Milkman d’Anna Burns

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Une adolescente se raconte. Elle est « la sœur du milieu » d’une fratrie dont certains des membres, exilés ou traitres, ont été marqués au fer rouge. Elle n’est pas nommée, pas plus que la guerre en cours, que l’on devine être les affrontements d’Irlande du nord, dans les années 70’s. Elle tente de faire son chemin dans une société enferrée dans un conflit qui n’en finit plus de faire des morts, sclérosée, dominée par les petites frappes de tous bords, armées, couillues, sûres de leur fait, paramilitaires-défenseurs paradant, « renonçants » des deux camps. Les ennemis sont partout, « par-delà l’eau », l’Etat ici, le gouvernement « là-bas », tous ceux de « l’autre côté de la route. » Les hommes dominent, les femmes, dans leur rôle, alimentent les cancans.

Dans un tel contexte, difficile d’être soi quand on est une jeune fille aspirant à la paix et à l’indifférence. Bien sûr, elle a intégré les enjeux qui se trament. « Quant aux meurtres, c’était la routine, à savoir qu’il n’y avait pas lieu de se répandre en invectives, non parce qu’ils étaient insignifiants mais bien parce qu’ils étaient si énormes et si nombreux que rapidement, on n’a plus eu le temps pour ça ». La géographie de la ville rappelle à tous les coins de rue où il faut ou pas se promener et le danger qu’il y a à s’éloigner de son quartier, catholique en ce qui la concerne. Elle sait, surtout, les risques encourus si l’on s’écarte de la route. Tout est interdit, sauf ce qui est obligatoire, comme se marier, avoir des enfants, défendre la patrie.

Faire son jogging est un défi. Lire en marchant est un acte de rébellion. Tout le monde vous épie et a vite fait de vous épingler, de faire de vous l’héroïne de la dernière rumeur en date, celle qui pourrait bien vous être fatale si vous dépassez les bornes. Parler à un homme, monter dans une voiture et vous voilà classée dans la case mauvaise fille, celle qui n’a pas de petit ami attitré, une folle féministe, ou qui fréquente quelqu’un d’infréquentable, pas du bon clan. Harcelée, menacée par un Laitier qui n’en a que le nom, au lieu d’être victime, elle se retrouve coupable. Les traditions, la religion, la famille pèsent de tout leur poids sur la vie de « sœur du milieu », niée, étouffée.

Anna Burns, en refusant de nommer les protagonistes de son histoire, – aucun des personnages n’a d’identité hormis la fonction qu’il représente aux yeux de la société – livre un récit qui pourrait se dérouler presque n’importe où et prend des allures de parabole sur l’enfermement, l’injustice, les mécanismes à l’œuvre dans une communauté en temps de guerre. La Narration, étonnante au début, finit par emporter l’adhésion du lecteur qui prend parti non pour une cause mais pour une personne tentant de préserver son individualité. Son héroïne prend vie, malgré l’énergie déployée par son entourage pour la désincarner. Elle est naïve et seule, elle existe pourtant, plus forte finalement que ceux qui ont le pouvoir, les fusils, font les règles et les procès sauvages, loin de l’imagerie rebattue, romantique, des guerriers résistants.

Milkman / Anna Burns. trad. de Jakuta Alikavazovic. Editions Joëlle Losfeld, 2021

Chronique publiée dans New Noise n°60 – janvier-février 2022

Nous errons dans la nuit dévorées par le feu de Jules Grant

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Donna et Carla sont amies depuis l’enfance. Elles ont grandi dans le même quartier du Sud de Manchester. Ont connu des parcours familiaux semblables, où pauvreté et alcoolisme étaient des préoccupations plus envahissantes que le soin apporté aux enfants. La débrouillardise et la rue ont cimenté leur éducation. Elles n’ont pas suivi les modèles parentaux. Elles ont agi, ont uni leur force et leur rage. Elles ont fondé un gang, un gang de filles, lesbiennes de surcroit, comme elles. Les hommes, elles s’en arrangent tant qu’ils ne s’immiscent pas dans leur business, celui des drogues qu’elles fourguent dans les clubs dans des vaporisateurs de parfums. Un jour, tout bascule. Carla a séduit la femme d’un caïd et se fait tuer.

