Le titre du roman de Thierry Tuborg

titre roman

Un auteur se demandant comment il pourrait nommer l’oeuvre qu’il est en train d’écrire, tel est le fil rouge, la ligne de crête du dernier livre de Thierry Tuborg, dans lequel, comme à son habitude, il se met en scène. Tergiversations, doutes, éliminations de diverses possibilités – trop racoleuses, invendables, trompeuses – l’amènent à choisir pour titre Le titre du roman. En plus d’être drôle, ce nom, prenant par surprise ses lecteurs assidus ( qui s’attendaient à lire le tome 2 de Ne plus écrire publié l’année dernière) sonne en fin de compte comme une évidence. (Pour savoir comment il en arrive à cette conclusion, vous n’avez qu’à lire, non mais ho!)

Ce cheminement m’a fait penser au titre de la fameuse chanson d’un autre punk non moins fameux, « Blank Generation », de Richard Hell. Au départ, un trait sur un tee-shirt dans la phrase I belong to the ——— generation, un blanc, un vide laissé là pour que le public le remplisse à sa convenance, qui avait fini, mise en abîme manifeste, à donner le nom au morceau. Concours de circonstance, trouvaille géniale comme pour Le titre du roman, non ? Vous ne trouvez pas ? Pas grave, je me comprends. J’ai bien le droit de digresser, c’est mon blog, et c’est ma chronique après tout, je fais ce que je veux. Tuborg ne se prive pas, lui, de prétendre avoir écrit un roman quand on a dans les mains un récit de vie, ni de faire des associations d’idées. Il navigue de souvenirs en points de vue sur le monde tel qu’il va, de son passé d’employé saisonnier dans un village de vacances il y a longtemps à son présent à Bordeaux. Entre ces deux espaces temps, une rencontre qui a changé sa vie, un amour qu’il n’espérait pas et, tout du long, l’exploration de ce sentiment nouveau, profond.

On ne peut qu’être touché par la sincérité avec laquelle il livre ses émotions naissantes, le portrait qu’il fait de sa belle, de celle qui l’a révélé à lui-même, un rescapé qui l’a échappé belle, un ours mal léché s’extasiant de son nouveau statut d’animal de compagnie. C’est joyeux, plein d’autodérision et d’aveux de faiblesse, rempli de vieilles maladresses et promesses à venir.

C’est tuborguien, quoi.

Le titre du roman / Thierry Tuborg. Editions Relatives, 2020

September September de Shelby Foote

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Septembre 1957.

Dans l’Arkansas, le gouverneur refuse à neufs collégiens noirs d’intégrer leur école, malgré la récente loi, édictée par Eisenhower, leur permettant de suivre leur scolarité dans le même établissement que les blancs.

A Memphis, trois gangsters à la petite semaine fomentent le plan de leur vie, enlever Teddy Kinship, huit ans, sur la route de son école, et le séquestrer dans une maison louée sous un faux prétexte, à l’écart de tout, le temps de récupérer la rançon. C’est Podjo qui dirige les opérations. Il a de la bouteille et les pieds sur terre. Joueur quasi professionnel, il sait garder la tête froide et la main. C’est Rufus qui a eu cette idée géniale, mais ils ont besoin d’un cerveau, lui qui pense le plus souvent avec un autre de ses organes, surtout quand Reeny est à portée de main. Reeny, c’est sa nana, belle et insatiable, même si elle a quelques années de plus que lui.

Nous serions donc dans un roman noir des plus classiques si Foote ne proposait pas un fait inhabituel, exposant par là-même un tableau et une lecture inédits de l’histoire des Etats-Unis : les malfrats s’avèrent être blancs, tandis que le gosse est issu de la bourgeoisie noire. En inversant les rôles traditionnellement échus aux protagonistes de ce genre de récit, il explore des ressorts neufs à l’oeuvre dans la société américaine.

C’est sur fond d’émeute raciale en Arkansas donc, que les personnages suivent à la télé et dans les journaux, que l’auteur plante son décor. Les forces de l’ordre tentent de faire respecter les consignes, tandis que les neuf étudiants s’exposent au lynchage de la foule. Le contexte, logiquement, devrait faire ressortir des sentiments évidents dans chacune des communautés. Il n’en est rien. A travers la famille de Teddy, Foote démontre la complexité du monde et démonte les idées toutes faites.

