Paname underground de Zarca

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Sur une suggestion de Dina, sa frelonne, Zarca le personnage principal, auteur de son état, se met en tête l’idée altruiste de rédiger un guide de l’underground parisien, qu’il appellerait Paname Vice City. C’est vrai que ça pourrait être utile à celui qui déciderait de se faire une balade glauque de tous les lieux crades de la capitale. Et que ça ne demanderait au narrateur qu’un peu d’approfondissement, vu qu’il connaît déjà la plupart des milieux interlopes et des humains qui les peuplent, armée de déglingués, défoncés, amoureux de la nuit et des coins sombres.

Zarca se lance dans une déambulation pour repérage et collectage en règle de ce qui fait l’originalité des différents districts panamiens. Accompagné pour chaque promenade par un expert des divers microcosmes, il part en visite à la découverte de la faune indigène et donne de sa personne en goutant les spécialités locales, faut pas vexer l’autochtone. De Saint-Denis Street à la bastoche, on le suit dans une virée en immersion qui tourne à l’enfer et Paris prend des allures de Pandémonium. Dina meurt d’une overdose par intraveineuse alors qu’elle ne touchait pas à ça et la quête de Zarca se fait chemin de croix avec la vengeance comme horizon.

L’intrigue est un prétexte et ce concept de guide une invention habile. La fiction se mêle à une réalité que l’on devine et évite l’ennui d’une lecture didactique. N’empêche, c’est bien un portrait côte pile de la ville lumière que l’auteur dévoile, avec ses personnages et secteurs louches emblématiques, ceux qui, d’ordinaire, se cachent. Vingt-six chapitres comme autant de témoignages de vies décalées, souvent violentes, avec leurs codes et leurs langages. Et quelle langue ! Zarca la manipule, la tortille, la vénère et la réinvente en un mélange d’emprunt argotique et de création audacieuse autant que déférente. A Bezbar-La Pelcha, au marché aux voleurs : « Tout se vend, tout s’achète à Carotland. Le long du boulevard de la Chapelle et à la sortie du métro, tu croiseras aussi des vendeurs de Marlborobled » tandis que Rive gauche, dans la faf connexion : « Logan ressemble à un bonehead, avec son caillou rasé et ses tatouages zinas. Ce gars envoie des patates de forain » et qu’en ce qui concerne les Champs-Elysées, la plus belle avenue du monde : « seul un touriste jap ou un redneck de Floride peut te débiter une connerie pareille. » Alors, bien sûr, il arrive que certains termes nous échappent, mais on comble les trous comme quand on lit dans une langue (presque) étrangère, et ça ne gène pas le voyage.

Les charclos de Lariboisière, la « casbah de la faucheuse » prennent vie, comme les talonneuses des bars à putes, ou les participants des combats clandestins dans « les hangars à rabouins » de la porte d’Aubervilliers. Le tromé, les environs de la gare de l’est, « little Kaboul », la colline du crack de la porte de la Chapelle sont peuplés de fantômes, décharnés, dévastés. Zarca ne juge pas, croise autant de renois, de rabzas que de skins, qui ingurgitent tous autant de dope et d’alcool que leurs tripes et leurs zens peuvent en absorber. Ça schlingue, ça colle, et l’on descend du manège frappés par l’étrange et sulfureuse beauté qui surgit d’un tel chaos.

Paname underground / Zarca. Goutte d’or, 2017

Jake de Bryan Reardon

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La vie de Rachel et Simon Connolly bascule, un matin qui devait être comme n’importe quel autre. Ce jour-là, une fusillade éclate dans le lycée de leurs enfants, faisant treize morts. L’auteur des coups de feu, qui s’est suicidé à l’issue du carnage, n’est autre que Doug, un ado asocial et rejeté par tous sauf par Jake, leur fils de dix-sept ans. D’ailleurs, depuis la tuerie, Jake est introuvable. Son absence le désigne comme complice des meurtres.

Où est Jake ? Est-il blessé ? Est-il coupable ? Connaît-on jamais vraiment ses proches ? Telles sont les questions posées par ce roman fort et émouvant, dont l’originalité réside dans la structure du récit ainsi que dans le choix du personnage qui raconte l’histoire : Simon. Le père de Jake a choisi de s’occuper de la maison et de l’éducation des deux enfants du couple. Les rôles échus traditionnellement à l’homme et à la femme se trouvent inversés. Rachel travaille comme avocate et subvient aux besoins financiers de la famille ; Simon range les chaussettes et prépare les repas. C’est donc naturellement au père, ici focalisé sur l’intérieur du foyer, que l’auteur confie le soin de nous parler de Jake. Simon assume (presque) son statut. S’il est heureux de partager le quotidien de ses gosses, il a plus de mal à affronter le regard des autres, les sempiternelles remises en question concernant sa virilité, et l’étouffante fonction qui le prive de la fréquentation d’autres adultes, excepté les mères au foyer de son voisinage, banlieue tranquille et étriquée. Simon s’intéresse peu aux cancans ou aux gouters organisés par sa petite communauté. Sur ce point, Jake lui ressemble. C’est un gamin gentil mais réservé qui se fait peu d’amis et n’éprouve pas de plaisir à socialiser. Alors, quand le drame survient, le caractère introverti du jeune homme fait de lui un coupable idéal. Simon se demande quelle est sa part de responsabilité. A-t-il été un bon père ? Où a-t-il foiré, dans son éducation ? Jake a-t-il pu commettre un tel acte ? Comment peut-on douter de la chair de sa chair ?

