C’est la viande qui fait ça de Heptanes Fraxion

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Dans son deuxième recueil, Heptanes Fraxion, mec du XXe siècle qui rêve de slows et de machines à écrire, continue de transcender le quotidien de ses poèmes lumineux, sur les ombres des recoins de bars, les minuscules riens du réel, sur les cabossés, les niqués.

Quelques traits esquissés pour planter le décor, des vers pour dire tout le monde, il remplit le vide avec des morceaux de phrases, un rythme qui fait chanter les sons.

Bienveillance de misanthrope, tendresse d’ours, on dirait qu’il n’y a que lui qu’il n’épargne pas, même tout nu [il est] mal fringué. Les autres, il les observe avec mansuétude. Les Mina, les Angèle, il les aime, il couche des mots sur le papier pour elles. Pour une petite sœur, il écrit L’infinie finesse du moindre de ses gestes fait carrément kiffer les fées. On n’est jamais à l’abri de faire une belle rencontre, même si les gens sont laids ou alors c’est moi. A un coin de rue, un vieux dont même la béquille boîte, ou une nana obèse en nage.

Ses bouts de formules comme des sentences, il ne les colle pas que sur les vitrines des villes, les réverbères (en vrai), mais aussi dans ta gueule, comme des caresses un peu rugueuses.

Il y a les cris des embrouilles, les odeurs de fleurs et de sueur, de la matière fécale sur les poignées de porte. Il y a du cul, des ex, des futurs. Il y a des pères et des fils, des tu, des je, des nous surtout. Il y a de la vie, quoi.

C’est la viande qui fait ça / Heptanes Fraxion. Cormor en nuptial, 2019

Putain d’Olivia de Mark SaFranko

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Nouvelle traduction de Putain d’Olivia, déjà proposée par la regrettée maison d’édition 13e Note en 2009, ce roman, initialement paru aux Etats-Unis en 2005, met en scène pour la première fois Max Zajack, personnage qui apparaîtra par la suite dans quatre autres romans et un recueil de nouvelles, devenant le centre de l’œuvre de SaFranko.

Or Max, alter ego de Mark, est-il vraiment une figure fictionnelle ? Autrement dit, Putain d’Olivia est-il un roman ou une autobiographie ? L’illusion est entretenue par la forme choisie, une narration construite à la première personne, racontée de l’intérieur, renforçant le sentiment de réel. De cette ambivalence, entre autre, naît la puissance du livre. Bien sûr, peu importe le degré de vérité qu’il contient. SaFranko écrit bien de la littérature, mais il prévient, ce qu’on va lire, on va le ressentir avec les tripes, sans distance apparente, on va tout prendre pour argent comptant, ça va faire mal, et c’est ça qui sera bon. Il faut un talent immense pour utiliser le prosaïsme du quotidien comme matériau primaire et façonner cette glaise en objet d’art. Et ici, l’art n’est pas fait pour être joli. Il retrace simplement une expérience humaine, la transcende, la tire vers l’universel en ce qu’elle nous raconte, nous.

Max n’a rien d’exceptionnel, nous dit Mark. Il n’est même pas très sympathique. Egocentré à l’extrême, il se contente de petits boulots parce qu’il est sûr d’avoir un destin, il sera un écrivain hors du commun. Enfin, dès qu’il s’y mettra sérieusement. Mais ça demande de la ténacité, et une forme de courage dont il est dépourvu, au début. C’est plus facile de se plaindre, de remettre à plus tard, de limiter ses activités à glander, picoler, et baiser Olivia.

Au départ, leur union semble fonctionner. Ils baisent, elle travaille, ils baisent, elle démissionne, ils baisent, il trouve un job… Rapidement, la relation se détériore et menace de dévorer les deux amants. Les engueulades se succèdent, à propos de tout et rien, suivies de réconciliations éphémères. Olivia fait ressortir le pire chez Max, la violence, la mesquinerie, la haine. Telle une drogue, elle instille sa nocivité dans ses veines. Dépendant, il voudrait se désintoxiquer, mais impossible de se passer de sa dose, il y revient toujours, incapable de vivre ni avec ni sans.

Bukowski avait l’alcool, Rob Roberge la dope, l’addiction de Max a pour nom Olivia. Comme eux, il lui faudra atteindre un sommet de désespoir, frôler l’overdose, pour enfin créer une œuvre, écrire au bout du compte, écrire malgré tout, et ainsi se sauver.

Qu’y-a-t-il de vrai dans la description de leur relation ? Max est-il digne de confiance ? Seul son point de vue est rapporté, alors comment savoir ? D’autant qu’on l’imagine assez capable de ne nous dire que ce qui l’arrange. Quoiqu’il en soit, si Max est un double de Mark, alors il y en a bien un des deux qui ment, et qui est bel et bien quelqu’un d’exceptionnel.

