Avenue nationale de Jaroslav Rudis

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« Adolf Hitler m’a sauvé la vie. » Dès les premières lignes d’Avenue nationale, vous êtes prévenus. L’auteur ne va pas vous caresser dans le sens du poil et le politiquement correct ne sera pas de mise ici. Un personnage parle, tutoie son auditoire, l’apostrophe, l’engueule presque. Qui est-il ? Vandam. Un type qui emprunte son surnom à l’acteur belge, parce que, comme son héros, il fait 200 pompes par jour et qu’il s’entraîne dur, pour être prêt, au cas où, parce que « la paix n’est qu’une pause entre deux guerres », parce qu’on est à Prague et qu’on ne sait jamais. Cette guerre, il la souhaite Vandam, il est déjà dedans, en guerre contre les nègres, les Ukrainiens, les glandeurs, toutes les gonzesses qu’avalent pas, les bridés, les punks, les pédés… Il est le dernier guerrier de la bataille de Teutoburg, an 9, unique légionnaire Romain survivant au massacre perpétré par les glorieux Germains. Alors, il a le droit de faire le salut romain, parce que c’est pas le salut nazi, même si ça y ressemble. Les raccourcis historiques, il connaît Vandam, ça l’arrange. Ça lui permet de clamer haut et fort sa vision du monde, de bien se faire comprendre, quitte à se répéter. Impossible de la lui fermer. Il déroule en boucle son discours simpliste et t’as intérêt à l’écouter, parce qu’il a le coup de poing facile.

Et à qui s’adresse-t-il ? A son fils ? Ce fils de dix-sept ans à qui il apprend la vie, qu’il n’est pas censé voir, parce que quand on a fait de la taule, on n’est pas un exemple. A ses potes de comptoir ? Attablé à la Severka, cette seule taverne dans cette cité du nord de la ville, tenue par Lucka, qu’est pas trop mal pour une nana de plus de quarante balais, il refait le monde, Vandam, soir après soir, imbibé de myslivec, le whisky local et sa logorrhée soûle. Il se rêve en cador et il n’est qu’un poivrot. Le passé le fascine parce qu’il peut l’arranger. Est-ce à toi qu’il parle ? Il te suce la moelle et tu ne peux t’empêcher de tourner les pages. Parce qu’il est troublant, et qu’il dévoile, en creux, par petites touches, son histoire pathétique. Parano, violent, ex camé. Bourreau ou martyr ? Le système n’aide que les riches. Lui n’a pas eu de chance. Jamais là où il fallait, et surtout pas sur cette fameuse Avenue nationale, ce premier jour de la révolution de velours, en 1989…

Avenue nationale est un roman brutal, sans concession. Par sa construction, tout en ruptures de ton, par les propos tenus par son personnage principal, il dérange. Après La fin des punks à Helsinki, Jaroslav Rudis continue d’explorer l’Histoire tchèque, sans faire de compromission, et il bouscule nos certitudes. Vandam est une victime pour laquelle il est difficile de ressentir de l’empathie. Il est trop loin dans son délire, trop abrupt. Et pourtant, il est fulgurant et lucide par instants (« si tu t’endettes, t’as un avenir, parce qu’il faut que tu rembourses »). Il est vrai, palpable et vivant, emblématique des laissés pour compte, de ceux qui se sentent, à tort ou à raison, exclus du système. Son discours anti-politiciens, par son manque de nuances, est percutant, dans l’air du temps. A travers Vandam, Rudis dépasse les frontières tchèques. Il questionne l’avenir de l’Europe. Et ça, ça fiche la trouille.

Avenue nationale / Jaroslav Rudis. Mirobole éditions, 2016

Jaroslav Rudis

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A Berlin et Prague, tout le monde connaît Jaroslav Rudis. Après quatre romans – dont un seul, La fin des punks à Helsinki a été traduit en France pour le moment – et trois romans graphiques, dont Alois Nebel, somptueux film d’animation a été tiré, cet auteur tchèque s’est imposé comme une figure incontournable de la nouvelle scène littéraire de l’Est. Mais le cantonner aux cercles fermés de la littérature serait lui faire outrage. Avant de consacrer la majeure partie de son existence à l’écriture, Rudis a eu plusieurs vies, il a été prof, journaliste, agent publicitaire pour une marque de bière, DJ… et aujourd’hui encore, sa créativité ne se limite pas à un seul domaine. Musicien, dramaturge, grand voyageur, on imagine que c’est avec peine que ce speedy Gonzales hyperactif a dû s’astreindre à s’asseoir quelques minutes pour répondre à nos questions. 
Tu es né en 1972, à Turnov, ville située maintenant en République tchèque, mais qui était, à l’époque, en Tchécoslovaquie. Etat communiste de 1948 à 1989, on se souvient qu’en 1968, le printemps de Prague, suivi de l’intervention des forces du Pacte de Varsovie, s’est soldé par une période de durcissement du régime, époque de la « normalisation », qui a duré jusqu’à la fin des 80’s. Tu as donc grandi derrière le Rideau de Fer, sous un des régimes les plus répressifs du Bloc de l’Est. On a du mal, en tant que Français, à imaginer ce que c’est que de vivre sous un tel régime. Quels sont tes souvenirs de cette période ? 

