Valentina de Christophe Siébert

COUV-SIEBERT-Valentina-PL1SITE

Etre une bande de potes de quinze-seize ans, zoner ensemble tout le temps, faire des expériences pourvu que ça rigole et que ça fasse peur et chier les gens, les parents, les vieux, les flics, les profs, tout en se démontant la tête au son d’un ghetto-blaster beuglant du punk rock, fort… Sans être glorieux, tout le monde (ou presque) l’a fait, et nombreux sont les romans à s’être emparés du thème. Mais voilà, Valentina est un roman qui se passe à Mertvecgorod.

Pour sa troisième immersion dans la capitale cauchemardée de la RIM, dans un coin à l’est du monde civilisé, Christophe Siébert suit les traces d’une poignée d’ados. Il y a là Klara, Laska, Sbrod, General et Kreditka. Entre la chkola – l’école – (obligatoire sous prétexte de maintien des allocs à leurs géniteurs) où ils s’ennuient ferme, la maison (pour ceux qui en ont une) où leurs parents s’occupent plus de picoler que de leur préparer des repas équilibrés, la vie normale ne mériterait pas qu’on la poursuivre s’il n’y avait le reste. Les sorties, le skate, les copains, les drogues, les balades nocturnes dans cette ville glauque et dangereuse, les drogues en tous genres, tout ce qui fait vivre plus, donne des frissons, tout ce qui permet d’oublier la solitude, la pollution, le manque de perspective, le désespoir.

klara, auprès de laquelle Siébert s’attarde, a déjà tout connu. L’ivresse, la défonce, l’amour. Elle a déjà été déçue, surtout par l’amour. Le flic qui la baisait l’a laissé tomber. Elle a eu mal et s’est promis de ne pas retomber. Son cœur est sec. Quand Valentina, vieille extravertie du quartier qui fut autrefois un homme, est retrouvée massacrée dans sa turne de misère, Klara sent bien qu’elle est toute proche de vaciller, de s’émouvoir, d’éprouver.

En focalisant l’attention du lecteur sur un petit groupe d’individus, Siébert change de registre et explore une nouvelle facette, plus sensible, de sa ville et de son talent. Bien sûr on retrouve les éléments qui font la force de son univers. Evidemment, l’environnement dans lequel évoluent ses personnages ne sent pas la lavande, ne montre pas des appartements luxueux où les soucis des habitants se résumeraient au choix de la déco. Dans cette partie de Mertvecgorod, on a faim, froid, on souffre. En ce début de deuxième millénaire, la capitale ne semble promettre qu’un inévitable marasme.

Et pourtant, dans cet Orange mécanique exotique, ses ados, ballottés entre crise existentielle et désir d’en découdre, au son d’un punk rock vintage venu de la Russie voisine, se débattent (ou se laissent aller) avec tant d’énergie qu’on en a les tripes secouées. Dans leur microcosme, les mots amitié, solidarité ont du sens malgré le chaos. Candides autant que lucides, ils refusent le statut de victimes et hurlent leur rage d’être nés, surtout du mauvais côté de la zona. Ils sont les fleurs de la décharge, l’âme d’une humanité dégénérée. Leur No future, sincère, porte la grâce de vivre et retrouve sa force originelle.

Valentina, de Christophe Siébert. Au Diable Vauvert, 2023

Le silence selon Manon de Benjamin Fogel

silence

Dans La transparence selon Irina, Benjamin Fogel explorait les dérives potentielles de notre ultra-modernité, où technologie, intelligence artificielle et contrôle d’internet par l’Etat aboutissaient à une société où l’homme était entré dans l’ère de la soumission consentie au profit du bien commun. Une forme de totalitarisme s’était mise en place, plébiscitée par une vaste majorité de citoyens, prétendant faire le bonheur de l’individu, malgré lui au besoin, sans violence.

Dans Le silence selon Manon, l’auteur continue de questionner notre avenir. Il poursuit l’exploration de thèmes très semblables mais, en situant son action en 2025 et non plus en 2058 comme dans Irina, il dresse un portrait de notre futur monde d’autant plus flippant qu’il est très proche, incarné habilement par des personnages qu’on pourrait croiser aujourd’hui.

France, 2025, donc.

A ma droite, des incels, « célibataires involontaires », masculinistes frustrés de la vie et surtout du cul, s’en prennent sur la toile et sous couvert d’anonymat aux (belles) femmes, ces créatures arrogantes et viles qu’ils ne peuvent séduire sous prétexte qu’elles les trouvent trop moches, trop geeks, trop timides, et qui ne méritent que leur ressentiment. KenkillER lance des campagnes de harcèlement en ligne très suivies et dévastatrices pour leurs cibles.

