Milkman d’Anna Burns

milkman

Une adolescente se raconte. Elle est « la sœur du milieu » d’une fratrie dont certains des membres, exilés ou traitres, ont été marqués au fer rouge. Elle n’est pas nommée, pas plus que la guerre en cours, que l’on devine être les affrontements d’Irlande du nord, dans les années 70’s. Elle tente de faire son chemin dans une société enferrée dans un conflit qui n’en finit plus de faire des morts, sclérosée, dominée par les petites frappes de tous bords, armées, couillues, sûres de leur fait, paramilitaires-défenseurs paradant, « renonçants » des deux camps. Les ennemis sont partout, « par-delà l’eau », l’Etat ici, le gouvernement « là-bas », tous ceux de « l’autre côté de la route. » Les hommes dominent, les femmes, dans leur rôle, alimentent les cancans.

Dans un tel contexte, difficile d’être soi quand on est une jeune fille aspirant à la paix et à l’indifférence. Bien sûr, elle a intégré les enjeux qui se trament. « Quant aux meurtres, c’était la routine, à savoir qu’il n’y avait pas lieu de se répandre en invectives, non parce qu’ils étaient insignifiants mais bien parce qu’ils étaient si énormes et si nombreux que rapidement, on n’a plus eu le temps pour ça ». La géographie de la ville rappelle à tous les coins de rue où il faut ou pas se promener et le danger qu’il y a à s’éloigner de son quartier, catholique en ce qui la concerne. Elle sait, surtout, les risques encourus si l’on s’écarte de la route. Tout est interdit, sauf ce qui est obligatoire, comme se marier, avoir des enfants, défendre la patrie.

Faire son jogging est un défi. Lire en marchant est un acte de rébellion. Tout le monde vous épie et a vite fait de vous épingler, de faire de vous l’héroïne de la dernière rumeur en date, celle qui pourrait bien vous être fatale si vous dépassez les bornes. Parler à un homme, monter dans une voiture et vous voilà classée dans la case mauvaise fille, celle qui n’a pas de petit ami attitré, une folle féministe, ou qui fréquente quelqu’un d’infréquentable, pas du bon clan. Harcelée, menacée par un Laitier qui n’en a que le nom, au lieu d’être victime, elle se retrouve coupable. Les traditions, la religion, la famille pèsent de tout leur poids sur la vie de « sœur du milieu », niée, étouffée.

Anna Burns, en refusant de nommer les protagonistes de son histoire, – aucun des personnages n’a d’identité hormis la fonction qu’il représente aux yeux de la société – livre un récit qui pourrait se dérouler presque n’importe où et prend des allures de parabole sur l’enfermement, l’injustice, les mécanismes à l’œuvre dans une communauté en temps de guerre. La Narration, étonnante au début, finit par emporter l’adhésion du lecteur qui prend parti non pour une cause mais pour une personne tentant de préserver son individualité. Son héroïne prend vie, malgré l’énergie déployée par son entourage pour la désincarner. Elle est naïve et seule, elle existe pourtant, plus forte finalement que ceux qui ont le pouvoir, les fusils, font les règles et les procès sauvages, loin de l’imagerie rebattue, romantique, des guerriers résistants.

Milkman / Anna Burns. trad. de Jakuta Alikavazovic. Editions Joëlle Losfeld, 2021

Chronique publiée dans New Noise n°60 – janvier-février 2022

Bruit noir

Entretiens pour le magazine New Noise réalisés par ma pomme et édités par On verra bien.

Dix ans de belles rencontres… 25 interviews… merci à tous, vous êtes beaux… merci New Noise… hugs and kisses

Rencontres avec

  • Franck Bouysse
  • Patrick K. Dewdney
  • Caryl Ferey
  • Kerry Hudson
  • Frédéric Jaccaud
  • Janis Jonevs
  • John King
  • Richard Krawiec
  • Nathan Larson
  • Don Letts
  • Franco Mannara
  • Lisa McInerney
  • Aurélien Masson
  • Michaël Mention
  • Clément Milian
  • Richard Milward
  • Benoît Minville
  • Peter Murphy
  • Sébastien Raizer
  • Rob Roberge
  • Mark SaFranko
  • Christophe Siébert
  • Cathi Unsworth
  • Martyn Waites
  • Irvine Welsh

