Racket de Dominique Manotti

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Il est des lectures qui ne font pas plaisir. Et je ne parle pas du plaisir de lecture, qui est ici énorme. Je parle du sentiment profond de découragement, d’écœurement que l’on ressent en découvrant les manipulations ou les méthodes expéditives du monde de la finance internationale détaillées dans Racket. On le savait, hein, que les requins mordent et que leurs dents sont longues, mais Manotti a l’art de mettre du sel sur les plaies.

En s’emparant de l’histoire du braquage d’Alstom, devenue Orstram sous sa plume, par une entreprise américaine en 2014, elle fait beaucoup plus que nous rappeler cette anecdote, presque oubliée. Parce que ses personnages sont incarnés, ne sont pas de simples coquilles vides mais ressentent, agissent, vivent, elle nous fait saisir l’ampleur du désastre ainsi que  les conséquences de certaines méthodes abjectes sur ceux qui les subissent. Chantage, intimidation, corruption, meurtre, ceux qui veulent encore plus de pouvoir et d’argent sont prêts à tout. Et Noria Ghozali, à qui l’enquête est confiée, et malgré la détermination dont elle fait preuve, est toujours en retard d’une magouille, d’autant qu’elle se heurte à l’immobilisme de ses donneurs d’ordre, incapables de prendre la mesure de ce qui se trame sous leurs yeux. PDG calculateur, sûr d’être intouchable ; collaborateur arriviste et vénal ; politiques incompétents et/ou serviles ; hauts fonctionnaires cyniques… chacun a sa place dans la mécanique et joue son rôle au mieux de ses intérêts personnels. Le constat est tristement sans appel : inutile de lutter, les dès sont pipés, la partie est perdue d’avance.

Il faut un immense talent pour parvenir à décortiquer les ressorts politico-économiques et les présenter simplement, sans perdre le lecteur. Manotti y parvient, l’air de rien, sans lourdeurs, par le biais d’une intrigue bien ficelée. Si elle nous sait néophytes, la dame a confiance en nous, en notre intelligence. En ces temps où d’autres s’adressent à nos temps de cerveau disponible pour nous vendre des lessives, voilà qui est particulièrement réjouissant.

Pour son entrée à equinox, la nouvelle collection de romans noirs créée par Aurélien Masson, elle prouve qu’elle est toujours aussi percutante, et énervée.

Racket / Dominique Manotti. Les Arènes (equinox), 2018

BettieBook de Frédéric Ciriez

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Stéphane Sorge est un critique littéraire reconnu et craint. SS pour ses ennemis, Super Style pour les autres, « il se vante de n’avoir aucun ami écrivain. » La quarantaine installée, il tue pour un bon mot. Sa vanité n’a d’égale que sa mauvaise foi, démesurée. Il rédige en free lance ses mauvaises humeurs dans la presse intello que plus personne ne lit, et ne rechigne pas, sous pseudo, à faire des piges pour Télé 2 semaines. Il aime la belle langue, qu’il manie à merveille, et l’argent. Il revend chez Gibert les livres qu’il reçoit en service de presse. Ces livres, il a de plus en plus de mal à en venir à bout. Leur préfère Détective. Le dernier Mark Z. Danielewski, La clinique des mots ? Il en a perdu les épreuves dans le train, sans l’avoir achevé. Il en rédige tout de même une chronique, à partir d’extraits de phrases copiées-collées sur la toile. Surréaliste, stupide, elle ne passe pas inaperçue. Sa patronne du Monde des Livres le met sur la touche. Les réseaux sociaux s’emballent.

Bettie Leroy est booktubeuse. Esthéticienne à Melun, elle devient sur le net BettieBook. Parce qu’elle « adore nous donner son ressenti en vidéo. » L’accroche de son site : « BettieBook, lectrice et petite souris qui voit tout, tout, tout. Suis-moi dans la maison des livres » plaît à ses 30 000 followers. Sa spécialité ? Les dystopies Young Adult, les « livres qui font plus peur que les films. » Elle se met en scène, dans sa chambre. Se filme lors de séances de Unboxing. Interroge ses auteurs préférés de trois questions ineptes. Elle est jeune, elle est belle. Elle plaît.

« Elle aimerait monter. Il descend. »

En faisant se croiser deux personnages qui n’auraient jamais dû se rencontrer, qui vivent dans des univers parallèles, Frédéric Ciriez dresse une satire jubilatoire du petit monde littéraire. Ancien et nouveau monde s’écharpent joyeusement et l’on se garde bien de prendre parti pour une cause, tant leurs représentants sont peu aimables. A coup de punchlines, de courts paragraphes aux allures d’aphorismes, il égratigne avec une joie non feinte le microcosme (parisien) des gens qui jugent. Lui : « Les rivalités sont plus fréquentes que le talent dans le monde littéraire. » Elle : Je ne lis pas le Monde des Livres, je l’habite. » Pas mal, hein ?