A ma gauche, des neo straight edge, émanation contemporaine du straight edge qui prône depuis les 80’s l’abstinence de drogues, d’alcool, de viande, voire de sexe, auquel s’ajoute ici l’éthique écologiste et féministe. Yvan est le leader charismatique du groupe de punk hardcore Significant Youth, fer de lance du mouvement.

A force de s’asticoter virtuellement, les représentants des deux tendances devaient finir par se rencontrer in real life. C’est chose faite lors d’un concert des Significant youth, durant lequel des incels tirent dans le tas.

Si le combat a bien lieu, on est loin du match de boxe. Aucune règle, tous les coups bas sont permis. Et Benjamin Fogel se garde bien de se poser en arbitre. Si on l’imagine aisément être plus proche du courant neo straight que des haters misogynes, il évite le discours manichéen et la facilité, livrant un récit où les personnalités se dévoilent peu à peu et où les méchants ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Surtout, en invoquant deux courants qui existent réellement, dont il exploite les failles, il ancre son histoire dans une réalité particulièrement crédible et dérangeante. A travers ses personnages, il fait bouger les lignes.

Parmi les incels qui, de triste mémoire, ont vraiment commis des attentats sanglants aux USA dans les années 2010, Tristan représente finalement la mouvance primale du courant, inclusive, initialement conçu comme un groupe de soutien aux personnes isolées. Ce sont les appels à la haine, répétés, obsessionnels, qui finissent par le faire pencher du mauvais côté de la force.

Parmi les neo, issus d’un dogme qui a lui aussi été sensible à divers égarements, dont l’homophobie, Yvan et son frère Simon ne sont pas exempts de défauts. Venant d’un milieu aisé et facilement donneurs de leçon, tous deux ont un côté tête à claques. Yvan se pose en gourou et durant ses concerts, il attend de ses fans qu’ils l’écoutent sans bouger un orteil. Simon a fait tant de victimes de son harcèlement au lycée qu’il en a oublié les visages. Maintenant atteint d’acouphènes, son propre bien-être est plus que jamais sa priorité. Tous deux, égocentriques, sortent avec des femmes magnifiques, intelligentes, sensibles, qu’ils pensent aimer mais ne sont que leurs trophées.

Personne n’est ce qu’il prétend être, ni sur la toile, ni dans la vie. Les discours ne sont que faux-semblants si vos gestes ne sont pas conformes à ce que vous prêchez. Fogel souffle le froid et le chaud, le vrai et le faux, oppose le bruit et la fureur à la quête d’un silence désormais inaccessible. Certains basculent, d’autres s’amendent. Il faut attendre la toute fin pour, comme lorsqu’on décrypte une fake news, démêler l’intrigue.

Le constat est sévère, la violence décuplée par les réseaux sociaux. Peut-elle être évitée ou est-elle la part sombre de notre humanité ? Si l’on éradique l’anonymat éradique-t-on les trolls et quelles conséquences cette transparence forcée auraient-elles sur notre quotidien ? Ces questions, philosophiques, passionnantes, comme dans Irina, restent posées.

Le silence selon Manon / Benjamin Fogel. Rivages, (Rivages-Noir), 2021

La transparence selon Irina de Benjamin Fogel

irina.jpg

Tout est-il pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ?

Paris, 2058. Le Réseau veille sur vous, sur tout. Il fait de vous des super citoyens. Votre métadicateur, cette note qui vous est attribuée en fonction de critères objectifs, comme votre empreinte carbone ou votre consommation de viande, vous permet de vous situer sur l’échelle humaine. Si vous êtes quelqu’un de bien, la note monte, transparente, visible par la terre entière et permet de vous proposer des partenaires amoureux à votre mesure. Votre revenu universel vous permet de n’avoir aucune angoisse sur le plan matériel. Votre régulateur de vie s’occupe de régler votre chauffage ou la luminosité de votre appartement en fonction de vos besoins et de ceux de la planète. Le Réseau sait tout de vous grâce à cette puce implantée dans votre bras à la naissance. Il centralise vos données personnelles, qu’elles soient médicales, bancaires, familiales. Il anticipe vos désirs. Après tout, n’êtes-vous pas un Riencanas, un adepte de la transparence totale, dans la vie réelle, IRL (in real life) autant que dans la vie virtuelle, IVL (in virtual life) ? N’est-ce pas louche d’avoir des choses à cacher à la société ? Bon, si vous êtes un nonyme, c’est-à-dire que vous utilisez un pseudo IRL dans le but de conserver un peu d’indépendance, ça passe encore. Mais il existe des individus retors au bonheur, des êtres dangereux, des Obscuranets, prêts à accomplir des actions terroristes pour remettre en cause l’équilibre et retrouver le chaos de l’ancien monde. Camille Lavigne, Dyna Rogne IRL, personnage central du livre, nous immerge dans son présent, faisant le lien entre les différents courants de pensée.