L’histoire est composée en courts chapitres, tous écrits au présent, qui font alterner les jours suivant le massacre et des souvenirs de Simon dépeignant la personnalité de Jake, de sa naissance à ses dix-sept ans. Belle maîtrise du temps, qui permet à l’enquête d’avancer tout en enfermant Simon dans une sorte de labyrinthe mental. Il focalise sur des détails de leur vie passée, les tourne, les retourne, sans obtenir de réponses, et tandis que la presse harcèle sa famille, que les badauds campent devant chez eux, les accusant d’avoir élevé un monstre, la parano, l’angoisse et la peur d’avoir échoué dans sa tâche rapprochent le père de la folie. Reardon aurait pu faire de son histoire un thriller psychologisant. Tous les ingrédients pour faire pleurer la ménagère sont présents. Et si l’émotion est bien là, dans une fin particulièrement émouvante, il évite de jouer sur nos cordes trop sensibles pour mener une réflexion plus profonde et plus universelle sur l’état de l’Amérique, le rôle des medias et des réseaux sociaux, l’usure du couple, le confinement des rôles masculins et féminins dans des stéréotypes, les sentiments de culpabilité et d’échec que l’ont ressent tous, que l’on soit parent ou non…

Jake / Bryan Reardon. trad. de Flavia Robin. Gallimard (Série noire), 2018

Cobb tourne mal de Mike McCrary

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Remo Cobb est, de son propre aveu, un connard. Mais Remo Cobb va mourir, alors on lui pardonne. Disons qu’il a toutes les chances de se faire tuer dans les jours qui viennent, et pas de la plus douce façon. Si les frères Mashburn peuvent le faire souffrir un peu beaucoup par-dessus le marché, ils ne vont pas se priver. Faut dire qu’ils ont des raisons d’être en colère. Il y a des années de ça, Ferris, Chicken Wing et Dutch Mashburn ont fait le casse du siècle. Plus de trois millions de dollars raflés en quelques minutes dans l’attaque d’une banque. Bon, ils ont dessoudé les seize témoins présents à l’occasion, flingués alors qu’ils étaient allongés face contre terre. On fait pas d’omelette sans casser des œufs. N’empêche, quand Dutch s’est fait choper, d’aucuns auraient pu lui reprocher son trop grand enthousiasme. Alors il a pris pour sa défense le meilleur avocat de tout New-York, Remo Cobb, celui qui ne rate jamais un procès. Sauf quand il décide de rater un procès. Et de leur piquer leur fric, en plus. Dutch vient de sortir de prison. Le trio Mashburn est réuni à nouveau et il est très très énervé…

Jubilatoire, captivant, délirant, on n’en finirait pas de trouver des superlatifs à ce roman totalement déjanté tellement McCrary maîtrise l’art du suspense, de l’action et de l’humour le plus noir. Ecrites au présent, les scènes s’enchaînent au rythme des balles perdues. Ça flingue dans tous les coins et plus c’est gros, plus ça passe. Au fur et à mesure que l’étau se resserre, Remo, accro au cocktail alcool + speed, perd (un peu) de son arrogance, mais pas de sa superbe, et surtout conserve tout du long l’art de l’éloquence, des reparties cinglantes qui l’ont rendu célèbre au barreau. Les personnages et les intrigues secondaires, hauts en couleur, en rajoutent une couche dans la démesure. McCrary semble n’avoir eu aucune autre prétention que livrer un roman d’action palpitant, et on en redemande. Ça tombe bien, il a fait revenir Cobb dans plusieurs de ses romans. Reste à attendre leur traduction en français.

Cobb tourne mal / Mike McCrary. trad. Christophe Cuq. Gallmeister (Neo noire), 2017

Plus jamais seul de Caryl Férey

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Après Plutôt crever, et La jambe gauche de Joe Strummer, Caryl Férey signe le retour gagnant de Mc Cash, son Irlandais borgne, l’ex flic à l’âme déchiquetée et au sale caractère. Enfin gagnant… pour le lecteur, hein, parce que pour Mc Cash, c’est une autre paire de manches. Son œil manquant lui fait toujours souffrir le martyr, sa vue se dégrade et le voilà embarqué dans une sale affaire, comprendre comment et pourquoi son pote Marco a péri en mer, heurté par un cargo dans la méditerranée. Surtout qu’à bord du voilier se trouvait Angélique, son amour de toujours. Le cœur de Mc Cash, ne lui en déplaise, est grand comme la mer et gros comme une tempête. Ses émotions font des vagues et sous son bandeau de pirate perlent autant de pus que de larmes.