J’en retiens avant tout une couleur, le gris. Je vivais à la campagne, pas loin de la Pologne et de l’Allemagne de l’Est, ce qui explique pourquoi je parle bien l’allemand et comprends parfaitement le polonais. Dans les 80’s, à l’époque où j’ai grandi, les dirigeants communistes tchécoslovaques n’étaient déjà plus qu’une bande de types très vieux, membres du Parti depuis très longtemps. Ils avaient encore du pouvoir mais ils avaient aussi quelque chose de tragi-comique. On n’était plus dans les années 50, à l’époque stalinienne, cette époque si brutale où les gens étaient exécutés. Dans les 80’s, ces vieux communistes paniquaient face à Gorbatchev et sa perestroïka. Ils ne savaient absolument pas comment gérer tout ça, quelle attitude adopter face à tous ces changements. Pour beaucoup de jeunes, Gorbatchev était un héros, il représentait un immense espoir. Il avait le même statut qu’une rock star dans les pays de l’Ouest. Et ce qui m’a marqué aussi, c’était l’omniprésence des soldats de l’Armée soviétique. Ils étaient si visibles et si nombreux, que quand j’étais petit, j’étais persuadé qu’il allait y avoir la guerre, et qu’elle éclaterait le lendemain ou le surlendemain.

Est-ce que les gens vivaient dans la peur au quotidien ? Quelles étaient les choses absolument interdites ? 

Il n’y avait aucune liberté. Mais c’était comme si la société était coupée en deux. D’un côté, vous aviez l’école, le travail, la télé, les journaux, où tout n’était qu’interdictions, répressions. Et de l’autre, il y avait la maison, la famille, qui étaient des espaces de liberté. Et les bars, bien sûr. La bière était déjà très bonne, à l’époque.

Quand as-tu commencé à écrire ? 

J’ai commencé à écrire de la fiction quand j’étais au lycée. Plus tard, j’ai aussi beaucoup écrit sur la musique, en tant que journaliste. Mais j’aime mêler fiction et réalité. J’ai très tôt pris l’habitude de coucher sur le papier des bouts de conversations que les gens tenaient autour de moi. Je suis un voleur de dialogues. Beaucoup des histoires que je raconte dans mes romans, ainsi que mes personnages, ont un fondement de réalité. Elles sont tirées de personnes que j’ai observées dans la vraie vie.

Dans ton roman, La fin des punks à Helsinki (publié en 2012 chez Books Editions), tu fais s’entrecroiser deux périodes et deux endroits. Nancy, jeune punkette tchécoslovaque de 17 ans vit en 1987 à Jesenik, à la frontière polonaise, et Ole, ancien punk de 40 ans vit à notre époque dans une ville d’ex-Allemagne de l’Est. Ole était chanteur dans un groupe punk, Automat, en RDA, dans les années 80. Tes personnages écoutent donc du punk (les Sex Pistols, Dead Kennedys, les Clash…). Comment la musique de l’Ouest arrivait-elle à passer le Rideau de Fer ?

Difficilement, mais ça n’était pas impossible. On écoutait Trojka, la radio publique polonaise. La Pologne était beaucoup permissive que la Tchécoslovaquie. Mes premiers albums des Smiths ou de Joy Division viennent de Pologne. Je les ai toujours. J’écoutais aussi la radio autrichienne et la BBC, et j’enregistrais la musique qu’elles passaient sur des cassettes.

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« Ceux qui étaient punks en Tchécoslovaquie ou en Allemagne de l’Est dans les années 80 ne faisaient pas ça à la légère, ils prenaient des risques énormes. C’était No Future dans son sens le plus littéral. »

Le punk rock était-il particulièrement populaire, facile à se procurer, ou as-tu choisi cette musique parce qu’elle représente ce qu’on trouvait de plus rebelle et avait, à ce titre, une saveur particulière ? Ou parce que c’est autobiographique ?