Attachés de presse, auteurs en mal de reconnaissance, éditeurs sournois, personne n’est épargné sous la plume aiguisée et précise de Ciriez. Tirer la couverture, rester à la page à tout prix, toutes les manigances sont bonnes, tous les forfaits, toutes les bassesses. Pas joli joli. Tant pis, l’important, c’est de faire parler de soi. SOi. SOI. Et la littérature, me direz-vous ? Elle va bien, merci. Grâce à, ou malgré, ceux qui se targuent de la défendre. En tout cas, dans le cas de BettieBook, elle est très en forme.

BettieBook / Frédéric Ciriez. Gallimard (Verticales), 2018

Ceci est mon corps de Patrick Michael Finn

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C’est l’histoire d’un dérapage, d’un basculement. D’une entrée précipitée dans l’âge adulte, lors d’une nuit cauchemardesque à la suite de laquelle tout retour en arrière sera impossible. C’est l’histoire de Suzy Kosasovich, 14 ans, une jeune fille trop sage qui se rêve déjà grande. Suzy s’ennuie à Joliet, petite bourgade sans charme de l’Illinois, à cinquante bornes de Chicago. Elle se fantasme femme. Qu’on la regarde enfin. A son cou pend la relique de sainte Rufine, donnée par sa grand-mère, très pieuse comme toute sa communauté. A la place, c’est le beau Joey Korosa qu’elle voudrait niché entre ses seins. Le soir du Vendredi saint, comme tous les ans, Fat Kuputzniak, tenancier du Zimne Piwo Club, commémore la mort de sa sœur. Ce soir-là, il sert de l’alcool à qui veut se joindre à lui, même aux ados. Ça tombe bien, c’est le soir où leurs pères et leurs oncles font des heures sup à l’usine. Cette année, Suzy ira au bar, seule. Elle obtiendra ce qu’elle désire, tellement plus.

Alcool, hormones, groupe, absence d’adultes et de repères. Le cocktail explosif plonge l’assemblée avide de sexe, de défonce, de bravade dans le chaos. La force du roman de Finn tient dans l’exploration des sentiments de Suzy à mesure que les événements prennent une sale tournure. Il n’en fait pas la sempiternelle oie blanche abusée par le vilain bad boy. Suzy participe. Elle veut qu’on la remarque, cesser d’être transparente aux yeux du populaire et plus âgé Joey. Et elle sait très bien quoi faire pour y parvenir. On suit le fil, le déferlement de folie au rythme de son introspection, de ses pensées qui analysent logiquement la situation et qui amenuisent cruellement l’atrocité des actes qui se passent sous ses yeux. Elle se découvre méchante, obscène autant que naïve. C’est le lecteur, adulte, qui a conscience de la dimension monstrueuse de ce qu’elle subit. Elle ne s’en rend pas compte, se défend, en tout cas, d’en être affectée. Finn est très subtil dans sa peinture des relations et de la psychologie adolescentes. Il ne juge pas. Personne ne force personne. Enfin, pas de manière frontale. Aucun de ses personnages n’a de véritable libre arbitre. Chacun subit la pression de la meute, s’oblige à se fondre dans l’image qu’on attend de lui. Chacun se punit de n’être pas assez un autre, repousse les limites, (auto)destructeur sans s’en apercevoir, sans en être complètement responsable. Il dit si bien cet âge où l’on ignore encore que la construction de soi passe par la dignité, le respect, l’empathie, et que la maturité ne se mesure pas au nombre de bières ingurgitées ou au don précoce de son corps.

C’est un récit terrible, d’une noirceur absolue, d’un réalisme bouleversant. C’est l’histoire d’une nuit initiatique qui dégénère, à Joliet, sans précision de date. Une plongée dans l’horreur qui aurait pu se passer n’importe où, n’importe quand. Atemporelle, déchirante, qui fait mal. Parce qu’on sait bien, au fond, qu’on aurait tous pu la vivre, cette nuit-là.

Ceci est mon corps / Patrick Michael Finn. trad. de Yoko Lacour. Les Arènes (equinox), 2018

Hével de Patrick Pécherot

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C’est Gus qui raconte. Au début de l’année 1958, il parcourait le Jura dans un Citron hors d’âge. Avec André, ils se relayaient – un coup tu dors, un coup tu conduis – au volant du camion. Ils livraient leur marchandise – caisses de pinard ou autres – à qui voulait bien commander leurs services. En chemin, des inscriptions dégoulinantes de peinture fraîche Algérie française leur rappelaient sporadiquement, s’il le fallait, qu’on était en plein « événements ». Le jeune frère d’André, engagé, s’était fait dessouder dans le djebel par les Fellags, alors pas besoin d’enfoncer le couteau dans la plaie, on était tous d’accord, hein, les Arabes, fallait pas s’y fier. Ceux qui étaient, là, dans le coin, à piquer le boulot des bons Français feraient mieux de garder profil bas.

C’est Gus qui raconte, donc. On est en 2018. Il livre ses souvenirs à un écrivain enquêtant sur cette période et sur un meurtre survenu il y soixante ans de ça. Gus est roublard, gouailleur, cabot et vieux. Il s’amuse à balader son interlocuteur, à le secouer. Sa mémoire est-elle fiable ? Cache-t-il des éléments clés ?

