Avec joie et docilité de Johanna Sinisalo

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Finlande. De nos jours. La Finlande est une Eusistocratie, une société où tout va bien pour tout le monde. Vanna est une éloï, une sous-race du sexe féminin, active sur le marché de l’accouplement et vouée à favoriser par tous les moyens le bien-être du sexe masculin (Nouveau Dictionnaire moderne), une fille, donc, avec tous les attributs propres à ce genre. Blonde, élevée pour obéir et servir, se reproduire, se donner à son mari avec joie et docilité. Elle est obéissante, douce, idiote. Ses seuls centres d’intérêt sont la parure, les tâches ménagères, la puériculture. Vanna est heureuse car elle connaît sa place. Enfin, elle devrait. Mais voilà. Vanna a été élevée en Suède, par une grand-mère excentrique, qui a décelé chez elle une envie de s’instruire et a encouragé le développement de son intelligence. Vanna est malheureuse. Elle doit faire semblant, d’être sotte, d’être attirée par tous les virilo qui pourraient faire d’elle une mère. Sinon, elle risque l’internement.

Les femmes qui lisent sont dangereuses. La Finlande, par une éducation adaptée, et une sélection scientifique des meilleurs spécimens du genre, les a éradiquées. Si on l’avait détectée morlock (sous-race du sexe féminin qui, du fait de ses limitations physiques, de sa stérilité, est exclue du marché de l’accouplement) dès son enfance, au moins lui aurait-on fichu la paix, mais elle aurait été cantonnée aux basses besognes. Alors, elle a grandi en copiant sa petite sœur Manna, une future éloï prête à l’emploi. Elle imite ses gestes, la façon dont elle retrousse son joli petit nez et coiffe sa blondeur, comment elle minaude, comment elle se tait. Manna se marie avant elle, signe de réussite, et disparaît. Vanna Part à sa recherche. Pour tenir le coup dans sa quête, elle devient accro à la pire des drogues, totalement illégale, le piment.

Dystopie d’une infinie tristesse, roman épistolaire astucieux, Avec joie et docilité dépeint un monde cauchemardesque, où la société définit la valeur d’un être humain selon son genre et la docilité avec laquelle il se soumet aux codes. Une communauté fermée et lisse, avec aucun lien sur l’extérieur, où l’usage des drogues, qu’elles quelles soient, est prohibé, à tel point que croquer dans un piment doux est l’équivalent d’un shoot d’héroïne, une nation où l’on fait le bonheur de l’individu, même s’il ne le désire pas.

Mais enfin, Madame Sinisalo, ne seriez-vous pas un rien frustrée, voire hystérique, un peu féministe sur les bords, pour imaginer un univers aussi sordide ? Du style à vous plaindre sans arrêt, alors que chacun sait que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Allons allons, reprenez-vous, mon petit. Les femmes n’ont-elles pas le même salaire que les hommes pour le même job ? Vous voulez nous faire croire que la mode est au rose pour les fillettes ? Que l’avortement est remis en cause ? Qu’on pense à établir un salaire pour la femme au foyer ? Qu’on ne fait pas lire aux gamines les mêmes livres que leurs camarades masculins, qu’ils ne jouent pas aux mêmes jeux ? Que les femmes sont victimes de violence, de mariages forcés ? Que certains prétendent que le seul modèle familial possible serait un papa, une maman, et deux enfants ?

Mais vous avez vos règles, ou quoi ?