Je n’écoutais pas vraiment de punk rock, à l’époque. Je m’y suis mis plus tard. Quand j’avais quinze ans, j’écoutais plus Depeche Mode que les Sex Pistols, et ensuite, je suis passé aux Sisters of Mercy, aux Cure et à Joy Division. Mais j’aime l’énergie du punk. Ceux qui étaient punks en Tchécoslovaquie ou en Allemagne de l’Est dans les années 80 ne faisaient pas ça à la légère, ils prenaient des risques énormes. C’était No Future dans son sens le plus littéral. Ça n’était pas une pose, une mode. Ils risquaient tout. C’était des héros.

Comme Nancy, qui ne fait pas qu’écouter du punk, mais s’affiche avec une crête, un blouson en cuir, des inscriptions sur son sac. Que risquaient les gens comme elle, concrètement ?

Comme dans le roman, ils encouraient des brimades, se faisaient virer de l’école, on menaçait leurs familles. Nancy se retrouve à devoir travailler dans un restaurant, elle est censée nettoyer des tripes pour le restant de sa vie. La police pouvait vous arrêter et vous garder plusieurs jours sous les verrous, rien que pour ça, et vous taper dessus.

D’autres personnages, dans La fin des punks à Helsinki écoutent d’autres styles de rock, Bauhaus, Sisters of Mercy, The Cure ou Siouxsie, ou encore Depeche Mode ou les Pet Shop Boys, ce que tu écoutais donc, à cette période. C’était aussi un acte contestataire?

Je suis persuadé que le rock a vraiment aidé à faire tomber le mur de Berlin et le Rideau de Fer. La musique a un pouvoir énorme. Les émotions, les espoirs et les désirs qu’elle a créés ont contribué au démantèlement du régime communiste. En Tchécoslovaquie, on a appelé la période du changement la Révolution de Velours (Ndr : en décembre 1989, la chute du régime communiste s’est faite sans effusion de sang), et tu sais pourquoi ? A cause du Velvet Underground. Lou Reed était très fan de Václav Havel et Václav Havel était très fan du Velvet. Cette période particulière a été phénoménale, comme un grand concert de rock, très bruyante, joyeuse. J’avais 17 ans, et je suis vraiment heureux d’avoir vécu ça.

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Ole se fait arrêter et on l’interroge, plutôt violemment, sur ses goûts musicaux. Le commandant est informé des différents genres, décrits dans un manuel. « Les pounks sont reconnaissables à leurs habits sales, déchirés, barbouillés, à leurs coiffures d’Indiens et à leur tendance à défendre l’anarchie et un individualisme décadent et nocif. Le manuel décrit les Skinheads, les heavys, adeptes du rock dur, les new romantics, les pires décadents de tous, doublés de suicidaires, et les Poppers, des pédés cultivés qui se parfument ». En fait, la description des différents courants, vu du point de vue de l’Autorité, finit par être très drôle. Ils étaient aussi bien, ou mal, informés que ça ?

La Stasi, la police secrète Est-allemande, était obsédée par toutes les formes de contre cultures. Pour la Stasi, c’était le mal absolu, qui pouvait mettre en danger le régime. Ils avaient vraiment ce genre de listes. J’en ai vues.

Tu cites des noms de groupes allemands, tchécoslovaques ou polonais. Je connais un peu Die Toten Hosen, DAF, mais pas HNF, Visaci, Moskwa, Dezerter, Armia, Zone A. Ces groupes existaient-ils vraiment ? Comment arrivaient-ils à répéter et à se produire ?

Oui, tous ces groupes de punk rock ont vraiment existé et ont atteint une certaine notoriété. Ils jouaient chez des particuliers, dans le métro, dans des bars. A la fin des 80’s, le régime commençait à perdre un peu de son pouvoir. Il y a même eu quelques festivals.

Dans ton roman, Die Toten Hosen font un concert à Plzen, en Tchécoslovaquie, en 1987. C’est vrai ou inventé ?

Ce concert a réellement eu lieu, tel que je le décris. J’ai fait beaucoup de recherches sur le festival où ils ont joué. J’ai parlé à des gens qui y ont assisté. Ça a été le premier concert à l’Est de ce groupe Ouest-allemand très connu. Ça a eu un retentissement énorme.

Après la Révolution de Velours, la Tchécoslovaquie a vécu une période de transition jusqu’en 1993, où a eu lieu la partition entre la Slovaquie et la République Tchèque. Comment les gens ont-ils vécu cette période ? Tu étais jeune, mais y-avait-il le sentiment de devoir rattraper le temps perdu, voir tous les films, lire tous les livres, acheter tous les produits interdits, après toutes ces années de frustration ?