Putain d’Olivia / Mark SaFranko. trad. de Annie Brun. La Dragonne, 2019

Le karaté est un état d’esprit de Harry Crews

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Après avoir bourlingué des années à travers les Etats-Unis, John Kaimon pose ses fesses sur une plage de Floride. Là, il observe le drôle de comportement d’une bande d’allumés. Karatékas aux ordres d’un certain Belt, la troupe enchaîne entrainements et combats, sans retenir les coups. Fasciné, notamment par Gaye Nell Odell, somptueuse blonde athlétique, il décide d’intégrer la troupe.

Quatrième roman de Harry Crews, publié pour la première fois en 1971, Le karaté est un état d’esprit, méritait une traduction tant il est porteur des thèmes et obsessions de l’auteur et s’intègre, telle une pierre de soutènement, dans son œuvre hallucinée. Bizarre, décalé, violent, le groupuscule en marge qu’il décrit forme communauté contre le reste du monde, avec son éthique et ses propres codes, qui sont le reflet, en creux, de normes sociales tout aussi violentes et bizarres.

L’étrangeté atteint son apogée lors de la scène finale. La fête du 4 juillet, célébration de l’Amérique s’il en est, rassemble une foule immense venue assister à l’élection de la Reine de beauté. Les filles exposent leurs bikinis depuis un mobil home. Tous veulent voir. Queues interminables de voitures, engueulades, bousculades, bagarres, enfants écrabouillés… Poésie noire, humour grinçant, le bon peuple laisse exploser ses instincts primaires et rejoint, non sans ironie, la soi-disant cohorte des freaks et des déviants.

On sourit beaucoup, en prenant garde à ne pas dévoiler ses dents, de peur de se les faire déchausser d’un coup de pied circulaire qu’on n’aurait pas vu venir.

Le karaté est un état d’esprit / Harry Crews. trad. de Patrick Raynal. Sonatine, 2019 

Le dernier thriller norvégien de Luc Chomarat

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Delafeuille, employé par les éditions Mirage, se rend au Danemark afin de négocier les droits de traduction du dernier roman d’Olaf Grundozwkzson. Surfant sur la vague du polar nordique, l’auteur a rencontré un succès mondial avec ses précédents livres. Ses ventes se hissent à la hauteur d’un Nesbo ou d’un Larsson. Le dernier thriller norvégien est assuré de devenir un best seller. Aussi, Delafeuille n’est pas seul sur le coup, Murnau et Gorki ont également fait le voyage pour tenter leur chance. Dans le même temps, l’Esquimau terrorise Copenhague et vient de faire une sixième victime. L’inspecteur Bjonborg enquête.

Jusque là, tout va bien. La structure, les personnages se mettent en place. On est dans un polar classique (plus ou moins), si l’on fait fi du ton léger, des descriptions cocasses et des réflexions désopilantes de l’éditeur désabusé. Mais on est surtout dans du Chomarat, hein, alors forcément tout se met très vite à déraper. Sherlock Holmes se joint au groupe, oui le vrai détective so british, et Delafeuille trouve dans sa chambre d’hôtel le manuscrit, en français, du dernier thriller norvégien. Il se met donc à lire le roman et découvre qu’il en est un des protagonistes et que tout ce qui lui arrive(ra) est noté dans ses pages. Habile mise en abîme qui permet à Chomarat de balader son lecteur entre réalité et fiction, de décortiquer sous ses yeux ce qu’est une construction littéraire en s’appropriant pour mieux s’en moquer tous les poncifs liés à ces séries policières pas toujours d’une grande finesse.

L’absurdité est de mise tout du long et donne lieu à des scènes où l’on ne peut s’empêcher de pouffer face aux déboires des personnages, complètement empêtrés dans le fil de l’histoire, marionnettes d’un auteur omniscient qui se joue d’eux. Chomarat se permet tout, jusqu’à faire dire Delafeuille à Holmes, à un moment critique : « tenez bon, la fin du chapitre n’est plus très loin », jusqu’à leur faire lutter contre un langage ordurier qu’ils désapprouvent durant quelques répliques, changer de temps, passer du « il » au « je » simplement parce qu’il en a le droit, en tant qu’auteur. Tout est décomposé, en équilibre instable, et se lit tambour battant, à l’image de quelqu’un qui, sous l’œil hilare de témoins, court pour éviter de tomber, et qu’on ne sait s’il va se redresser ou se vautrer.

Tout est drôle, les noms, les dialogues, les péripéties, et n’empêche pas l’air de rien une réflexion profonde sur l’avenir de la littérature et du livre papier, sur la place de l’écrivain, dont « le rôle est d’introduire le doute là où il y avait certitude. Un peu le contraire du politicien. » C’est terriblement fin, virtuose, intelligent et prouve une nouvelle fois que, contrairement à certaines productions littéraires écrites à la va-vite, Chomarat ne prend par ses lecteurs pour des imbéciles.

Le dernier thriller norvégien / Luc Chomarat. La manufacture de livres, 2019