Le père de Teddy, Eben, a réussi en étant embauché dans la société comptable de son beau-père Daddy. Sous le surnom affectueux se cache un bourgeois fortuné, propriétaire de nombreux logements qu’il loue, notamment à son gendre. Eben a toujours été dans son ombre, soucieux de plaire à celui le nourrit, comme un chien. Il a toujours été un pion, aux ordres. Quand Teddy est kidnappé, il est bien obligé de s’en remettre à son maître, détenteur de l’argent requis. Daddy agit en patriarche, en défenseur de ses enfants et de ses valeurs. Il a acquis sa respectabilité en se pliant aux règles des blancs, au détriment de celles de sa communauté. Il compte bien que rien ne change et à ce titre n’a que mépris pour les étudiants révoltés. Le qu’en dira-t-on est plus dommageable que des injustices supposées. N’a-t-il pas lui-même choisi Eben pour sa fille Martha, s’évitant la honte de la voir mariée avec sa passion de jeunesse, un homme trop noir pour son rang. Dans le même temps, le trio blanc est composé d’individus abrutis, sans culture, des rednecks dénués de racisme, sinon de préjugés, uniquement guidés par l’appât du gain.

Foote prend son temps, décrit les préparatifs du rapt, puis la durée du confinement, dans le détail, en insistant sur les relations changeantes entre tous les protagonistes présents dans le roman. Il laisse successivement la parole à chacun d’eux, dans des passages à la première personne, narrant leur passé, leurs désirs et leurs frustrations, leurs pensées secrètes aussi, permettant au lecteur de comprendre leurs failles.

Les relations familiales, ou au sein du trio des kidnappeurs, dans une ambiance moite, lente d’ennui, gonflée d’énergie sexuelle, révèlent autant de tensions que dans les rapports interraciaux. Noirs et blancs ne se mélangent pas, pas plus que ne se fréquentent riches et pauvres d’une même communauté. Comme chez Eben, on vit à côté les uns des autres, on se tolère, tant que chacun reste à sa place.

Cela est-il en train de changer ? La société ne sera-t-elle pas obligée de bouger ? Pas aussi vite qu’on pourrait le souhaiter. C’est ce que nous dit Foote, en choisissant de raconter son histoire au passé, au cours du mois de septembre 77. Vingt ans qui séparent ces deux mois de septembre sans que les fondements de la société n’aient vraiment été ébranlés.

September September / Shelby Foote. trad. de Jane Fillion révisée par Marie-Caroline Aubert. Gallimard, (La noire), 2020

Métaphysique de la viande de Christophe Siébert

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Deux courts romans dans ce recueil, Nuit Noire et Paranoïa.

Nuit noire

Un narrateur se raconte, à la première personne et au passé, ou plutôt il décrit des événements marquants de son existence, des actes qu’il a commis à différentes périodes de sa vie. Après le suicide de son père, sa mère a sombré et fait de lui, à neuf ans, son objet sexuel. Il l’a tuée, décapitée, a baisé son cadavre et en a mangé des morceaux. Confié à sa grand-mère, il lui a fait subir le même sort, s’enfonçant jusqu’à l’extase et à maintes reprises, dans son corps démembré, en putréfaction. Puis, il a cherché de nouvelles ‘mamans’ et des ‘Florence’, adolescentes de seize ans, selon des critères physiques précis, à torturer, violer, faire mourir lentement.

Son journal n’est pas une confession, encore moins une justification. Il n’y a pas d’auto-analyse, pas de recul, il expose seulement les faits, avec accumulation de détails. Jusqu’à la nausée. Le vocabulaire est simple, le rapport concis. L’effet de réel n’en est que plus saisissant. Au point qu’une odeur de pourriture flotte dans les airs, imprègne durablement nos sens. Tout n’est que chair purulente et meurtrie, agonie douloureuse. Le bien et le mal n’existent pas.

