé son projet s’affadir en optant pour des solutions de facilité, il s’est compromis avec des criminels, des pots de vin, des transactions illégales… la totale. Et la restructuration architecturale à laquelle il a abouti était vraiment horrible. La plupart de ces réalisations ont été démolies maintenant. Mary Bell était une tueuse d’enfants. Quand elle avait onze ans, elle a tué deux petits gosses à quelques rues de là où je vivais. J’avais le même âge que ces gosses. Il y a eu une autre fille mise en cause, mais ses parents ont réussi à la tenir à l’écart, et Mary Bell a porté le chapeau pour les deux. Mary avait eu une vie tragique jusqu’à ce drame. Sa mère était une prostituée SM et Mary avait été vendue à ses clients depuis ses six mois. L’affaire a fait l’objet d’un grand procès à l’époque et personne ne savait quoi faire d’elle. Elle a été placée dans un centre de réadaptation et vit maintenant sous un nom d’emprunt. J’éprouve une immense empathie pour elle. La genèse du livre réside dans ma prise de conscience que Mary avait tué, littéralement, dans l’ombre de l’une de ces affreuses tours de T Dan Smith. Cette image était si forte qu’il m’a fallu écrire ce roman dans lequel elle s’intégrait.

Il s’est passé un truc bizarre alors que j’écrivais La chambre blanche, plusieurs trucs bizarres même. Je n’ai aucun penchant pour toutes ces foutaises hippy comme quoi les écrivains seraient des médiums, mais il y a eu d’étranges coïncidences. Je suis tombé sur une vieille copine de fac pendant un embouteillage dans le centre de Londres et elle m’a raconté que Dan Smith venait prendre le thé dans leur centre social, où il travaillait, alors qu’il était en semi-liberté. J’ai rencontré une femme dans une galerie d’art qui avait fait un film sur la vie de Dan Smith. L’associé de mon plus vieil ami venait de prendre part à un débat politique contre Smith. Et le plus étrange, j’ai commencé à faire des rêves qui reconstituaient des pans secrets de l’histoire de Newcastle, des anecdotes qu’honnêtement je ne connaissais pas jusqu’à ce que je fasse des recherches dessus par la suite. Bizarre.
Tu mêles fiction et réalité, et certains de tes personnages, qui ont existé, ont eu un impact sur ta propre vie. Dans La chambre blanche, Dan Smith était un homme politique influent à Newcastle dans les 60’s et ton père a travaillé avec lui. Né sous les coups raconte la grève des mineurs de 1984, et tu dis que c’est l’événement qui t’a fait t’intéresser à la politique, que ça a été un tournant autant pour le pays que pour toi. Crois-tu que c’est parce que le lecteur sent ton implication qu’il est touché par les histoires que tu racontes ?
J’aimerais le croire. En tant qu’auteur, tout ce que tu désires, c’est transmettre ta passion pour une histoire au lecteur. Des fois, ça ne marche pas, tu te plantes lamentablement. Les histoires qui sont personnelles à l’auteur peuvent être traitées de façon si complaisante qu’elles finissent par ne toucher personne. Même si j’ai eu la tentation de mettre dans mon récit tout ce qui était vital à mes yeux, j’ai dû m’assurer que les personnages avaient de la substance, n’étaient pas que des données, que l’intrigue était vraiment prenante et que le lecteur serait diverti en lisant. Ou énervé, ou consterné, ou captivé. Je ne suis pas journaliste, je suis écrivain.

Mélanger fiction et réalité, des personnages fictifs et d’autres qui ont vraiment existé, le tout situé sur un arrière-plan impliquant des faits réels, afin de disséquer l’Histoire de l’Angleterre… Souhaitais-tu exposer Newcastle comme Ellroy a exposé LA ?
C’était l’idée. Comme Ellroy à LA et George Pelecanos à Washington DC. Récupérer le passé et le faire sien. Présenter les secrets de notre temps. Malheureusement, surtout en Grande-Bretagne, personne ne se préoccupe vraiment de Newcastle et du nord de l’Angleterre. En tous cas, personne au sud, à Londres. Je me souviens de mon agent de l’époque qui me disait : « Pourquoi devrais-je me soucier de la grève des mineurs ? » et il ajoutait : « Bon, si tu écris là-dessus, fais en sorte que ça soit sexy ». LA et Washington DC ont un côté exotique du fait d’être aux USA, que Newcastle n’a pas. Ces deux livres ont été durs à faire accepter ici. J’avais/j’ai prévu d’autres livres de ce type, mais personne n’en a voulu en Grande-Bretagne. Je veux toujours les écrire, pourtant. Et je le ferai, dès que j’en aurai l’occasion.