Avec joie et docilité / Johanna Sinisalo. trad. du finnois par Anne Colin du Terrail. Actes Sud, 2016 

« Depuis que j’étais môme, j’avais deux images de l’Angleterre (…) D’un côté, L’Angleterre bucolique (…), de l’autre cette Angleterre-là, pluvieuse, froide, où puisaient des films avec des personnages défaits qui attendaient la mort au fond de logements sociaux sordides. C’était le pays qui avait donné naissance à Joy Division. Si Ian Curtis était né à Palo Alto, je parie qu’il aurait été à la tête d’une chaîne de cafés bio et marié à une prof de yoga. »

Moby, Porcelain

Riot grrrls : chronique d’une révolution punk féministe de Manon Labry

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Le mouvement punk de la fin des 70’s avait laissé croire aux femmes qu’elles avaient leur place dans le milieu rock. A la fin des 80’s, le retour de bâton fait mal. Il faut se rendre à l’évidence, le rock est redevenu le royaume du mâle, la sueur en concert sent la testostérone. Une décennie a suffi pour gentiment écarter du devant de la scène, et de la fosse, ces drôles de mammifères qui s’acharnent à ne pas pisser debout. Dix ans de MTV, de consumérisme (autant dire de passivité) ; de reaganisme avec ses gentilles lois anti-avortement ; de capitalisme marketé. Dix ans qu’on fait comprendre aux filles qu’elles sont belles quand elles se taisent. Disparues, enterrées Patti Smith, Siouxsie, Poly Styrene, ou Ari Up. Il y a bien L7 pour débroussailler à la hache les ronces qui se dressent sur leur chemin vers le succès, mais les groupes féminins sont rares et toutes ne rêvent pas de bûcheronnage.

Dans cette moitié d’humanité à qui on refuse le droit de s’amuser comme leurs petits copains, il y en a que ça énerve beaucoup. Ras le bol de se faire écraser les pompes, qu’elles soient ou non à talons. Ras le bol d’entendre « à poil » dès qu’une nana ose tenir une guitare. Ras le bol de la culture mainstream qui véhicule les clichés sexistes les plus éculés. Ras le bol du capitalisme qui exclut toutes les minorités. La colère est bonne conseillère. Il est temps d’inventer un rock féministe, anti-capitaliste, un rock qui s’empare de sujets peu exploités jusque là (l’inceste, le viol, les violences domestiques…), un punk rock pluriel et novateur, sans icône, sans tête de gondole. Le but sera de faire. DIY à tous les étages. Soit « Ouvre-la, n’importe comment, mais Ouvre-la ».

1991. Dans différents coins des USA, sans concertation préalable, telle une génération spontanée, des femmes vont se servir des méthodes testées par leurs aîné(e)s pour exister dans ce monde de brutes. A Olympia, dans l’Etat du Washington, et à Washington, DC, notamment, on assiste à la naissance d’une sous-culture aux références musicales communes, un rock tapageur qui laisse exprimer toute leur rage contenue. Kathleen Hanna, Kathi Wilcox et Tobi Vail fondent Bikini Kill. Allison Wolfe, Molly Neuman lancent Bratmobile, tandis que Tracey Sawyer et Corin Tucker créent Heavens to Betsy.

C’est une révolte ? Non, Sires. C’est une révolution !, ainsi que le proclame le bandeau qui barre le cœur noir sur la première démo du collectif, Revolution Girl Style Now ! Echange d’informations par le biais de fanzines (Girls Germs, Jigsaw, Chainsaw…), organisation de conférences, de concerts… Le but : inciter, inspirer. Et ça marche. Les riot grrrls essaiment, font des petites. Mouvant, tentaculaire, le mouvement tire sa force d’une multitude de cellules, décidées à promouvoir une culture destinée à rester underground, où l’on prône la solidarité entre femmes, le respect de l’individu, le refus de se vendre. Evidemment, de tels actes de rébellion ne plaisent pas à tout le monde : intimidations, agressions lors de concerts, elles résistent. Imaginez ces pauvres petites musiciennes fragiles exiger des mecs qu’ils reculent pour laisser les filles du public passer au premier rang, au nom de Girls to the front, et qu’ils obéissent ! (jetez un œil au court doc sur viméo.com/11737681 pour vous convaincre de leur ténacité).