Ces entretiens sont parus dans le magazine New Noise entre 2011 et 2022. Ils regroupent une vingtaine de personnalités sous une même bannière rapidement qualifiée de noire. Trop rapidement peut-être : le noir, le plus souvent, désigne une certaine littérature policière quand tous, ici, n’écrivent pas des polars. Tous ne sont même pas écrivains : Aurélien Masson a longtemps dirigé la Série Noire avant de créer sa propre collection aux Arènes, Don Letts est, entre autres, un documentariste important du mouvement punk. Mais qu’ils se réclament d’Ellroy, de Carver ou de Bukowski, tous ont en commun de porter sur nos sociétés un regard d’une acuité qui les pousse à en fouiller les zones d’ombre et la violence inhérente à leur structure. Un regard d’une même noirceur, donc, et soutenu par un même sentiment d’urgence dont le rock, depuis ses origines, aura fourni la bande-son, toute de fureur et de bruit.

 

  • 360 pages ; 22 euros
  • ISBN 978-­2­-9570289­-6­-2
  • Parution avril 2022

Disponible en librairie ou à la commande par mail : ovbedition@gmail.com ou à cette adresse : On verra bien, 6 rue de la Nation, 87000 LIMOGES France

Stéréo d’Antoine Philias

stéréo

Le 6 décembre 1992, Arthur aborde Nina en gare de Rennes. Aucun des deux n’est encore majeur. Juste assez vieux pour fumer. Se donner l’air plus mûr pour lui, encore plus merdeux pour elle. Il vient de Brest, d’une famille de prolos, dont le père est mort d’un trop plein d’alcool sur les chantiers navals. Elle vient de La Rochelle, d’un milieu aisé, éclairé. Ils n’ont rien commun, à part leur âge. Ah si, le rock.

Enfin presque. Lui fait son éducation avec Rock & folk. Elle préfère les Inrocks. Quelques taffes sur leur clope, quelques mots. Rapidement, ils en viennent à évoquer leur soirée de la veille. Venus assister au concert de Sonic Youth aux Trans Musicales, c’est un autre groupe jusqu’alors inconnu qui a bouleversé leur perception du monde, qui composera la bande son de toute leur vie. Un groupe déroutant, difficile à suivre, difficile à aimer, qui faisait des morceaux où les couplets se changeaient sans prévenir en refrains, et même le batteur avait du mal à suivre ce non rythme. Le leader, ce branleur qui aurait pu chanter mieux et avait l’air de s’en foutre s’appelait Stephen Malkmus.

Bref, Pavement a fait une entrée fracassante dans leur vie et n’en sortira plus. La petite bourgeoise donneuse de leçons et le taiseux aux goûts peu affirmés se retrouvent dans le clan de ceux qui aiment Pavement, contre le reste du monde. Est-ce assez pour faire une histoire d’amour ? D’année en année, on va suivre le couple, au rythme de leur emménagement à Paris, de leurs séparations, leurs retrouvailles. Au rythme de la sortie des albums du groupe. Chaque chanson de Pavement est aussi foutraque, sur le fil, au bord du bord, prête à déraper, que chaque moment fondateur de leur existence.

Dans cette touchante évocation de l’adolescence, Arthur et Nina se cherchent et au fil du temps font le constat de ce qu’ils ne sont pas devenus. Elle se rêvait journaliste musicale. Lui ne se rêvait pas. Il ne fait que fuir. Elle se perd. Immersion très juste dans une époque rarement décrite en littérature et qui n’existe plus que dans les souvenirs, avec ces groupes emblématiques, Stéréo, sous ces airs simples, est un roman à la structure complexe, fait d’allers et retours, de digressions, de réflexions plus amères à mesure que la vie passe. La dernière décennie du récit qui s’achève en 2010 ne prend que quelques pages, le temps s’accélère, fugace comme les concerts de reformation de Pavement.

Stéréo / Antoine Philias. Equateurs, 2021

Chronique publiée dans New Noise n°60 – janvier-février 2022