On pense à Sade, bien sûr (le livre a d’ailleurs reçu le prix Sade 2019), en plus dérangeant, car plus proche de nous, plus explicite, dans une langue qui décortique les actions successives en toute simplicité, tel un boucher découpant des steaks, sans effort apparent. A l’image de son maître, Christophe Siébert s’empare des tabous, inceste, nécrophilie, meurtres, et nous laisse, ainsi que devaient l’être les lecteurs contemporains du divin Marquis, sidérés. Il nous plonge, sans aucune distanciation, au plus profond du cerveau de son personnage. Très loin des récits de tueurs en série avec jolie inspectrice à la poursuite du méchant. Plus près du réalisme terrifiant de Henry, portrait d’un serial killer, le film de John McNaughton. L’expérience est brutale. Littéraire et charnelle à la fois.

La nuit est noire, effectivement. D’ordinaire, le noir permet de faire ressortir la lumière. Là non. Il n’y a pas une lueur à laquelle se raccrocher, pas un halo lointain annonciateur du lever du jour. Les ténèbres sont absolues, définitives. Alors, pourquoi s’infliger une telle lecture, aller au bout, quand on pressent qu’il n’y aura aucune rédemption possible ? Est-on maso, malade ? Est-ce une curiosité morbide qui nous pousse à tourner les pages ?

On n’est pas, bien sûr, entraîné dans le délire du narrateur. On ne partage à aucun moment sa propre vision de la beauté car il nous en écarte, se la garde pour lui seul, se tient à distance, telle qu’on la définit, de l’Humanité.

Ah oui ? C’est bien un homme, pourtant. Il ressent des émotions, certes épouvantables, mais humaines. Joie, satisfaction, solitude.

Il n’est pas un monstre. Les monstres n’existent que dans les rêves. Il est de chair et de sang. Il est le fruit d’une société, le fils d’une famille.

Il n’est pas un animal. Il tue parce qu’il suit un plan. Il est au-delà de la survie. Son existence est parsemée de rituels auxquels il se plie. Il raisonne. Il cherche à atteindre un but, servir Anteros, devenir un démon. Il ne répond pas seulement à des instincts, il est en quête de spiritualité. Il élabore une logique, l’alimente d’actes horrifiques qui s’imbriquent pour former une pensée structurée.

Est-ce cela, l’Humanité ? Du foutre, du sang, des sécrétions, de la merde, et à la fin, de la pourriture ? En partie, certainement. Et il l’incarne donc, de façon dérangeante, extrême. Siébert crée un monde où les plus faibles, les enfants et les femmes sont soumis, souffrent et meurent. Il raconte notre monde, en partie.

Paranoïa

Dans Paranoïa, il est question d’une centaine de meurtres sur une plage, d’une femme violée, tandis que les humains sont remplacés à leur insu par des robots. Un homme mène l’enquête et consigne ses découvertes. C’est un voyage halluciné dans la psyché d’un personnage dont on ignore s’il est digne de confiance ou complètement parano, un hommage assumé à Lovecraft où le héros seul contre tous, dans un univers hostile, livre des pensées crédibles. En mêlant roman noir aux accents de fin du monde, SF complotiste, récit fantastique, Siébert se joue des codes de la littérature de genres pour rendre tangible la maladie mentale. Par un extraordinaire sens de l’ellipse, une narration tout en décrochements, en bonds, dans une succession d’anecdotes comme autant de faits divers touchant des gens devenant fous, il parvient à faire ressentir un malaise profond. Les actions, décrites avec une minutie délirante, et les ruptures de temps accentuent l’effet d’éclatement de la réalité sans jamais perdre le lecteur, bien obligé de suivre l’intrigue, rapide. Se dresse devant lui un bestiaire monstrueux, comme sous l’assaut d’un delirium tremens terrifiant, teinté d’ironie déguisée. On ne sait plus quoi penser, ce qui est vrai ou tient du délire. On se laisse porter jusqu’à la résolution de l’énigme, ou la plongée dans l’aliénation la plus complète. Crevés.

Métaphysique de la viande / Christophe Siébert. Au diable Vauvert, 2019