Histoire d’amour et de vengeance, Nous errons dans la vie se lit au rythme de la traque de Donna pour retrouver le meurtrier et lui faire payer son crime. A cent à l’heure au volant de sa moto. Elle est en colère, désespérée, accompagnée de sa bande, prête à en découdre, jusqu’au bout. Et on se fond dans leur sillage, d’autant qu’on en apprend plus au fil des pages sur leur passé et qu’on s’attache. Forcément, on prend parti, et on espère un dénouement à la hauteur de leur furie.

Mais le roman de Jules Grant n’est pas qu’une bonne intrigue. L’auteure a une vraie langue, tout en décrochements, phrases courtes, reparties vives et dialogues précis. Aussi flamboyante que les filles qui composent le clan.

C’est aussi dans le choix des personnages qu’il est original. Et malin. Parce qu’il met en scène des femmes, dans un milieu violent et qu’il évite les clichés propres aux genres. Donna et ses comparses, même si l’on devine qu’elles ont dû affronter plus de périls que leurs homologues masculins, se comportent surtout comme eux. Elles sont aussi rebelles, violentes. Elles forment un gang, pas un regroupement de femmes par défaut. Elles ne se revendiquent pas féministes, ce combat n’étant pas le leur, elles l’ont dépassé depuis longtemps, elles réagissent en fonction de leur environnement, comme n’importe quel être humain. Elles ne sont ni fleurs fragiles, ni viragos, elles se servent des mêmes armes que les mâles, les hauts talons en plus. Par choix.

Nous errons dans la nuit dévorées par le feu / Jules Grant. trad. de Maxime Berrée. Inculte, 2020

Manger Bambi de Caroline de Mulder

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Hilda, dite Bambi « à cause de ses yeux doux et de sa charpente légère, tout en pattes », a seize ans, des copines (enfin, deux copines, Leïla et Louna, son crew), des embrouilles et la rage. La scène d’ouverture est à l’image de sa vie, violente. Le type qu’elle a réussi à appâter pour le laisser à poil en a pris plein la gueule et surtout le fondement. Il paye pour les autres, tous ces vieux friqués qui ferment les yeux sur l’âge des gamines qu’ils contactent sur les sites de rencontre et ramènent à l’hôtel. Bambi, elle n’attaque pas, elle se défend. Elle n’a que sa jolie frimousse à opposer à cette société qui fait d’elle une proie, un jouet entre les mains des hommes ou des beaux-pères lubriques. Sa petite gueule, et aussi ses poings. Faut pas la regarder de travers. De toute façon, c’est les autres qui ont commencé. Elle a l’insulte facile et part du principe qu’il vaut mieux faire peur que pitié.

Elle est de ces gosses exubérantes, trop voyantes, qu’on croise en baissant les yeux. On se doute bien que leurs cris sont une carapace, une façade mais on ne prend pas le risque de vérifier de près. Elle n’est pas très sympathique, Bambi, elle crie et ment pour exister. C’est une terreur. Dont Caroline de Mulder dresse un portrait si convaincant qu’on finit par l’aimer. Au point qu’on voudrait bien qu’elle échappe au destin inexorablement tragique vers lequel elle est précipitée.

L’histoire se passe maintenant. Smartphones omniprésents, langage de SMS, internet où l’on trouve tout, façon de s’exprimer, récit raconté au présent ancrent Bambi dans le réel, dans l’actuel. Ça se passe nulle part, dans un endroit moche comme partout. La langue est sèche. L’économie de mots, les associations de termes surprenantes créent des images puissantes, de la poésie noire.

Sous ses traits durs, sa couche de maquillage, Bambi est une petite fille. En lutte. En colère. Qui se venge de l’existence. C’est une enfant en manque d’amour, qui continue à adorer sa mère, malgré tout ce que celle-ci porte en elle de toxique. Et on voudrait bien, qu’à la fin, elle ne soit pas mangée.

Manger Bambi / Caroline de Mulder. Gallimard (La noire), 2020

Cannonball de Sylvia Hansel

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Sélectionner cinquante morceaux pour dresser la bande son de son adolescence, en voilà une idée qu’elle est bonne. Il faut dire que la musique a un pouvoir évocateur beaucoup plus puissant qu’une madeleine et que certaines chansons ont le don de vous replonger dans le décor, joli ou moche, de l’époque de leur découverte. Elles nous rappellent instantanément qui nous étions.