Tu es né en 1963. Quels souvenirs gardes-tu de la grève des mineurs ? Te souviens-tu du jeune homme que tu étais ? Lisais-tu beaucoup ? Ecoutais-tu beaucoup de musique ?
Absolument. C’est à peu près à cette période que j’ai trouvé ce que j’aimais vraiment. Je venais juste de découvrir Raymond Chandler. Ça ne m’a pas seulement ouvert des horizons, ça a carrément explosé tous les murs. Et j’écoutais BEAUCOUP de musique. J’adorais particulièrement les groupes de Paisley Underground qui existaient aux USA à l’époque, the Long Ryders, Green on Red, la bande son de la période. Et je me souviens très précisément de la grève des mineurs. Surtout de ce qui se passait localement et comment s’était relayé à la télé. Le grand écart. C’est la première fois que j’ai réalisé que tout pouvait être manipulé, même les infos, que cela dépendait de qui avait à y gagner. Je suis toujours en colère aujourd’hui, parce que cet état de fait continue. Il suffit de regarder notre gouvernement conservateur et ce qu’il tente de dissimuler. John Whittingdale, secrétaire d’état à la culture et aux medias, a caché sa relation avec une prostituée SM, qu’il entretenait en partie avec des deniers publics. Les médias n’en diront rien parce qu’il les a achetés avec des promesses de libéralisation. David Cameron affame un peu plus le peuple en plaçant ses millions sur des comptes off shore. A gerber. Tout ça a été diffusé sur les médias sociaux et pas sur les grandes chaînes généralistes. Elles n’en parlent que lorsque ça atteint un seuil critique et qu’elles ne peuvent pas faire autrement. Je suis sûr que si les médias sociaux avaient existé à l’époque, Thatcher n’aurait pas pu s’en tirer considérant tout ce qu’elle a fait pendant la grève des mineurs. Pardon, je m’énerve.

Dans tes deux romans, tu dresses en triste bilan de cinquante ans de politique en Angleterre. Tu décris la fin des utopies humaniste et socialiste dans les 50’s et 60’s, à travers la chute de Dan Smith (dont le rêve d’une cité nouvelle, d’une société égalitaire, « a été anéanti avant même d’avoir vu le jour »), qui a finalement été convaincu de corruption. Penses-tu qu’en trahissant leurs idéaux, les politiciens ont tué l’espoir d’un monde meilleur ? Est-ce que le pouvoir corrompt ?
Malheureusement, oui. En tout cas, ça conduit les détenteurs du pouvoir à prendre de la distance par rapport à leur projet initial. La plupart des politiciens sont intéressés, ils sont là pour l’argent et leur petite personne. Quoiqu’il en soit, c’est comme ça qu’ils finissent, peu importe comment ils ont commencé et même s’ils avaient de bonnes intentions au départ. Les manigances du système prennent le dessus. Néanmoins, dans la Grande Bretagne d’après-guerre, il y avait encore un large consensus entre les deux partis au pouvoir. Ils semblaient s’entendre sur le fait qu’un socialisme d’état s’accordait avec un capitalisme responsable. Margaret Thatcher a amené la frange la plus droitière des conservateurs au centre du pouvoir en 1979 et a commencé à démanteler notre pays. En nous revendant des services publics qui nous appartenaient déjà, en bradant les logements sociaux, en créant pas tant une classe laborieuse qu’une sous-classe conservatrice.
Socialement, politiquement, économiquement, comment se porte l’Angleterre aujourd’hui ? La politique de Thatcher dans les 80’s a-t-elle encore une influence sur les conditions de vie des gens, notamment les plus pauvres ? L’élection du New Labour de Tony Blair a-t-elle changé quelque chose ?
Thatcher a tout changé. Blair a simplement poursuivi son œuvre en prétendant être de gauche. Notre gouvernement actuel, qui propage le concept fallacieux de l’austérité, est le pire qu’on n’ait jamais eu, certainement depuis que je suis né. Encore pire que Thatcher. Plus corrompu et encore plus incompétent. Les gens crèvent la dalle et crèvent tout court à cause de la politique de ce gouvernement.
Que penses-tu de l’organisation du prochain référendum. La Grande-Bretagne doit-elle rester dans l’Union Européenne ou la quitter ?
