Mois : avril 2021
Manger Bambi de Caroline de Mulder
Hilda, dite Bambi « à cause de ses yeux doux et de sa charpente légère, tout en pattes », a seize ans, des copines (enfin, deux copines, Leïla et Louna, son crew), des embrouilles et la rage. La scène d’ouverture est à l’image de sa vie, violente. Le type qu’elle a réussi à appâter pour le laisser à poil en a pris plein la gueule et surtout le fondement. Il paye pour les autres, tous ces vieux friqués qui ferment les yeux sur l’âge des gamines qu’ils contactent sur les sites de rencontre et ramènent à l’hôtel. Bambi, elle n’attaque pas, elle se défend. Elle n’a que sa jolie frimousse à opposer à cette société qui fait d’elle une proie, un jouet entre les mains des hommes ou des beaux-pères lubriques. Sa petite gueule, et aussi ses poings. Faut pas la regarder de travers. De toute façon, c’est les autres qui ont commencé. Elle a l’insulte facile et part du principe qu’il vaut mieux faire peur que pitié.
Elle est de ces gosses exubérantes, trop voyantes, qu’on croise en baissant les yeux. On se doute bien que leurs cris sont une carapace, une façade mais on ne prend pas le risque de vérifier de près. Elle n’est pas très sympathique, Bambi, elle crie et ment pour exister. C’est une terreur. Dont Caroline de Mulder dresse un portrait si convaincant qu’on finit par l’aimer. Au point qu’on voudrait bien qu’elle échappe au destin inexorablement tragique vers lequel elle est précipitée.
L’histoire se passe maintenant. Smartphones omniprésents, langage de SMS, internet où l’on trouve tout, façon de s’exprimer, récit raconté au présent ancrent Bambi dans le réel, dans l’actuel. Ça se passe nulle part, dans un endroit moche comme partout. La langue est sèche. L’économie de mots, les associations de termes surprenantes créent des images puissantes, de la poésie noire.
Sous ses traits durs, sa couche de maquillage, Bambi est une petite fille. En lutte. En colère. Qui se venge de l’existence. C’est une enfant en manque d’amour, qui continue à adorer sa mère, malgré tout ce que celle-ci porte en elle de toxique. Et on voudrait bien, qu’à la fin, elle ne soit pas mangée.
Manger Bambi / Caroline de Mulder. Gallimard (La noire), 2020
Madness, they call it madness
A la lisière du Sans-Souci de Thierry Tuborg
Adoncques Thierry Tuborg a survécu au premier confinement, bien survécu pourrait-on dire, puisqu’il a mis à profit ce temps hors du temps pour poursuivre son oeuvre et peaufiner l’art, nouveau pour lui, de la vie en couple. Dans les deux domaines, il s’en tire avec les honneurs. Il revient donc sur une année de grande félicité et de petites contrariétés, exprimant comme à son habitude ce qui a retenu son attention, dans des billets plein d’humour et de recul sur ce qui l’entoure.
Seul maître à bord quant au choix des thèmes abordés, l’on s’étonne encore une fois de la façon dont ceux-ci, aussi prosaïques soient-ils, font écho à notre propre existence. Car s‘il s’attache à mettre en scène sa personne, celle-ci finit par prendre son autonomie, comme s’il se faisait dépasser par son sujet pour finalement parler non pas de lui seul mais de nous tous. On l’est tous, un peu, Tuborg, dans ses envolées lyriques, ses exaspérations, ses angoisses. On se retrouve dans cet animal étrange, qui s’émerveille d’un rien et s’offusque de tout, éternel déphasé dans un monde qui marche à l’envers, souvent paumé et finalement heureux. Ce rêveur, contemplatif, observateur des travers humains qui semble ne vouloir jamais revenir de la chance tardive qui lui a été faite de trouver l’amour.
Alors, il s’en amuse, de cette chance, en se moquant de lui. On est loin de l’autofiction nombriliste des auteurs parisiens. Parce qu’il faut du talent pour parler des autres en parlant de soi, et surtout pour (faire) rire de soi. Beaucoup plus que pour faire pleurer sur son sort. Aussi, dans ce volume, vous apprendrez la définition du poltron-minet (pardon pour le jeu de mots débile, mais ça colle), vous aurez la confirmation que c’est un bonheur d’avoir un mari bricoleur, et que, parfois, avec les poules, quand ça veut pas, ça veut pas.