Anticipation, dystopie ? Le roman de Benjamin Fogel dérange en nous plongeant dans un futur plausible, très proche de ce qu’on peut déjà voir des dérives de notre monde. Il le fait par petites touches, par l’entremise de caractères qu’il présente tour à tour comme représentants du débat social et philosophique de la société qu’il crée. Subie par certains, mais plébiscitée par une vaste majorité, son ultra-modernité inquiète, paradoxalement parce qu’elle est douce. Pas de répression ultra-violente ici, pas de scènes d’effroi, l’homme est entré dans l’ère de la soumission consentie, de la servitude volontaire, du jugement des comportements particuliers au profit du bien commun, et ça fait flipper.

Les caméras de surveillance à tous les coins de rue ? Les réseaux sociaux qui analysent nos goûts en matière de produits commerciaux, de candidats aux futures élections ? L’intelligence artificielle qui pense à notre place ? Le moule est déjà conçu. Y rentrer rendra-t-il heureux ? L’auteur se refuse à une présentation manichéenne des questionnements posés à notre réalité. Il s’interroge sans apporter de réponse. Il fait appel à l’intelligence de son lecteur, la part de cerveau disponible qui lui reste encore. Est-ce un bien si les Etats s’emparent des réseaux sociaux ou doit-on laisser les multinationales américaines les gérer ? Peut-on faire le bonheur de l’individu malgré lui et où commence le totalitarisme ? L’anonymat sur la toile doit-il être éradiqué ?

Si son roman se lit comme un thriller, porté par une intrigue solide, les questions qu’il soulève sont multiples et mouvantes, au gré de celles que se posent ses personnages, incarnés, attachants, ambigus jusqu’à l’extrême.

La transparence selon Irina / Benjamin Fogel. Rivages/noir, 2019

Duplicata de Franco Mannara

duplicata.jpg

Suite à une vague d’attentats ayant frappé la capitale, la sécurité est devenue la préoccupation majeure des Français et le gouvernement s’est empressé de répondre à l’angoisse en mettant en place l’élimination pure et simple des délinquants les plus dangereux. Le Monodrome, merveilleuse invention proposée (et vendue) par une société privée, est une boîte permettant une exécution individuelle sans douleur et sans éclaboussure. Seuls quelques opposants se révoltent contre la réintroduction de la peine de mort. Dont Brach, orateur capable de mobiliser les foules. Lors d’un meeting, il est assassiné en direct, tandis que les caméras tournent et que Yésus Rose, célèbre lanceur d’alerte, filme le tribun pour son site Synchro-city. L’image du meurtrier est captée à l’infini. Sosie parfait de Yésus, qui va devoir tenter de se disculper aux yeux du monde et comprendre qui cherche à le piéger…

La scène d’ouverture est atroce, le lecteur, dès lors, est prévenu. Mannara va s’emparer de nos craintes les plus profondes, gratter nos plaies et décliner les menaces qui nous guettent dans un roman d’anticipation, très noir, politique forcément. Dans Duplicata, le pire est à venir, et comme l’auteur installe sa dystopie dans un Paris parfaitement reconnaissable, dans un futur très proche, ça fait flipper grave.

Collusion entre politique, police et fric, corruption, propagande, loi martiale, état d’urgence, libertés individuelles amputées… le pouvoir totalitaire se donne les moyens d’ériger une dictature, en douceur, sans que les honnêtes citoyens n’y voient rien à redire. Une épidémie de peste ayant surgi de nulle part et ravageant le 18ème, il est normal de boucler le quartier, peu importe que les pauvres y crèvent sans assistance, « on s’habitue à tout » et il est normal qu’on implante une puce en guise de vaccin à la population parisienne, consentante ou pas.

Très vite, on enjambe les cadavres et on ne compte plus les morts, au fil des investigations de Yésus, héros malgré lui, entouré d’une bande de hackers justiciers. L’enquête est menée la pédale bloquée sur l’accélérateur. Mannara, complètement porté par ses personnages, bien pourris ou solaires, enchaîne les pirouettes et retombe toujours sur ses pieds. Et si l’on s’embarque dans cette histoire, c’est aussi parce qu’il a su y mettre ce qu’il faut de lumière et éviter la lourdeur d’un récit didactique. Les forces obscures sont à l’œuvre, décidées à mater ceux qui se mettent sur leur route vers plus d’argent et de pouvoir, aidées en cela par les dernières découvertes technologiques. Tout est perdu ? C’est sans compter les grains de sable dans cette belle mécanique, ces humains qui résistent, continuent d’espérer, d’aimer, de rêver demain. Fluctuat nec mergitur. Hommage à la Goutte d’or et à un Paris à genoux qui lutte pour se relever, ne capitule pas, la capitale porte haut sa devise sous la plume de Franco Mannara. Echo, une des héroïnes de l’ombre l’affirme : « Au final, il n’y a que deux alternatives : l’amour ou la peur ». Choisis ton camp, camarade.