C’est l’exercice auquel s’est livrée Sylvia Hansel, pour ce Cannonball incroyablement juste et sincère. On imagine que c’est la réécoute des morceaux choisis qui lui ont permis de retrouver la voix de celle qu’elle était entre 1993 et 2001, cette autre encore un peu elle-même, et tout à fait une autre dont elle peut se moquer et livrer les secrets.

Nous aurions peu de titres en commun, elle et moi. Question de génération, d’influences, de goûts tout simplement. Ça n’a pas d’importance.  Entre fans de rock, on se comprend. Et surtout, qu’elle évoque le Velvet ou les Stones, Hole ou dEUS, c’est bien d’elle dont elle parle, de ses chagrins immenses et ses joies communicatives, les mêmes que les miens à son âge. Les peines de cœur et les fous rires irrépressibles, les révoltes et les hontes, les premières fois, elle décrit tout, sans tabou, sans chercher à enjoliver, poussée à la confidence par les artistes posés sur sa platine. La meilleure copine, les engueulades parentales, l’argent de poche qui ne permet pas l’erreur quand on achète un album, l’anglais qu’on déchiffre grâce aux paroles, les magazines de rock, les magasins de disques où les clients font peur, la découverte de nouveaux groupes, du féminisme, du sexisme, des relations hommes/femmes, de la vie qui déçoit, elle se souvient de tout et se livre sans pudeur, avec des mots d’ado, simples et drôles.

Les anecdotes sur les groupes et l’analyse de leurs morceaux, érudites et bienvenues, ne sont que prétextes à raconter les péripéties de sa propre existence. Et on se marre avec elle de son sens de l’orientation déficient, et l’on se révolte de la façon dont les garçons la traitent. On revit des moments disparus sous sa plume réjouissante, et on se prend à faire le tri dans les chansons de notre vie.

Cannonball : l’adolescence n’est pas une chanson douce / Sylvia Hansel. Editions Intervalles, 2020

Betty de Tiffany McDaniel

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Les Carpenter ont déjà perdu deux enfants quand ils posent leurs valises dans l’Ohio, d’où la mère est originaire. Ni plus ni moins rejetés là qu’ailleurs. Betty s’accommode de l’endroit entourée des siens que les voisins trouvent atypiques. Le père est un indien cherokee, et dans la fratrie, Betty est la seule à avoir hérité de sa peau mate et de ses yeux noirs, tandis que ses cinq frères et sœurs ont pris la blondeur maternelle.

C’est peut-être pour cela qu’il lui rapporte les légendes de son peuple, quand il ne les invente pas pour elle. C’est un conteur extraordinaire qui fait naître des rêves chez la petite métisse, des ailleurs, des possibles. Lui fait sentir qu’elle est précieuse, unique, qu’elle porte en elle son propre destin. Alors, tant pis si ses camarades, à l’école, la méprisent et insultent sa couleur de peau. Tant pis si elle est pauvre puisqu’elle a ses histoires. Tant pis si elle née fille quand c’est plus facile d’avoir un avenir quand on est un garçon.

Etre un bon père n’empêche pas les drames. Au racisme ordinaire dont il est la première victime, à la méchanceté crasse, aux accidents s’ajoutent les horreurs tues contre lesquelles il ne peut rien, passées ou présentes, celles qui viennent du dedans, de la famille.

C’est Betty qui raconte. C’est Tiffany McDaniel qui s’empare de l’histoire de sa mère pour en faire un récit, à la première personne, qui la transcende. Elle a trouvé la voix, la justesse exacte, pour raconter l’enfance et le passage à l’âge adulte, pour exprimer ce qu’est être une fille, pour dire l’amour.

Car si de deuils et de tragédies il est beaucoup question dans Betty, c’est surtout un roman d’amour. S’il y a dans ses pages des passages d’une dureté extrême, ils sont contrebalancés par un élan de vie plus grand que la douleur, et sublimés par une écriture flamboyante qui fait naître des images d’une poésie céleste et des envies de pleurer devant une telle beauté.

Le père fait de la réalité des mythes. Il se passionne pour les plantes, les animaux, il fabrique des potions, des arcs en ciel, des bijoux, des sculptures qu’il offre à ses enfants. Il aime chacun d’entre eux, avec leurs personnalités marquées et sensiblement dépeintes, sans les juger, nous poussant à les chérir à égal degré, à travers ses yeux et ceux de Betty. Il les pense beaux, donc ils le sont et ceux qui disparaissent le restent pour toujours.