Bien sûr, et j’ai fait comme tout le monde (rires). Mais je ne considère pas ma vie d’avant 1989 comme du temps perdu. Je suis heureux d’avoir appris comment fonctionnait le régime communiste, d’avoir vu ce qu’il a fait aux gens. J’ai aussi beaucoup lu. Des tas de grands livres datant d’une période plus ancienne.

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Photo : Milana Fiserova
Où en est la République Tchèque maintenant ? Tu fais dire à un de tes personnages : « Avec le capitalisme, tous les rêves ont disparu. Le capitalisme n’est qu’une réalité cruelle, il se résume à la performance et à la bagarre. A cette époque [avant la chute du Mur], il y avait aussi un peu d’espoir, on pouvait espérer que tout cela prendrait fin, que la vie allait s’améliorer, que quelque chose allait changer. Aujourd’hui il n’y a plus aucun espoir (…) De toute façon, tout est foutu. Il n’y aura rien après le capitalisme. Tout au plus un capitalisme communiste chinois. » Tu partages son sentiment ? Les mêmes gens sont-ils laissés sur le bord de la route ? N’y-a-t-il eu aucune amélioration ?

Ce qu’on a dû apprendre, c’est que le capitalisme n’est pas synonyme de liberté et de démocratie. Ma génération s’est enivrée de capitalisme, ça a été notre bible durant les 90’s. On pensait que tout irait bien dorénavant ; bienvenue, brillant avenir! Et puis est venu le temps des grandes crises économiques, alors on a été obligés de se poser des questions. Qu’allait-t-il se passer, en définitive ? Je crois que tout reste à inventer.

Ole est finalement assez résigné, il subit les événements plus qu’il n’a d’emprise sur eux. C’est parce qu’il a vieilli ? 

Il sait que, parfois, il est préférable de céder, de reculer. Combattre, débattre demande beaucoup d’énergie, et il y a certaines batailles que vous ne pouvez pas gagner. Il sait qu’il y a combats perdus d’avance et qu’il vaut mieux s’isoler que lutter pour rien. C’est pourquoi il est très seul, mais je crois qu’il aime sa solitude.

Ole a une fille, née après la chute du Mur, et elle n’est pas du tout en paix avec le monde qui l’entoure, au point  de se tourner vers le terrorisme. Dans son manifeste des gens beaux, on ne peut qu’être frappé par sa hargne et aussi sa lucidité : « Tu ne veux pas de leurs carottes bio (…) et de leur pain bio vendu hors de prix. (…) Tu hais leur mode de vie sain, leurs sourires faux cul regardez-comme-je-suis-intelligent, regardez-comme-je-suis-gentil, regardez-comme-je-suis-sensible, leurs (…) loques hors de prix négligemment tirées à quatre épingles, comme si elles n’étaient pas chères et qu’elles n’avaient pas du tout été confectionnées par des enfants chinois qui passent leur journée à faire des trous dans les tee-shirts et les pantalons, parce que là-bas, la mode impose aux gens beaux de porter ce genre de guenilles, tu ne supportes pas leurs conneries futiles sur la méditation, la famille, l’écologie, la tolérance, le développement durable, leur émotion collective devant un tremblement de terre à l’autre bout de la terre te donne envie de vomir, alors que ce sont justement les enfants qui leur ont confectionné leurs loques dispendieuses qui meurent… » Crois-tu, comme elle, que nous vivons dans un monde aseptisé, fait de magasins franchisés, qui fait que toutes les villes se ressemblent et que les seules valeurs qui nous restent sont des valeurs commerciales ?

Je voulais aussi écrire sur le punk et l’idée de rébellion aujourd’hui et sur ce phénomène qui touche toutes les grandes villes d’Europe, cet embourgeoisement massif qui change radicalement la face de nos cités. Les vieux sont obligés de partir pour laisser la place aux riches. Je voulais parler de ça, de ces nouveaux riches qui achètent et habitent dans de vieilles maisons, autrefois destinées aux classes laborieuses.

Le Helsinki, le bar de Ole, est une sorte de refuge où les clients peuvent discuter, boire, fumer, voir de vieux films porno. Ole est obligé de le fermer, victime de cet embourgeoisement dont tu viens de parler, laissant sur le carreau des gens vrais, même s’ils représentent une espèce en voie de disparition. Si le terrorisme n’est pas la solution, comment peut-il lutter ?

C’est une question très difficile. Ole a choisi de se replier sur lui-même, de se mettre en retrait, de se protéger en ne quittant plus la sphère privée. Mais il va lui falloir réapprendre à se battre, à redevenir le punk qu’il était. Ce qui n’est pas facile quand on a passé quarante ans.