Duplicata / Franco Mannara. Calmann-Lévy, 2018

Chronique publiée dans New Noise n°45 -septembre-octobre 2018

En lettres de feu (Les Brillants tome 3) de Marcus Sakey

brillants-3

Nick Cooper est un Brillant. Né dans les 80’s, il fait partie de la première génération, ce 1% de l’humanité (enfin, de l’Amérique) dotée de pouvoirs extraordinaires, d’aptitudes décuplées, ces êtres exceptionnels capables de prouesses physiques, psychologiques ou intellectuelles. On ne sait pas pourquoi ces anormaux sont nés avec de telles facultés. Ni s’ils sont animés des meilleures intentions. Ils font peur. Ils sont différents. Alors, on se méfie, on applique le principe de précaution. On les parque, on les puce, on les envoie dans des Académies, loin de leurs familles, on les dresse. Et on dresse les Normaux à avoir peur d’eux. Ce qui déclenche des réactions en chaîne ; des Normaux qui s’offusquent de ce qu’on fait endurer à ces surhumains mystérieux dont certains sont leurs proches, ou au contraire réclament leur éradication ; des Brillants qui entrent en résistance, se protègent ou s’arment pour riposter. Des morts dans les deux camps, l’avénement de la haine, l’escalade de la violence, la guerre civile.

J’ai dit, déjà, tout le bien que je pensais du premier volet de la trilogie. Le tome 2, Un monde meilleur, laissait augurer d’un final flamboyant. Le monde était au bord du chaos, les tensions s’étaient faites actions. Attaques terroristes, ripostes guerrières, le pays paralysé, plus de vivres dans les supermarchés, des blessés par milliers, dans les deux clans. Nick, ancien agent fédéral devenu conseiller du Président des Etats-Unis, était chargé de sauver le monde, sa famille, son amour…

En lettres de feu tient ses promesses et parvient à maintenir la tension jusqu’à la toute dernière ligne. Accessible, intelligente, littérature populaire dans ce qu’elle a de meilleur, la trilogie de Sakey captive d’autant plus qu’on approche de la fin. L’auteur use efficacement de tous les ressorts propres aux romans de « genre » et s’émancipe des étiquettes : roman à suspense, d’action, d’espionnage, d’anticipation, de guerre, thriller… On transpire, on court, on pleure, on doute avec Nick, qui cherche une issue sans savoir à qui il peut faire confiance. L’étau se resserre, les solutions s’amenuisent, les rebondissements s’enchaînent, le temps s’accélère, le dénouement est magistral…

Dit comme ça, on pourrait s’attendre à une oeuvre étalant un manichéisme digne d’un film ricain à gros budget, mais Les Brillants ne sont pas qu’un divertissement maitrisé, alternant scènes de bagarre et démonstrations de force de super-héros. C’est une réflexion sur les stratégies mises en oeuvre par les groupes qui rêvent du pouvoir ou comptent le garder. Sakey décortique des mécanismes que l’on reconnaît douloureusement : exploitation de la potentialité d’un danger, désignation de boucs émissaires, peur, repli sur soi, embrigadement, actes de terrorisme, répression aveugle… Quelque soit leur origine, certains sont prêts à sacrifier leur famille au profit de leur intérêt propre. Il y a des méchants des deux côtés, et des gentils aussi, des gens qui s’entraident tandis que d’autres se massacrent. La Série B se fait Roman noir. Images de camps de réfugiés, de bombes qui explosent, de corps mutilés, la violence n’est pas gratuite. Elle dit la difficulté à vivre ensemble, et elle rappelle que l’action des Brillants se déroule dans le monde d’ici et maintenant. Tu vas me manquer, Cooper.