Manon Labry connaît son sujet (pour y avoir consacré une thèse Le cas de la sous-culture punk féministe américaine. Vers une redéfinition de la relation dialectique «mainstream»-«underground» ?) et ne s’embarrasse pas ici de jargon universitaire pour dire tout le bien qu’elle en pense. Le ton est caustique, l’écriture vive et bien énervée dans cet essai subjectif, très drôle, rédigé à la première personne. En France, les riot grrrls demeuraient un mouvement mal connu qui méritait qu’on s’y intéresse avec fougue. Manon Labry prend parti pour la cause, resitue les obstacles, les questionnements qu’elles ont dû affronter, qui les ont fait plier, sans rompre. The Julie Ruin ou Sleater-Kinney sont les descendantes directes de ce combat. Elles attendent que leurs petites sœurs se joignent à la fête.

Rebel girl, rebel girl you are the queen of my world!

Riot grrrls : chronique d’une révolution punk féministe / Manon Labry. Zones, 2016

Chronique publiée dans New Noise n°35 – septembre-octobre 2016

Vendredi 13 de David Goodis

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Hart déambule dans la nuit glaciale de Philadelphie. Il est seul, sans le sou. Pas de quoi se payer un repas, pas de quoi s’acheter un manteau. Impossible de demander l’aide de quiconque. Il a commis le pire des crimes. Il est en cavale. La police à ses trousses ne sera pas tendre si elle le chope. S’il ne fait rien, il va crever de froid. Pas d’autre choix que de voler ce pardessus vert pomme sous le nez de ce vendeur condescendant et de se tirer à toutes jambes. Fuir. Pour aller où ? Germantown. Quartier tranquille. Les flics y sont moins présents qu’ailleurs. Des coups de feu. Un homme s’affale sur l’asphalte gelé, au beau milieu de la chaussée. Hart ne devrait pas s’en mêler. Il s’approche tout de même. Mortellement touché, le blessé a juste le temps de lui refiler un portefeuille rempli d’une somme rondelette avant de succomber. Pas d’autre choix que de le prendre. Puis de le rendre. A la bande de malfrats qui ne tarde pas à le retrouver et le séquestre pour de plus amples explications.

Haaa… (Re)lire David Goodis… Black Friday, paru aux USA en 1954, et pour la première fois en France, à la Série Noire en 55, valait bien une réédition dans une traduction révisée.

Le lecteur est happé dès les premières lignes, d’emblée projeté dans la tête de Hart, qui réagit plus qu’il n’agit face à un environnement hostile. Economie de mots. On le sait pourchassé, affamé, frigorifié. Pas acculé cependant au point de dépouiller plus misérable que lui-même. Aurait-il une conscience ? Quel méfait a-t-il commis ?

Hart s’adapte, sa survie en dépend. Il s’adapte aux circonstances parce qu’il ne peut faire autrement. Il manœuvre. Ses marges sont étroites. Obligé de se faire passer pour le plus impitoyable des criminels, il gagne la confiance des petites frappes qui l’ont recueilli. Il aura la vie sauve s’il est sanguinaire. S’il participe avec eux au casse qu’ils fomentent. S’il remplace Charley dans le lit de la grosse Frieda, et Dieu sait qu’elle ne lui fait pas envie, contrairement à Myrna, frêle beauté diaphane.

En dire plus dévoilerait inutilement une intrigue qui, si elle tient la route, n’est pas l’essentiel, comme toujours dans les romans de Goodis. Dans le roman noir, l’enjeu n’est pas là, mais dans les personnages. Hanté par un passé douloureux, aux conséquences inextricables, dans une Amérique qui ne tend pas la main aux plus faibles, Hart est emblématique des héros de Goodis. Il se débat, sans illusion. Son avenir est plombé par une fatalité dont il cherche à s’extraire mais sur laquelle il n’a aucune prise. La pente est savonneuse, la descente aux enfers inévitable. La vie est dure et puis on meurt.

Vendredi 13 / David Goodis. trad. de François Gromaire révisée par Isabelle Stoïanov. Gallimard (Folio policier), 2016