Plus jamais seul. Parce qu’il devra toujours veiller sur sa fille ado dont il a hérité sur le tard et apprend à aimer ? Ou « plus jamais seul avec une bastos dans la gueule », ainsi que le clame Spoke Orchestra, dont la musique rythme le roman tout du long ? Les deux, mon capitaine. Deux extrêmes et rien de mièvre. Pas de temps mort et quelques morts sur la route qui mènera Mc Cash jusqu’en Grèce.

Caryl Férey en profite pour régler son compte aux profiteurs de crise dans une diatribe assassine, un récit porté par une rage manifeste, efficace car subtile, sur fond de trafic d’êtres humains. L’injustice, le sort réservé aux femmes et aux déshérités de notre joli monde continuent d’agacer le fougueux breton et l’on retrouve les emportements féroces qui font la force de ses romans, de ses héros kamikazes à force d’être désespérés. On se bat avec le géant cyclope, on rit de ses reparties cinglantes d’ours mal léché. On est triste avec lui de l’état de notre humanité. On est surtout touchés par la grâce délicate qu’il déploie envers celle qui comptera désormais plus que tout, sa fille.

Mc Cash et Alice s’apprivoisent lentement, leurs sentiments s’affirment, au cours de promenades sur la plage sous des ciels si bas, ou de longs trajets en voiture qui ne sont pas sans rappeler la belle relation entre un homme mûr un rien foutraque et une gamine un peu perdue, une autre Alice, celle de La sirène rouge de Dantec.

Plus jamais seul / Caryl Férey. Gallimard (Série noire), 2018

La terreur de Jean-Clément Martin

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Liberté, égalité, fraternité, ou la mort

La collection Vérités et légendes, chez Perrin, s’empare de grands thèmes historiques et interroge nos certitudes à leur propos. Démonter les mythes, présenter les derniers points de vue, proposer une synthèse des débats les plus récents, voilà à quoi s’attache Jean-Clément Martin au sujet de la terreur, dans un travail de vulgarisation très pédagogique. Objet d’exagérations et d’approximations, il faut bien dire que la terreur se prête volontiers à l’exercice. A-t-elle été un mal nécessaire, combien a-t-elle fait de victimes ?

Et première question d’entre toutes : a-t-elle seulement existé ? Rien de moins sûr, selon J.C. Martin, qui souligne qu’elle « aurait été » promulguée le 5 septembre 1793, mais que s’il est généralement admis qu’elle se clôt à la mort de Robespierre, elle ne figure dans aucun texte de loi avant la date du découpage de ce dernier en deux morceaux, le 27 juillet 1794. Robespierre le sanguinaire n’aurait donc pas, en tout cas pas officiellement, et pas à lui seul, instauré la Terreur (faut-il d’ailleurs l’écrire avec une majuscule ?) comme forme de gouvernement.

Réprimer sévèrement ses ennemis, faire de leur exécution publique des exemples, voilà qui, de toute façon, n’était pas nouveau dans l’Histoire. Ces méthodes furent couramment utilisées par les Rois de France et l’Eglise au cours du 17 et 18ème siècle ; sorcières, intrigants ou nègres ayant souvent fait les frais de l’effroi. Une première vague de Terreur révolutionnaire aurait d’ailleurs fait couler beaucoup de sang en 1791 et 1792, date à laquelle Guillotin conçoit son engin célèbre afin de soulager les condamnés. En septembre 93, Robespierre n’instaure pas la Terreur ; à cette période, la violence est une demande des Sans Culottes et des Jacobins les plus radicaux à laquelle se plie la Convention. Celle-ci cherche à asseoir sa légitimité contestée en donnant aux représentants « directs » du Peuple ce qu’ils veulent. Les tensions sont fortes entre les forces en présence.

Ce n’est qu’en 1794 que Robespierre, mettant fin à de nombreuses exactions perpétrées en régions, en marge de la légalité, institue « la Convention nationale comme le centre unique de l’impulsion du gouvernement ». En décembre, la Convention suspend la Constitution et confisque tous les pouvoirs sans contrepartie. C’est ainsi la concentration des pouvoirs qui change le rapport à la Terreur, qui crée les conditions pour qu’un homme, Robespierre, en soit tenu pour seul coupable. Sa personnalité, intransigeante en diable ; ses menaces larvées contre les athées lorsqu’il érige la fête de l’Etre Suprême ; ses erreurs tactiques, font que beaucoup chercheront, de son vivant et ensuite, à altérer son image, le faisant unique responsable des exécutions capitales. Mais ce n’est là qu’une des nombreux points sur lequel l’auteur s’efforce d’apporter un éclairage.

Composé de courts chapitres, agrémentés de beaucoup d’exemples et contre argumentaires, le livre de J.C. Martin revisite la « légende » de la Terreur, source encore aujourd’hui de multiples fantasmes. Sans réhabiliter le personnage de Robespierre, il l’éloigne du tyran sanguinaire, devenu fou, détenteur à lui seul d’un pouvoir démesuré, coupable à lui seul d’un carnage inscrit dans la loi. Il rappelle aussi que la Terreur a été, et reste, un instrument pratique pour rejeter en bloc toute la Révolution.

La terreur / Jean-Clément Martin. Perrin (Vérités et légendes), 2017