Je suis résolument pour. Définitivement. Absolument. L’UE est une organisation imparfaite, aucun doute là-dessus, mais ça vaut le coup de rester ensemble. Et dans ce pays, ceux qui veulent la quitter sont tous d’extrême droite. Pourquoi je voudrais m’allier avec eux ?
« Nous créons nos monstres. Les actes ont des conséquences. Toujours. Tout auteur qui ne montre pas ça, surtout un auteur de roman policier qui prétend présenter une image fidèle de la société, ne mérite pas d’être lu. »
En ce qui concerne tes personnages, la plupart ont grandi dans un environnement social et familial très violent. Et ils font preuve de violence envers les plus faibles qu’eux. Voulais-tu montrer l’influence du milieu sur les personnalités ?
Je pense que nous sommes les produits de notre environnement et de notre hérédité. Encore une fois, dans tout ce que j’écris j’essaie de rester fidèle aux gens tels qu’ils sont et de les présenter tels qu’ils réagiraient s’ils étaient confrontés aux circonstances et situations décrites dans les romans en fonction de leur hérédité et de leur environnement. J’ai horreur des fictions qui présentent des personnages comme s’ils venaient de nulle part. Ils sont soit bons soit mauvais, il n’y a pas d’entre-deux. C’est assommant. Terne. Facile. Ce genre d’écrivains, s’ils décrivent un sale type ou un personnage qui accomplit de mauvaises actions, ils le présentent comme une sorte de monstre folklorique, surtout pas engendré par les bonnes gens du coin dont on n’imagine pas qu’ils puissent faire des choses horribles. C’est comme s’ils voulaient que les villageois les chassent avec des fourches enflammées. Je hais ce genre d’écrit. Ça donne une réponse facile à la question de savoir d’où viennent les monstres parmi nous. Stop. Nous créons nos monstres. Les actes ont des conséquences. Toujours. Tout auteur qui ne montre pas ça, surtout un auteur de roman policier qui prétend présenter une image fidèle de la société, ne mérite pas d’être lu.
Jack Smeaton et Stephen Larkin restent fidèles à leurs principes. Ils conservent leur étique. Donc, c’est possible. Personne ne naît mauvais mais chacun doit se battre pour être quelqu’un de bien ?
Yeah. C’est exactement ça. John Lennon disait : « Nous sommes tous le Christ et nous sommes tous Hitler ». Il avait parfaitement raison. S’assurer qu’émerge le meilleur de nous est un combat quotidien. Et oui, c’est souvent plus commode de se débarrasser de ses principes et de céder à la facilité, mais je me bats constamment pour m’assurer que ça ne m’arrive pas. Comme la plupart des gens, je suppose.
Certaines scènes de tes romans sont vraiment horribles. Je pense aux passages où Monica et Mae, alors qu’elles sont toute petites, sont violées par des hommes, notamment des membres de leur famille. Elles sont battues, vendues, presque tuées. Tu as une façon très particulière d’écrire ces scènes. Tu ne décris pas la violence mais ses conséquences. Tu laisses le lecteur remplir les blancs. Utilises-tu l’ellipse parce que c’était trop difficile pour toi de détailler de telles horreurs, ou parce que l’horreur est pire si elle est suggérée et non décrite ?
Merci. Au moment d’aborder ces scènes, j’ai été déchiré entre être honnête avec ce qu’il se passait réellement et le présenter comme tel, et la peur de donner l’impression que je tombais dans le sensationnalisme et le gratuit. Mais, là encore, je ne voulais pas laisser entendre que ces choses n’avaient pas eu lieu et qu’elles n’avaient pas eu les plus traumatisants des effets. Je me suis finalement décidé pour une approche qui a consisté à fermer la porte sur l’action en elle-même, laisser entendre les cris provenant de derrière cette porte et me concentrer sur la réaction du personnage de l’autre côté de la porte. Et, bien sûr, à montrer les conséquences. Les gens viennent me voir et me parlent des choses horribles que j’ai décrites dans La chambre blanche. Quand je leur demande de quelles scènes il s’agit, ils réalisent que tout s’est passé dans leur tête et que je n’ai jamais rien décrit. J’ai simplement suggéré et montré les conséquences. Mais ça ne signifie pas que je n’y ai pas pensé et que je ne me suis pas immergé dans ces scènes en détail. Et ça m’a tellement touché que j’ai mis longtemps à m’en remettre par la suite, probablement plus que je ne veux bien l’admettre.

Tes intrigues sont très complexes. Les vies de tes personnages sont intimement liées. Tu utilises beaucoup de flashbacks. Néanmoins, tes histoires sont faciles à suivre. Fais-tu un plan très détaillé avant de commencer à écrire ?