En lettres de feu (Les Brillants tome 3) / Marcus Sakey. trad. de Sébastien Raizer. Gallimard (Série Noire), 2017

The Liberal Politics of Adolf Hitler de John King

the-liberal

Rupert Rosenberg ne se pose pas de questions, il croit et ça le rend heureux. C’est un Bureau, un Crate de niveau B-, mais il sera bientôt A-, puis A+, puis Super, et pourquoi pas un jour Contrôleur ? Il fait son job avec zèle et sa hiérarchie apprécie. Il est un maillon essentiel au développement de la Nouvelle Démocratie. Il œuvre, depuis Londres, pour l’Etat Uni d’Europe, l’EUE. Les pays n’existent plus, les Bons Européens aiment le Nouvel Ordre, les Technos font les lois et ces lois sont justes, elles visent le bonheur, à travers un marché complètement ouvert où les profits sont encouragés. L’EUE a éduqué les masses, tendrement. Il reste des zones dangereuses, insoumises où des individus n’ont pas compris encore la joie qu’ils tireraient à se plier aux règles, des zones où il demeure des degrés inacceptables d’Anglitude, de Britannité, au-delà du Mur. Là-bas, des Locaux, des Communs, des Singes, vivent dans ce qu’ils appellent des Villes Anglaises Libres qui ne sont que des Zones Réactionnaires réfractaires à la culture homogène de Heartland. Comme partout, ils seront bientôt matés, en douceur. Le travail de Rupert ? Analyser les profils de Communs, vérifier que leurs actes ou leurs pensées incorrectes ne mettent pas en péril le pouvoir chéri de Bruxelles ou de Berlin. Sur son terminal, des visages défilent. Les terroristes sont prêts à tout. Sur son ordinateur, il inspecte des fiches signalétiques. Il peut se rendre virtuellement chez les individus suspects. Au moindre doute, il envoie les unités Cool, voire Hardcore, pour de plus amples vérifications. Les brigades sont là pour appliquer la répression si besoin. Et il passe à une autre fiche. Le passé n’a pas d’intérêt, seul le Changement est bon. Le Changement signifie le Progrès. Sur son écran de veille, les portraits des grands unificateurs : Adenauer, César, Charlemagne, Napoléon, Staline, Hitler, Juncker, Merkel. Sa tâche accomplie, il peut se relâcher, aller au Tenderburger manger du kangourou, du panda, se choisir une partenaire pour la soirée, une soumise venue d’Afrique ou d’Asie, sauvée de la barbarie et gracieusement éduquée dans un camp spécial pour assouvir ses plaisirs sexuels.

Horace Starski est Contrôleur. Il habite au sommet de la Tour Monnet, à Bruxelles. Au-dessus de lui, il n’y a que le président de l’EUE. Nommé, comme lui. Pour son mérite, son implication. Les élections n’existent plus. A quoi bon ? On ne peut pas se fier au Peuple pour faire les bons choix. Et le peuple européen en est très heureux. Horace veille à ce que les lois et directives soient appliquées, à ce que les Technos en inventent toujours de nouvelles, parce non seulement le Changement est important, mais aussi la rapidité à laquelle il se produit. La Vérité est un processus qui a besoin de muter, d’émerger sous des formes continuellement renouvelées. Il fait du bon travail. Heartland peut dormir tranquille. Sous leurs dômes de verre, les villes européennes sont protégées. La climatisation est bien réglée, l’air aseptisé. Les animaux sauvages sont éradiqués. A l’extérieur, quelques zones de résistance subsistent, où les racistes remettent en question la centralisation du pouvoir, mais elles seront vite annexées. Les Bons Européens ont compris ce qui est bien pour eux. Avec leurs Paumes, ces terminaux intégrés au creux de leurs mains, ils peuvent déployer dans la seconde toute information suspecte sur l’InterZone, cet immense réseau social. Ils sont leurs propres gardiens. Everybody is watching you. Horace vit dans le luxe. Il en est digne. Il doit partir en mission à Londres. Il n’en a pas envie. Cette ville lui rappelle l’Ancienne Angleterre qu’il a contribué à détruire, elle lui rappelle un ancien amour. Parce qu’il a des souvenirs d’avant. Des souvenirs qui le rendent triste. Il n’aime pas ça.

Kenny Jackson est un Commun, il vit au-delà de la Reading Line, dans un village (encore) anglais. Ici, pas de dôme, pas de climatisation. Le froid mord les visages. Mais il y a le pub, la bière, les amis pour réchauffer les cœurs. Kenny s’est improvisé bibliothécaire. Il collecte les livres qui ont échappé à la destruction. C’est interdit. Comme les vinyles. L’EUE ne tolère que la culture digitalisée, plus facile à contrôler, à recycler. Ici, les gens ont une mémoire. Ils savent la Guerre et leur fierté de l’avoir gagnée. Churchill n’est pas un traître, c’est un héros. Kenny est membre des GB45. Il voudrait reconquérir Londres, dont on l’a chassé enfant. Il risque gros. Il n’y a pas de caméras de surveillance ici, pas d’InterZone, mais peut-être des espions.