On est dedans, en tout cas. Dans cette France, encore d’après-guerre, toujours en guerre. En plein dedans. La chicorée Leroux, les clopes au coin des becs, le museau ou le poireau vinaigrette, et Gabin… Les convictions ici, les tortures là-bas… Le verbe haut, Pécherot dit les bassesses. L’argot claque. Les dialogues retracent les débats populaires. On apprend tant, si finement. On ressent tant.

A travers Gus, tout en verve et bons mots, habile manipulateur, magnifique conteur, Pécherot brouille les pistes, plonge le lecteur dans le gris. En faisant se télescoper deux époques, il ébranle nos certitudes. En alternant les points de vue, il nous fait emprunter une route en pointillés. Rien n’est jamais noir ou blanc. On nage en plein hével, (buée, fumée en hébreu), dans ce roman au titre emprunté à l’Ancien Testament, dans cette réalité éphémère, illusoire, absurde. Les terroristes d’hier sont les héros de demain, voilà l’unique postulat qui ne change pas, pour le reste… Les manuels d’Histoire sont remplis de vérités, versatiles selon les perspectives, mouvantes avec le temps qui passe. Plusieurs décennies plus tard, après tant d’autres sales guerres, les évidences, il faut s’en méfier. Et des héros aussi. Seuls les actes sont héroïques, pas les hommes.

Hével / Patrick Pécherot. Gallimard (Série noire), 2018

 

Le pouvoir de Naomi Alderman

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Simone, sors de ce corps 

Prenons comme point de départ un monde patriarcal lambda. Les femmes sont sous le joug des hommes, dominées, traitées avec condescendance, rabaissées au rang d’épouse et mère dans le meilleur des cas ; battues, invisibles dans le pire. Imaginons que ces dames se voient attribuer le pouvoir, sous la forme d’un fuseau logé le long de leur clavicule, capable de lancer des arcs électriques puissants au point de tuer. Ne s’en serviraient-elles pas alors contre leurs oppresseurs ? Les rapports de force n’en seraient-ils pas bouleversés ? Et surtout, le monde en serait-il meilleur ?

Voilà l’hypothèse introductive du roman de Naomi Alderman. En pleine guérilla #balancetonporc, on peut dire que le livre de la demoiselle, écrit bien avant la polémique assurément, tombe à point nommé. L’auteur suit le parcours de personnages, devenus emblématiques, et observe les changements sociétaux qu’ils subissent ou organisent. Roxy, fille d’un mafieux anglais, cherche à venger sa mère, assassinée sous ses yeux. Margot, politicienne américaine, découvre qu’elle a le pouvoir grâce à sa fille Jocelyn. Allie tue son beau-père pervers et fonde une religion, où elle devient Mère Eve. Tunde, un jeune journaliste, est le témoin neutre qui suit l’évolution du mouvement partout sur la planète et poste ses reportages sur internet. Et que croyez-vous qu’il arriv(er)a ?

Sans dévoiler l’intrigue, disons que Naomi Alderman est une féministe universaliste. Ça ne vous dit rien ? C’est une branche du féminisme, à l’inverse du féminisme différentialiste, qui place l’individu(e) au centre, prône l’égalité des sexes en se fondant sur ce qui rassemble hommes et femmes et non ce qui les différencie. Découlant de cette théorie, classer les femmes dans la catégorie des « douces » parce qu’elles sont des filles n’a aucun fondement, relève du fantasme, et c’est surtout bien pratique pour les maintenir en servitude. Chacun(e) est capable du pire et du meilleur, peu importe son genre et donner du pouvoir à une seule moitié de l’humanité n’est pas souhaitable. Car le pouvoir corrompt.

Corporatisme, communautarisme, fanatisme religieux donnent lieu ici à des scènes d’une violence inouïe et aucun des protagonistes ne sort grandi de l’aventure. Un univers dictatorial où l’on a peur de ce que l’on est au fond de soi, sans y pouvoir rien, ne fait pas franchement envie. Terrorisme, lynchages, exécutions sommaires servent partout des dirigeantes corrompues, guidées par leurs plus bas instincts, avides de conserver leur pouvoir.

Et si finalement cette société en guerre permanente avait été détruite, anéantie sous le propre chaos qu’elle avait engendré ? Si cette histoire avait eu lieu il y a plusieurs milliers d’années et qu’on en soit aujourd’hui à une société matriarcale, apaisée mais sexuellement cloisonnée, où les femmes, habituées au pouvoir, en abuseraient, trouveraient normal de considérer les hommes comme des êtres faibles, incapables d’agressivité ?

Alors là, on ne saurait plus quoi penser. Il n’y aurait plus qu’à tout reprendre du début, fonder une nouvelle ère où chacun trouverait sa place, dans le calme et la sérénité, où on irait vers un avenir meilleur, ensemble.

Le pouvoir / Naomi Alderman. trad. de Christine Barbaste. Calmann-Lévy, 2018