Un Tuborg par an, c’est un bon rythme, un marqueur temporel, un repère. Alors, merci Thierry, et à l’année prochaine.
A la lisière du Sans-Souci / Thierry Tuborg. Les Editions Relatives, 2021
TV Priest, decoration
Tourbillon de Shelby Foote
Luther Eustis est un paysan pauvre du Mississippi. A cinquante ans, il n’a ni raté ni réussi sa vie. Il cultive sa terre et nourrit sa femme et ses deux filles, dont l’une est lourdement handicapée. La Bible guide ses pas… Jusqu’à ce qu’il croise la route de Beulah Ross, dix-huit ans, femme de mauvaise vie par atavisme. Il commet le péché de chair avec la diablesse et s’enfuit avec sa belle sur une île où il pourra vivre son amour loin du jugement des hommes… Jusqu’à ce que, rattrapé par l’idée du mal, prenant conscience de sa faute, il décide de la quitter. Beulah refuse. Il la noie et leste son corps de ciment. Quand le cadavre remonte à la surface, il est vite arrêté.
Dès le premier chapitre, on connaît l’assassin. Si suspense il y a, Foote le maintient dans le déroulé du procès de son personnage principal et dans l’issue du verdict. Car si même Eustis a avoué son crime, reste à savoir comment vont le juger les jurés, s’il sauvera sa tête. S’ensuit le défilé des différents protagonistes qui suivent l’affaire ou y sont mêlés. Et à travers leurs déclarations, leurs pensées profondes, leurs croyances ancrées de superstitions, se dessine le portrait d’une Amérique pudibonde, avide de rejeter ceux qui se détournent des normes, prostituées et noirs en ligne de mire. Eustis n’a rien de noble. Rien d’ignoble non plus. Il est le produit de son époque et du Sud profond qu’il incarnait si bien jusqu’au drame. Le condamner, c’est condamner la société dans son ensemble, c’est remettre en cause les fondements qui l’ont bâtie. C’est admettre que Dieu est incapable de garder les hommes, même les plus zélés, dans le droit chemin.
A mesure du procès, les langues se délient. Celle de l’avocat d’Eustis, qui connaît toutes les techniques de manipulation. Du reporter local, avide de reconnaissance. Du geôlier qui raconte les conditions de vie en prison. De la femme de l’accusé, de la mère de la victime. C’est entre les lignes, dans les relations tissées au sein de la communauté que l’on comprend ce qui se joue.
Shelby Foote excelle à donner une voix à chacun, personnelle, incarnée, et pourtant tellement conforme à ce que l’on attend de lui. Aucun ne peut réellement aller au-delà des préjugés qui l’ont bercé. Et l’on se prend, par fulgurances, à penser comme eux, tant l’écriture de Foote est pénétrante. Puis l’on se reprend, se parjure, s’en veut. Et l’on touche du doigt le génie avec lequel l’auteur fait pencher nos cœurs. Les scènes se succèdent, dénuées de toute surprise, et à ce titre extra-ordinaires. Celle lors de laquelle Eustis succombe à Beulah la première fois, où l’on sent peser la chaleur, monter la sève. Celle où il revient près des siens, prenant son temps, s’achetant un nouveau costume, passant chez le coiffeur, comme s’il ne venait pas de tuer, comme s’il ne risquait pas lui-même de mourir.
Tout semble écrit d’avance, comme dicté depuis là-haut, dans cette société où les mentalités se plient aux préceptes bibliques. Pourtant, c’est bien ici-bas que les hommes vivent, les pieds sur la terre, les mains autour du cou de jolies blondes.
Texte puissant, admirable de justesse, Tourbillon, paru initialement en 1950 aux USA et en France en 1978, méritait vraiment cette magnifique réédition.
Tourbillon / Shelby Foote. trad. de Hervé Belkiri-Deluen et Maurice-Edgar Coindreau, révisée par Marie-Caroline Aubert. Gallimard (La noire), 2021