Les trois personnages principaux convergent vers Londres.

John King est en colère contre la technocratie et les dérives bureaucratiques de l’Union Européenne, vous l’aurez compris. Et quand il est en colère, il écrit. Un pamphlet ? Non, une fiction, une dystopie féroce. Il crée un monde, il raconte un futur plausible qui emprunte à son maître Orwell son efficacité narrative. Comme dans 1984, le récit se déroule au passé et s’incarne au travers de quelques personnages, avatars de figures qui deviennent emblématiques de leur monde.

Partant du postulat que le véritable pouvoir est à Bruxelles et Berlin, dans les mains des financiers et des bureaucrates, il force le trait et imagine l’univers aseptisé, homogénéisé dans lequel, selon lui, l’UE est en train, sans violence, de précipiter les peuples européens. Il ose et ça fonctionne. Il ose invoquer le nom d’Hitler pour mettre en garde contre un révisionnisme historique et culturel qu’il juge dangereux. L’UE, à coup de décrets et de règles, impose à tous un modèle standardisé, un immense marché où chacun d’entre nous allons acheter les mêmes produits, manger la même malbouffe, vivre la même vie robotique, sans saveur et sans émotion. Il interroge la démocratie. Certaines lois qui régissent notre existence quotidienne ont été édictées d’en haut, de là-bas, sans qu’on nous demande notre avis. Les gouvernements nationaux n’ont aucun pouvoir. Les élections ne servent à rien. Nous nous complaisons, selon lui, dans un simulacre de suffrage universel.

The Liberal Politics of Adolf Hitler se veut un avertissement. Si l’ironie y est plus présente que dans 1984 (Rupert en tenue de soirée, attifé d’un polo rose Lacoste et d’une casquette blanche à la Rubbettes est irrésistible), il n’en est pas moins efficace par le malaise qu’il instille et les nombreuses questions dérangeantes qu’il suscite.

Doit-on tout accepter pour finir par tous se ressembler ? Doit-on parler la même langue, une novlangue vide de sens sous prétexte de mieux se comprendre ? Faut-il se précipiter sur toutes les dernières technologies et se laisser épier, observer sous prétexte de sécurité ?

John King frappe fort, il tabasse même. L’uniformisation de la culture, la gentrification, la négation du passé, tout ça le gonfle sévère. Et que dire du mépris du peuple par les élites, de la cruauté envers les animaux, du double-langage et de cette servitude volontaire dont nous faisons preuve, par flemme et grâce à une propagande savamment instaurée ?

The Liberal Politics of Adolf Hitler oppose deux mondes. Celui, robotique, froid et répressif des villes de l’EUE. Malheur à qui refuse de se conformer, de travailler pour le profit. Et celui des villages dissidents. Là, King donne toute la mesure de son talent. Quand il dépeint l’Angleterre qu’il aime, les pubs, la musique, la littérature, la solidarité, l’amour. Ce monde qu’il a peur de voir disparaître avec les grandes chaînes commerciales, la standardisation des cultures et des paysages. Cette colère qu’il exprime quand on lui nie sa fierté d’être anglais, d’appartenir à un peuple qui a gagné la guerre et veut continuer à boire sa bière dans des pintes.

John King a écrit The Liberal Politics of Adolf Hitler pour dénoncer les excès de la technocratie et convaincre ses contemporains de quitter l’Union Européenne. Il est heureux que le Brexit l’ait emporté. Il n’y aurait donc pas que des adeptes du UKIP dans ce camp ? Il semblerait qu’il existe un courant de pensée en Angleterre dont les médias se sont peu fait le relais, un courant humaniste, qui s’insurge contre le libéralisme outrancier, défend les services publics et les syndicats, croit que les solutions sont à trouver dans le local, veut récupérer sa voix au chapitre.

Quand on lui dit qu’on est triste que l’Angleterre parte de l’UE, King répond qu’elle quitte l’UE, pas l’Europe. Quand on lui dit que c’était une belle idée au départ, pour empêcher les guerres, il répond qu’il y a peu de chance que l’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne. Quand on lui demande s’il n’a pas peur de l’avenir, il répond qu’il ne faut pas mésestimer le peuple anglais, sa capacité à se réinventer, à intégrer de nouveaux arrivants et de nouvelles idées, à puiser dans son passé la force de se bâtir un avenir radieux.

Well, the future is unwritten.