Betty est un roman d’amour de l’auteure à sa mère, un hommage émouvant à l’amour conjugal et fraternel, une évocation bouleversante d’une civilisation qui serait perdue sans des pères fantastiques, et l’on se prend à craindre qu’un film soit tiré de l’œuvre qui viendrait pervertir les images personnelles que l’on s’est créées de la petite indienne.

Betty / Tiffany McDaniel. trad. de François Happe, Gallmeister, 2020

Basse naissance de Kerry Hudson

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Le premier roman de Kerry Hudson, Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman, racontait le parcours de Janie, de sa naissance à ses seize ans, née d’un père alcoolique et absent pour ne pas dire inconnu et d’une mère ado s’acharnant à choisir des losers. Baladée d’HLM sordides en hôtels miteux et B&B éphémères, Janie y narrait, de sa voix enfantine et drôle, les fins de mois difficiles, les 80’s dans une Ecosse au bord du chaos, les beaux pères de passage, les queues interminables aux bureaux des allocs, et sa crainte d’être placée en foyer d’accueil.

Le roman, publié en France en 2013 et largement autobiographique, a remporté un succès autant public que critique et lui a ouvert les portes d’un monde nouveau, l’univers feutré de l’édition, des salons littéraires, dans lequel l’auteure a peiné à se sentir à l’aise. Dans sa famille, on disait ce qu’on pensait sans se soucier de heurter, on le disait fort, avec un accent prononcé, en usant d’un vocabulaire fleuri.

Elle qui a coupé les ponts avec son milieu d’origine, question de survie, qui a toute sa vie été victime d’un racisme de classe destructeur, (« De mes quatorze à mes trente-huit ans, j’ai toujours travaillé. … Centres d’appels, elfe de Noël chez Harrods, serveuse à maintes reprises, femme de chambre, vendeuse, nettoyage des toilettes, collecte de fonds dans la rue, garde d’enfants, travail social… Et toujours j’écoutais ceux qui n’avaient pas vécu un seul jour la même vie que moi prétendre que les gens de mon espèce étaient des tire-au-flanc et des profiteurs ») a l’impression de jouer la comédie. Nulle part à sa place. Coupée en deux. Pour comprendre, recoller les morceaux d’une histoire dont elle n’avait que des bribes, elle décide de repartir sur les lieux de son enfance, refaire le chemin à l’envers, finir le puzzle.

Autobiographie assumée, quête d’identité, Basse naissance est donc le récit de son parcours, de ses retrouvailles avec certains membres de sa famille, de son retour dans des quartiers ancrés dans sa mémoire. C’est surtout le portrait d’une partie de la population mise de côté, rejetée, méprisée, et la tentative de réponses à ces questions qui la tourmentent. Comment s’est-elle sortie de l’extrême pauvreté quand la plupart s’y sont noyés ? Pourquoi, au contraire de sa mère, a-t-elle réussi à ne pas reproduire les schémas qui vous destinent à la misère ? Est-ce la société qui fait ce que vous devenez ? L’hérédité ? Quelle est la part de responsabilité de chacun dans son destin? Quelle est la part de choix qu’on vous laisse prendre ?

Au fil des pages et des étapes, Kerry Hudson dresse un constat accablant. Les banlieues, les rues de son enfance sont plus crasseuses, plus délaissées encore que dans ses souvenirs. Les services sociaux n’avaient pas aidé la petite fille affamée, déscolarisée qu’elle était, ils sont presque inexistants aujourd’hui. Alors ? Qu’est-ce qui a différencié Kerry Hudson des siens, elle qui a subi la violence de rapports familiaux dysfonctionnels, l’addiction, un viol et deux IVG quand elle était très jeune ?

Les réponses sont évidemment multiples, évasives parfois. Des rencontres, son goût pour la lecture, la fréquentation de milieux artistiques… Loin de tout pathos, misérabilisme ou mépris envers celle qu’elle fut, elle livre ici un témoignage plein de rage, et une oeuvre qui la transcende. Elle se sert de ses failles pour avancer et créer une oeuvre, à l’image de Richard Billingham, photographe et réalisateur de Ray & Liz, devenu témoin, à travers ses parents, de la pauvreté et ses ravages à Birmingham, dans les années 80.