Je faisais comme ça avant. Je traçais un vaste plan que j’épinglais sur un panneau et je m’efforçais de le suivre à la lettre. Puis, il se mettait à suivre sa propre voie. Des trucs que j’avais imaginés au moment de l’élaboration du plan ne convenaient pas à la façon dont le livre évoluait. Dans Né sous les coups, un des personnages persistait à s’immiscer dans de plus en plus de scènes et je n’arrêtais pas de me demander pourquoi. J’ai finalement réalisé qu’il était l’un des personnages principaux et que l’ensemble du roman s’articulait autour de lui. Après ça, je me suis quelque peu libéré des plans. Maintenant, j’écris environ un quart du roman, au cours duquel j’auditionne les personnages, en quelque sorte. Si j’aime leur voix, s’ils sont intéressants, alors je les garde. S’ils ne fonctionnent pas, alors je les laisse tomber. Ou je les tue. Je me suis également rendu compte que si je faisais un plan trop détaillé, la rédaction me prenait toujours plus de temps, et qu’il me fallait le refaire. Je crois qu’à présent j’essaie simplement de faire confiance au processus d’écriture. Au début d’un roman, les personnages peuvent paraître disparates et sans lien, mais je sais qu’au cours de la narration, leurs connections deviendront évidentes.

La musique occupe une place importante dans tes romans. Tu as donné à chacun d’eux le nom d’une chanson. Né sous les coups (« Born under Punches ») est un titre des Talking Heads et La chambre blanche (« The White Room ») un morceau de Cream. Comment les choisis-tu ? A quel moment ? Influencent-ils l’histoire ?
Yeah. Comme je le dis partout, j’adore ma musique. Je peux barber le monde pendant des heures avec ça. Mon premier roman, qui date de 1997, s’appelait « Mary’s Prayer », un morceau de Danny Wilson, un groupe des 80’s. Ça collait plutôt bien. Le suivant, « Little Triggers », portait le titre d’un morceau d’Elvis Costello. Et j’ai continué. Je me suis dit que ça serait mon truc, donner à mes romans des noms de titres de chansons. Ça a duré jusqu’au quatrième roman avec Joe Donovan comme héros, intitulé « Speak No Evil » d’après une chanson des Cocteau Twins. Mon premier choix était « Murdered Sons », d’après Lydia Lunch et le titre a été changé par mon éditeur. Puis je me suis mis à écrire des romans sous le nom de Tania et j’ai eu envie de changer. Mais même là, le troisième roman de Tania est choisi d’après un vers d’un morceau de Warren Zevon. Il s’appelle Cage of Bones, tiré de la chanson « Excitable Boy » de Zenon. Je suis persuadé que les titres ont une influence sur les romans. Je trouve ça très dur de commencer un livre, de réellement l’imaginer, sans en avoir le titre. Je connais des auteurs qui appellent leur roman Sans titre n°14 ou autre, moi j’en suis incapable. J’ai besoin d’un titre pour savoir où je vais. Et comme je pense que les titres de chansons sont mon truc, j’ai passé un temps infini à essayer de trouver le bon titre pour le bon roman. Je devais m’assurer qu’ils correspondaient bien, qu’ils reflétaient et renforçaient l’histoire, qu’ils disaient quelque chose au lecteur, qu’ils n’étaient pas seulement un machin plaqué à la va-vite.
« Je déteste l’attitude des gens qui n’écoutent jamais de musique actuelle, qui considèrent que la musique était meilleure quand ils étaient jeunes, et l’utilisation de la cette formule détestable, « mon époque ». Non, la musique n’était pas meilleure quand vous étiez plus jeune, vous étiez juste plus jeune. »
Dans un passage de Né sous les coups, Larkin est bouleversé parce qu’il a passé la nuit à écouter de vieux albums (Lloyd Cole, Costello, les Talking Heads, les Smiths). La musique a réveillé des souvenirs et des fantômes, et ça lui fait mal. Ecoutes-tu souvent de vieux albums que tu as aimés et est-ce que ça fait mal ?