The Liberal Politics of Adolf Hitler / John King. London Books, 2016

Avec joie et docilité de Johanna Sinisalo

avec joie.jpg

Finlande. De nos jours. La Finlande est une Eusistocratie, une société où tout va bien pour tout le monde. Vanna est une éloï, une sous-race du sexe féminin, active sur le marché de l’accouplement et vouée à favoriser par tous les moyens le bien-être du sexe masculin (Nouveau Dictionnaire moderne), une fille, donc, avec tous les attributs propres à ce genre. Blonde, élevée pour obéir et servir, se reproduire, se donner à son mari avec joie et docilité. Elle est obéissante, douce, idiote. Ses seuls centres d’intérêt sont la parure, les tâches ménagères, la puériculture. Vanna est heureuse car elle connaît sa place. Enfin, elle devrait. Mais voilà. Vanna a été élevée en Suède, par une grand-mère excentrique, qui a décelé chez elle une envie de s’instruire et a encouragé le développement de son intelligence. Vanna est malheureuse. Elle doit faire semblant, d’être sotte, d’être attirée par tous les virilo qui pourraient faire d’elle une mère. Sinon, elle risque l’internement.

Les femmes qui lisent sont dangereuses. La Finlande, par une éducation adaptée, et une sélection scientifique des meilleurs spécimens du genre, les a éradiquées. Si on l’avait détectée morlock (sous-race du sexe féminin qui, du fait de ses limitations physiques, de sa stérilité, est exclue du marché de l’accouplement) dès son enfance, au moins lui aurait-on fichu la paix, mais elle aurait été cantonnée aux basses besognes. Alors, elle a grandi en copiant sa petite sœur Manna, une future éloï prête à l’emploi. Elle imite ses gestes, la façon dont elle retrousse son joli petit nez et coiffe sa blondeur, comment elle minaude, comment elle se tait. Manna se marie avant elle, signe de réussite, et disparaît. Vanna Part à sa recherche. Pour tenir le coup dans sa quête, elle devient accro à la pire des drogues, totalement illégale, le piment.

Dystopie d’une infinie tristesse, roman épistolaire astucieux, Avec joie et docilité dépeint un monde cauchemardesque, où la société définit la valeur d’un être humain selon son genre et la docilité avec laquelle il se soumet aux codes. Une communauté fermée et lisse, avec aucun lien sur l’extérieur, où l’usage des drogues, qu’elles quelles soient, est prohibé, à tel point que croquer dans un piment doux est l’équivalent d’un shoot d’héroïne, une nation où l’on fait le bonheur de l’individu, même s’il ne le désire pas.

Mais enfin, Madame Sinisalo, ne seriez-vous pas un rien frustrée, voire hystérique, un peu féministe sur les bords, pour imaginer un univers aussi sordide ? Du style à vous plaindre sans arrêt, alors que chacun sait que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Allons allons, reprenez-vous, mon petit. Les femmes n’ont-elles pas le même salaire que les hommes pour le même job ? Vous voulez nous faire croire que la mode est au rose pour les fillettes ? Que l’avortement est remis en cause ? Qu’on pense à établir un salaire pour la femme au foyer ? Qu’on ne fait pas lire aux gamines les mêmes livres que leurs camarades masculins, qu’ils ne jouent pas aux mêmes jeux ? Que les femmes sont victimes de violence, de mariages forcés ? Que certains prétendent que le seul modèle familial possible serait un papa, une maman, et deux enfants ?

Mais vous avez vos règles, ou quoi ?

Avec joie et docilité / Johanna Sinisalo. trad. du finnois par Anne Colin du Terrail. Actes Sud, 2016 

Les brillants de Marcus Sakey

brillants.jpg

1980. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des enfants aux aptitudes individuelles exceptionnelles voient le jour, des enfants aux capacités mentales ou physiques décuplées, capables de se fondre dans une foule au point d’être invisibles ou de démonter les mécanismes boursiers, bref des anormaux dont les performances terrifient les humains de base. Une trentaine d’années plus tard, l’agent fédéral Nick Cooper, doté de la faculté de décrypter les pensées, est l’un d’entre eux, l’un de ces 1% d’êtres supérieurs, l’un de ces brillants. Une guerre civile s’annonce, entre ces anormaux et les autres. Cooper est chargé de traquer les terroristes, notamment le plus célèbre et dangereux d’entre eux, un brillant comme lui.