Basse naissance / Kerry Hudson. trad. de Florence Lévy-Paolini. Philippe Rey, 2019

Vinegar girl de Anne Tyler

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Kate Battista a 29 ans. Elle a du charme, pour qui aime les femmes charpentées. Si elle faisait un petit effort, elle pourrait être jolie mais elle n’a que faire d’être jolie, ça ne sert à rien d’être jolie quand on a tant de travail : tenir la maison, jardiner, bosser dans une école maternelle, cuisiner pour sa sœur cadette Bunny, jolie elle, et son scientifique de père, perché dans ses nuages, spécialiste en neurobiologie, sur le point de finir une étude capitale… qu’il ne peut terminer seul. Il a besoin de l’aide de son assistant pour finaliser sa découverte. Mais le visa de Pyoder Cherbakov arrive à son terme. Il n’a qu’une chance de pouvoir rester, se marier au plus vite. Ça tombe bien, la solution est à portée de main : Kate est célibataire.

Variation autour de la mégère apprivoisée de Shakespeare, Vinegar Girl transpose le thème de la femme rebelle finalement domestiquée dans une Amérique contemporaine néanmoins décalée. Anne Tyler confère à son roman un charme délicieusement désuet, accentuant ses airs de gentille comédie romantique. Tous les ingrédients d’une bluette sont réunis : l’atmosphère farfelue, les deux futurs amants que tout oppose, les personnages secondaires qui vont interférer sur le destin des amoureux, le style alerte, les dialogues enlevés, l’intrigue que l’on devine dès les premiers chapitres… Mais si Vinegar Girl se lit avec un plaisir de midinette, il possède l’intelligence d’une comédie de mœurs réussie.

Si la mégère originelle ne se laissait pas si facilement saisir, si la domination à laquelle elle succombait pouvait être une part du jeu sexuel à laquelle elle se livrait avec son amant, tour à tour dominatrice ou soumise, mais toujours en recherche de plaisir, la Kate d’Anne Tyler est elle-même plus complexe que le résumé de l’histoire ne semble le suggérer. Sauvage, brillante, franche jusqu’à l’impolitesse, Kate change-t-elle au cours de l’histoire, se renie-t-elle ? Que nenni. Elle conserve ses reparties cinglantes, son étrangeté aux yeux des autres. Elle se moque de la bienséance, des normes sociales, de la morale. Elle ne plie pas, ne rompt pas, ne rampe pas. Elle se contente d’accepter les sentiments qu’elle éprouve pour Pioder. Et tant pis s’ils s’accordent aux vœux paternels. Ainsi qu’elle le dit à sa sœur qui l’accuse de se rabaisser pour convenir à son époux : « Je ne fais pas la carpette, je l’accueille dans mon pays. Je lui fais de la place dans un endroit où l’on puisse tous les deux rester nous-mêmes. » Cute, isn’t it ?

Vinegar girl / Anne Tyler. trad. de Cyrielle Ayakatsikas. Phébus, 2018

La maison de Emma Becker

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Emma Becker vit à Berlin. Les maisons closes y sont légales. Poussée par une curiosité qui la hante depuis toujours, l’envie de témoigner des conditions de vie des femmes qui y font commerce de leur corps, elle décide de se faire embaucher dans deux bordels différents, durant deux ans, afin de partager leur quotidien et leur travail.

La démarche peut sembler surprenante, choquante aux yeux de certains, elle est naturelle pour l’auteur. Emma Becker ne s’embarrasse pas de bonne morale. Le sexe tarifé, pas plus qu’aucun autre sujet, n’est tabou. Sa volonté n’est pas de se sacrifier sur l’autel du journalisme d’immersion ou de la défense d’une cause, qu’elle soit prolétaire ou féministe. Elle veut comprendre, apprendre, au plus près, loin des clichés et du misérabilisme généralement attaché à ce métier.

Très vite, Emma Becker fait beaucoup plus que témoigner. Elle devient partie intégrante de ce monde qui lui livre ses secrets. Du premier établissement, le Ménage, elle dresse un tableau peu concluant. Elle ne s’y sent ni agressée, ni exploitée, mais le lieu manque de magie et de liberté. Ce sera la Maison qui la bouleversera, au point qu’elle aura du mal à quitter l’endroit et les femmes qu’elle y a côtoyées.

