Sarah Jane de James Sallis

Sarah-Jane

Sarah Jane n’a pas vraiment cherché à atterrir à Farr, sûrement pas demandé à devenir la flic du bled, elle qui vient du Midwest, issue d’une famille où l’on se fait justice soi-même. Elle a abouti là au hasard de sa route, de sa fuite et reste parce qu’on semble, ici, avoir besoin d’elle. Cal, le shérif, se prend s’emblée d’affection pour elle et ne cherche pas à connaître ses secrets. Si Sarah veut parler, il sera toujours temps d’écouter. Elle a des choses à dire, Sarah, elle a vécu plusieurs vies, plusieurs histoires d’amour, souffert plusieurs morts.

Quand Cal disparaît, l’enquête qu’elle mène pour le retrouver pourrait prendre le pas sur le récit d’une existence somme toute banale, faite des observations qu’elle note dans ses carnets, des repas qu’elle se confectionne, des rencontres qu’elle fait. Ses journées défilent au gré des rixes dans les bars, des couples qui se déchirent, des accidents de voiture. C’est là où transparaît tout le talent de Sallis. La disparition de Cal, événement majeur dans un village tel Farr, n’est qu’une anecdote, un prétexte à poursuivre et non à dévier. Sarah ne change pas, ni de méthode, ni de comportement. Tout au plus apprend-on mieux à la cerner, à mesure de ses pensées.

La voix est douce, et l’auteur excelle à la faire entendre. On ne saura jamais tout ce qu’elle a supporté, ce qui l’a construite et les parts de son être dont elle a dû se délester pour survivre. On n’en connaitra que des bribes, comme on ne sait jamais ce qui a vraiment fait les êtres qu’on croise. Parfois, des choses insignifiantes marquent des destins alors que des tragédies sont étrangement surmontées. Par ellipses, allers-retours, flashbacks et digressions, Sallis nous guide dans les méandres de la vie de son héroïne, nous perd, nous retrouve sans jamais nous lasser. Ce qui fait la valeur, la beauté, la grandeur de l’humain, ne sont pas toujours les gestes héroïques, les discours savants. La capacité à porter un regard bienveillant sur ses semblables, à embrasser leurs peines, peut suffire. C’est ce que fait Sallis dans ce roman bouleversant. C’est ce que fait Sarah Jane.

Sarah Jane / James Sallis, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet. Rivages (Rivages/Noir), 2021

Shuggie Bain de Douglas Stuart

shuggie_bain_couverture

Dans la tasse d’Agnes, pas de thé mais de la Special Brew. Elle ne trompe personne depuis longtemps mais s’acharne à faire croire qu’elle maîtrise, qu’elle est restée la plus désirable de toute l’Ecosse, une vraie pin-up, la grande dame soignée qui a séduit le sémillant Shug. C’était dans une autre vie. Avant que Shug la fasse emménager dans ce coin du nord de Glasgow, au-delà des résidences cossues, loin de tout, à Pithead, ce cloaque où ne résident que les déclassés, anciens mineurs pour la plupart, avant que Thatcher n’ait tout cassé, laissant sur le carreau des milliers de travailleurs qui ne sont même plus pauvres, mais miséreux. Plus de boulot, baisse des allocs, le chaos.

Depuis que le beau Shug l’a quittée pour une autre, Agnes décline. Devenue mère célibataire de trois enfants, dont Shuggie, le petit dernier, unique fils de Shug, sans le sou, elle use de tous les stratagèmes pour se payer sa dose, elle patauge, se noie dans la mauvaise bibine et s’attire la vindicte des voisins. Cette femme a mauvaise réputation, et surtout elle se donne des airs, se prétend supérieure aux pouilleux du coin. Il n’y a que Shuggie pour voir en sa mère le fantôme de ce qu’elle a été, et l’amour dans ses yeux.

Terrible roman à fortes consonances autobiographiques, Shuggie Bain a la force d’un zola dans la peinture naturaliste qu’il fait d’un milieu, dans ses portraits de prolétaires abandonnés, dans le souffle qu’il apporte malgré tout à travers la voix de ce petit gosse prêt à tout pour sauver sa mère. Le duo qu’il forme avec elle est déglingué, déséquilibré. Shuggie porte sur ses épaules la survie du foyer et de cette femme qu’il adore et craint en même temps. Seul au monde face à l’adversité, harcelé par ses congénères sous prétexte d’une sexualité différente dont il ignore encore tout, il se bat. Le rôle de l’adulte est bien trop grand pour lui, mais forcé de l’assumer, il déplace non des montagnes mais de petites collines, des tas de cailloux, tel un Sisyphe des temps modernes rapidement désenchanté. La joie réside dans des riens, dans un sourire de sa mère un jour où, sobre, elle fait renaître l’espoir de meilleurs lendemains, jusqu’au prochain verre de bière.

Shuggie Bain / Douglas Stuart. trad. par Charles Bonnot. Globe, 2021