La bande-son de La fin des punks à Helsinki est le punk rock. Est-ce que tes autres romans aussi sont « musicaux » ?

La musique fait partie intégrante de ma vie et mes goûts vont de l’électro au rock alternatif. J’espère qu’on peut sentir le rythme de la musique dans mes écrits, dans tous mes romans.

Ton premier roman, malheureusement non traduit en français, The Sky Under Berlin, raconte l’histoire d’un prof qui quitte son boulot, part à Berlin jouer de la musique dans le métro et rejoint un groupe d’indie rock. Ça ressemble beaucoup à une période de ta vie où tu as joué  avec un groupe berlinois qui s’appelait U-Bahn, il existe toujours ? 

Oui, il existe toujours. On a surnommé notre style du « punk littéraire ». Je fais beaucoup de lectures à travers la République Tchèque et l’Allemagne, et parfois en musique, avec U-Bahn.

La musique n’est jamais loin quand on se penche sur ta biographie. Tu as écrit trois romans graphiques (non publiés en France mais dont a été tiré Alois Nebel, qui a été primé, dans la catégorie film d’animation, à la 25éme cérémonie des Prix du Cinéma Européen en 2012) avec un illustrateur, Jaromin 99, qui joue également dans un groupe, Jaromin 99 and The Bombers. Tu joues avec lui ? As-tu eu d’autres expériences musicales ?  Ta bio laisse entendre que tu es (as été) DJ, et manager d’un groupe de punk.

Oui, tout est vrai. On est justement, avec Jaromin 99, en train de bosser sur un nouveau projet. On a fondé un nouveau groupe qui s’appelle Kafka. On aimerait mettre l’oeuvre de Kafka en musique, et on a commencé par composer une bande son pour son roman Le château. Jaromin 99 vient juste de faire un roman graphique qui est une adaptation de ce roman. On a prévu de tourner à l’automne en République tchèque et en Allemagne.

Qu’écoutes-tu en ce moment ? 

Je reviens d’Ukraine. C’est la première fois que j’y allais. Alors, j’écoute des groupes ukrainiens. Il y a plein de très bons groupes là-bas, dont  Zapaska.

Alois Nebel raconte la vie d’un cheminot un peu dingue, ton groupe s’appelle U-Bahn, le nom du métro berlinois. D’où te vient cette obsession pour les trains ?

Les trains sont ce qui incarne le mieux l’histoire de l’Europe centrale, selon moi. Toutes les guerres, tous ces gens qui ont quitté leur maison, leur pays. Si on y réfléchit, tout est lié aux trains.

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Alois Nebel travaille dans une petite gare près de Jesenik, une ville perdue dans les Sudètes. Il est très seul, vit au rythme des trains qui passent, dans une zone géographique fortement secouée par l’Histoire. Comment as-tu eu l’idée d’un tel personnage. Que cherchais-tu à exprimer à travers lui ?  

Mon grand-père m’a inspiré ce personnage. Il était cheminot, dans les Sudètes, pendant la seconde guerre mondiale et il a vu passer les trains remplis de soldats allemands et de juifs en route vers Auschwitz. Puis, après la guerre, il a vu passer des trains remplis d’Allemands forcés à l’exil, obligés de quitter la Tchécoslovaquie, alors qu’ils n’étaient pas tous nazis et vivaient dans la région depuis toujours. Alois Nebel devient fou quand il prend conscience de qui remplit les trains. Il devient obsédé par les trains, les horaires, l’Histoire. Il répète que seuls les gens deviennent fous, pas les trains. Cet épisode, l’expulsion des Allemands de la région reste très méconnu, même en République tchèque. On peut lire Alois Nebel comme une chronique du siècle dernier.

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Tu as écrit deux autres romans, Grand hotel et Potichu, de quoi parlent-ils ?

Grand hotel se passe à Liberec, une ville à la frontière germano-tchèque et raconte les relations historiques entre ces deux pays. Potichu parle de la ville de Prague aujourd’hui.

Au fait, où habites-tu ?

Quelque part entre Prague, Berlin et la campagne tchèque.

Et donc, Prague est-elle aussi en train de s’embourgeoiser. Est-elle en train de perdre son âme ?

Prague a su conserver sa part de mélancolie, c’est encore une ville très romantique. Mais, pour retrouver les témoignages historiques qui font sa beauté, il faut s’éloigner des hordes de touristes qui la malmènent quelque peu.

Quels sont les projets sur lesquels tu travailles en ce moment ?

C’est le projet avec le groupe Kafka qui occupe la majeure partie de mon temps. Je relis et relis encore Le château. C’est un de mes livres préférés.

Interview publiée dans New Noise n°17 – été 2013