Son livre n’est pas un plaidoyer pour la prostitution. Ce n’est pas une condamnation non plus. La Maison est un lieu de travail, avec ses coutumes, sa routine. Les femmes qui y exercent n’ont pas plus de bonheur à s’y rendre qu’une travailleuse à la chaîne, mal payée, pas considérée, épuisée. Elles n’en éprouvent pour autant aucune culpabilité, elles auraient pu choisir une autre profession, moins lucrative mais elles s’y s’épanouissent car les moments de tendresse entre elles sont nombreux, les rires aussi. Sous la plume d’Emma Becker, tout en nuance et se tenant à distance de la vulgarité et du sensationnalisme, naissent des figures troublantes, émouvantes, des portraits de femmes bienveillantes envers leurs sœurs, qui s’acquittent de leur tâche consciencieusement, sans avoir le sentiment de s’abimer et vivent une sororité mystérieuse et réelle.

L’auteur ne fait pas de son expérience un exemple. Elle fait néanmoins preuve d’un respect envers les prostituées qui en a dérangé beaucoup. Ceux qui s’empressent de juger ces femmes de mauvaise vie aussi bien que ceux qui prétendent les défendre à leur place, sans leur donner la parole, niant par là-même le choix qu’elles ont fait de leur profession, en toute connaissance de cause, comme des grandes filles.

La Maison / Emma Becker. Flammarion, 2019

Lizzy Mercier Descloux, une éclipse de Simon Clair

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Quand j’avais lu l’autobiographie de Richard Hell, I Dreamed I Was a Very Clean Tramp, j’avais été frappée par certains passages très forts où il évoquait la passion qu’il avait vécue avec une petite Française, débarquée de nulle part, et qui avait conquis le microcosme underground new-yorkais en 1976. Cet amour, durable, allait imprégner son existence au point d’en faire le point central de son roman, L’œil du lézard. Si le nom de Lizzy Mercier Descloux m’évoquait bien un souvenir diffus, il restait lié à la réminiscence d’un clip échappé des 80’s, un tube éphémère, où une jolie fille dansait sur une plage en se demandant : « Mais où sont passées les gazelles ? » Image fugace, figure intrigante…

Ma curiosité était piquée et ne demandait qu’à être assouvie. C’est chose faite grâce au livre de Simon Clair, parti lui-même à la recherche de Lizzy. Particulièrement bien documenté et rédigé d’une élégante plume, son ouvrage s’attache à rendre sa juste place à cette éclipse qui serait restée sans lui une simple muse, une personnalité extravagante mais peu créative.

Née en 1956, élevée par ses grand-oncle et tante, dans le quartier des Halles, à Paris, Martine Elisabeth se plaît très tôt en compagnie des rockers et fanzineux qui peuplent son coin. Michel Esteban y tient le magasin de disques Harry Cover. Il est à l’affût de ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. C’est avec lui, son amoureux, qu’elle atterrit à New York, fin 75. La Grosse Pomme est autant en déliquescence qu’en effervescence. Il est aussi facile de s’y loger pour pas cher que d’y croiser ces marginaux qui composent l’élite artistique du moment. Le CBGB est à deux pas du loft du couple. Patti Smith, les Ramones, Suicide ou Television y appellent sur scène à la révolte et à la liberté. Parlant deux mots d’anglais, Lizzy, énigmatique avec son look ébouriffé, se fait vite adopter.

Et elle ne se contente pas de regarder ni de laisser exploser sa sexualité libérée dans les bras de son Richard et quelques autres. Rapidement, elle s’achète une guitare et devient une figure du No Wave, inspirée par le courant bruitiste de Lou Reed initié avec Metal Machine Music. Press Color, son premier LP, sort en 79. Comme elle, il est rêche, sans concession, inclassable, invendable. Lizzy ne recherche pas la célébrité, elle aime les sons nouveaux, les mélanges, mixer disco et rock, s’approcher au plus près des sonorités et des rythmiques de l’afrobeat.