Ce passage était probablement un peu complaisant de ma part… mais oui, j’écoute tout le temps de la musique, ancienne ou nouvelle. J’aime faire des découvertes (des trucs récents ou non) et réécouter des albums qui comptent beaucoup pour moi. Tom Waits est sans doute mon plus grand héros de tous les temps. Des fois, je vais écouter des vieux trucs et ça me rend triste, parce que je n’ai plus l’âge que j’avais et que je ne l’aurai plus jamais. Ma souffrance vient toujours de là. Et l’intensité de ma souffrance dépend de combien j’ai bu… Mais j’aime aussi aller de l’avant. Je déteste l’attitude des gens qui n’écoutent jamais de musique actuelle, qui considèrent que la musique était meilleure quand ils étaient jeunes, et l’utilisation de la cette formule détestable, « mon époque ». Non, la musique n’était pas meilleure quand vous étiez plus jeune, vous étiez juste plus jeune. L’époque actuelle continue à être « mon époque », et elle le sera toujours jusqu’à ce qu’on ferme mon cercueil. Je suis en train d’écouter de la musique en ce moment même. De la Southern soul des 60’s. Stax Records. Une de mes grandes passions. C’était ça ou les derniers albums de Richmond Fontaine ou de M. Ward. Je les écouterai ensuite. Ou l’album de Santiago 77. J’adore. Ou Midlake. Ou…

Te sers-tu de la musique pour décrire la personnalité de tes personnages ? Pour décrire l’époque ?
C’est un raccourci fantastique dans la narration pour définir une personnalité, planter un décor ou parler d’une époque. Je sais que des auteurs, masculins principalement, essuient des critiques pour ça, parce que tout le monde ne connaît pas la musique qu’ils citent, ne saisit pas les références. Ça peut ressembler à ce truc de mec qui consiste à faire des listes. J’essaie de ne jamais tomber dans ce piège. Mais le procédé n’est pas nouveau. Cornell Woolrich l’utilisait déjà dans les années trente.
Tes romans sont sombres, mais comme tu l’as dit toi-même, « pas sans rédemption à la fin. Il faut qu’il y ait une rédemption. Sinon, à quoi ça sert ? ». Tu serais donc foncièrement optimiste ? Et surtout, comme l’amour fait partie de tes happy ends, tu serais très fleur bleue ?
Bon Dieu, non ! Enfin, pas optimiste, ça c’est sûr. J’aimerais croire que je le suis, et une part de moi l’est, sinon, comme je l’ai dit, à quoi bon ? Mais, quand je regarde les infos, quand je vois ce que fait notre gouvernement, ce que les entreprises font subir à notre planète, le cirque de Trump aux US, je désespère. Je ne suis pas un optimiste, mais je suis un combattant. Quant à savoir si je suis fleur bleue… c’est à ma copine qu’il faudrait demander ça !
Peux-tu nous en dire plus sur Tania Carver ?
Mon alter ego féminin…Il y a quelques années, mon éditeur m’a demandé si je pouvais écrire un thriller sous un pseudo féminin. En fait, c’était comme s’il pariait que j’en étais incapable. Je me suis pointé avec The Surrogate, et Tania Carver était née. Comme je te l’ai dit, quatre de ses romans ont été publiés en France et il y en a huit au total. Ça a été intéressant d’écrire en étant quelqu’un d’autre, surtout une femme. Mais je suis prêt à être de nouveau Martyn à présent.
Tu as participé à un livre, malheureusement pas encore traduit en français, avec trois autres auteurs, Mark Billingham, David Quantick, Stav Sherez, qui s’appelle Great Lost Albums, et qui parle d’albums non enregistrés de groupes connus. Le bouquin est présenté ainsi : « Des 60’s aux années 2000, avec listes de morceaux et anecdotes, Great Lost Albums révèle des enregistrements qui – peut-être – n’ont jamais eu lieu, mais auraient vraiment dû. » Vous y présentez les Ikea Sessions de Coldpaly, la période Théâtre musical de Joy Division, l’album de noël de Kraftwerk, précipitamment effacé, contenant le mélancolique « I wish to return this item ». Vous avez dû vous marrer…

On s’est bidonnés. J’ai jamais autant ri en écrivant quelque chose. Les trois autres sont les personnes avec lesquelles tu rêves le plus de bosser. De grands amis, de grands auteurs. On s’est bien gardés de rentrer en contact avec aucun des artistes, principalement par crainte qu’ils déposent une injonction contre nous. Il faut reconnaître qu’on n’aurait pas pu se passer d’avocats avec certaines trouvailles (souvent les miennes, j’avoue). On s’est planqués dans un hôtel à Hastings sur la côte sud pendant un week-end, et ça a donné ça. Je ne crois pas avoir jamais autant ri de toute ma vie. Ça n’a pas eu un succès d’enfer, mais ça aurait dû. C’est le livre le plus drôle jamais écrit, (je trouve).
Site de Martyn
Interview publiée dans New Noise n°34 – juillet-aôut 2016