Pour fêter ses 70 ans d’existence, en plus d’une nouvelle maquette de couverture pour le coup très réussie, la Série Noire frappe fort en proposant ce thriller mâtiné de SF, véritable page-turner qui s’écarte des standards classiques du roman noir. Foisonnant, énergique, décalé, pop, les adjectifs ne manquent pas pour qualifier cet ovni littéraire, heureux mélange de roman d’espionnage à la James Bond et d’anticipation, mettant en scène des super héros à la Marvel. Rebondissements multiples au service d’une intrigue excellemment menée, style vif parfaitement traduit, scènes de baston originales, personnages attachants et complexes, cette fiction possède tous les ingrédients d’une bonne série B. Mais que l’on ne s’y trompe pas, cette uchronie si facile d’accès a parfaitement sa place dans une collection qui interroge la marche de notre monde. Marcus Sakey refuse tout manichéisme dans la réalité qu’il invente. Les bons ne sont pas toujours là où on les attend, les méchants non plus. La société dépeinte se découvre au fil des pages dans toute sa complexité et pose de vrais questionnements : comment accepter les gens différents, pourquoi avoir peur de ce que l’on ne connaît pas, la mise à l’écart d’une pan entier de la population est-elle légitime et sans conséquence ?

A la fin de cet étonnant polar ? Frustration ! Comme pour voir la suite de votre série télé préférée, il vous faudra attendre patiemment quelques mois avant d’en apprendre plus sur Nick Cooper, à moins que l’adaptation ciné ne sorte avant (Jared Leto est pressenti pour le rôle principal), car ce volume est le premier tome d’une trilogie à suivre.

Les brillants / Marcus Sakey. trad. de Sébastien Raizer. Gallimard. (Série noire), 2015

Chronique publiée dans New Noise n°27 – mai-juin 2015

Pur d’Antoine Chainas

pur

Non, le dernier Chainas ne fiche pas du tout la trouille. Pour ça, il faudrait que la société qu’il invente dans Pur se rapproche un tant soit peu de la nôtre. Alors que là, on nage en pleine fiction, que dis-je, en pleine science-fiction. Pensez, une France racornie, moribonde, où des citoyens parano vivent dans des propriétés clôturées, code-digitalisées, auto-suffisantes, et espionnent sur des caméras de vidéo-surveillance les agissements de leurs voisins, histoire de vérifier qu’ils respectent les règles, parce que sinon, une bonne petite délation et c’est l’expulsion assurée. Déjà qu’ils ont eu du mal à se débarrasser de ces salauds de pauvres fauteurs de troubles et souvent basanés aux entournures… Dehors, ils le disent à la télé, c’est la jungle. Des arabes tirent sur les gens bien, tout ça pour se venger parce qu’il paraîtrait qu’ils se feraient sniperiser sur les autoroutes. Les flics manquent de moyens, à moins que ça ne soit de volonté. Et les politicards locaux, trop heureux de profiter de ce sentiment d’insécurité, ne tiennent pas trop à ce que les choses changent. Manquerait plus que des groupuscules d’extrême droite et des bourgeois bon ton s’emmêlent. Bref, toute ressemblance (…) ne serait que pure coïncidence. Donc, Monsieur Chainas est passé à côté de son sujet, et n’a pas écrit un roman brillamment glacial et subtilement dérangeant. Et moi, je vais de ce pas regarder un nouvel épisode de La petite maison dans la prairie.

Pur / Antoine Chainas. Gallimard (Série Noire), 2013

Chronique publiée dans New Noise n°19 – décembre-janvier 2014

Utopia de Ahmed Khaled Towfik

utopia.jpg

Le Caire, 2023. L’effondrement des réserves pétrolières, la construction d’un canal par Israël ont conduit à l’anéantissement des classes moyennes égyptiennes et au partage de la société en deux catégories, les riches et les Autres, liés par une haine réciproque. Dans la crainte d’une Révolution, les nantis ont érigé des murs infranchissables et créé Utopia, colonie entourée de miradors qui les protègent des pauvres. A l’intérieur de cette enclave préservée, les gens ont tout et la jeunesse dorée s’ennuie. Alcool, sexe, puissantes drogues, les ados ont déjà tenté toutes les expériences à l’âge de seize ans. Une seule épreuve leur procure encore un soupçon d’adrénaline, la « chasse ». Le but : passer de l’autre côté, tuer un Autre et ramener une partie de son corps comme trophée. D’une violence terrifiante, le court roman de Ahmed Khaled Towfik est une démonstration de force. En plaçant son récit dans un futur très proche, en faisant alterner la voix de deux narrateurs principaux, du même âge mais de deux milieux diamétralement opposés, l’auteur parvient à dresser une critique imparable de l’Egypte contemporaine, et au-delà, de notre monde, au bord de l’implosion. Mené tel un thriller, le texte démonte de façon implacable, sans lasser une seconde, les mécanismes sociaux et politiques qui mènent à l’exclusion d’une partie de l’humanité, fait réfléchir sans donner de leçon, et met en garde, douloureusement.

Utopia / Ahmed Khaled Towfik. trad de l’arabe (Egypte) par Richard Jacquemond. Ombres noires, 2013