En 81, les drogues dures, le sida, la compétition induite par le fric des majors, ont rendu NY irrespirable. Elle s’envole pour les Bahamas et y enregistre Mambo Nassau, où se mêlent mélodies caribéennes, rythmes africains, disco, no wave. En 83, bien avant l’explosion de la World music, l’Afrique l’appelle. Après un long périple d’immersion, elle se pose à Johannesburg, en plein apartheid. Elle y enregistre Zulu Rock. Cet album, déclaration d’amour au métissage culturel, fait de jam-sessions et de reprises de Sowetojive, où Lizzy pose sa voix sur des textes adaptés en français, remporte un franc succès, en France surtout, où l’on célèbre sa volonté de faire découvrir la musique africaine, son esprit fraternel, jusqu’à ce qu’on apprenne que les musiciens sud-africains n’ont pas été correctement crédités en termes de droits d’auteur…

Stupeur, retournement, accusations de soutenir l’apartheid, la vie de Lizzy sombre. Elle buvait beaucoup, elle ne fait plus que cela. Elle qui s’échappait souvent du monde s’en écarte de plus en plus. Après quelques albums moins inspirés, elle disparaît. Au début des 90’s, elle vit seule, ruinée, dans une ferme en Eure et Loire prêtée par un ex. Elle fera de cet endroit un dernier lieu magique, couleurs flamboyantes aux murs et fêtes avec ses intimes qui lui rendent visite. En 2004, elle meurt d’un cancer, entourée d’amis fidèles, après avoir refusé tout soin.

Lizzy Mercier Descloux, une éclipse est un beau portrait d’une étoile filante qui aurait pu devenir une star mais ne le voulait pas. Simon Clair fouille, explore les recoins de l’époque, scrute les courants musicaux, examine les bouleversements sociétaux et intimes pour livrer sa version de Lizzy, vision forcément partielle, subjective, fatalement touchante.

Lizzy Mercier Descloux, une éclipse / Simon Clair. Playlist Society, 2019

Chronique publiée dans New Noise n°49 – été 2019

Mado de Marc Villemain

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« Mon premier souvenir en tant que femme. »

Elle a dix ans, ou presque. Elle est encore une enfant. Elle joue, dans les vagues, avec deux garçons, un peu plus âgés qu’elle. Elle les connaît bien, ce sont des garçons, ils ont des jeux bêtes. Ils lui baissent sa culotte et l’emportent. Elle se retrouve nue, court après eux pour la récupérer. Puis s’enfuit dans les dunes et ce sont eux qui la poursuivent, la traquent. Elle n’est plus une enfant.

Vingt ans plus tard, alors qu’elle nous conte son histoire que l’on soupçonne tragique, Virginie, la narratrice, part de ce traumatisme pour dérouler le fil de son histoire d’amour avec Mado, l’été de ses quatorze ans. Non pas qu’elle prétende que cette anecdote désagréable soit l’élément déclencheur de son homosexualité, ce serait trop simple. Et ce serait faux. Si les jumeaux lui ont fait prendre conscience qu’elle sera désormais, pour tous, un être sexué, ils n’ont été qu’un lien. Avec la sauvage et sensuelle Mado dont ils sont les demi-frères et avec un lieu, cette cabane de pêcheur, son carrelet perdu dans les dunes, qui sera plus tard le refuge des deux adolescentes et où, acculée par les deux presque homme, elle passa seule cette nuit-là.

Virginie et Mado s’aiment, donc, cet-été-là, en cachette, non par honte mais pour se préserver, vivre plus intensément, à l’abri des autres. Ces autres, parents, camarades de classe, qui ne sont que des ombres quand Mado est le soleil. Car Virginie, surtout, aime Mado. Et elle ressent cet été-là, en même temps qu’elle les découvre, des émotions si intenses qu’elle ne les éprouvera plus jamais. Elle vit l’amour absolu. La passion, les doutes, la tragédie.

Ecrire un roman d’amour est un exercice périlleux. Raconter l’intimité, l’éveil à la sensualité à hauteur d’adolescentes, sans tomber dans la caricature, est une prouesse. Marc Villemain y parvient et livre un virtuose roman d’amour. Tout en délicatesse et fougue, avec des mots justes, Mado explore l’éventail des sentiments, sans mièvrerie, sans voyeurisme, sans euphémisme non plus. Marc Villemain dit comme rarement cet âge exalté où le cœur bat vite et fort, où l’on est sûr de tout et de rien. A croire qu’il a été une ado de quinze ans, dans une autre vie…

Mado / Marc Villemain. Joëlle Losfeld, 2019