Six Versions, 2. La tuerie Macleod de Matt Wesolowski 

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Deuxième épisode de la série Six Versions, La Tuerie Macleod voit le retour de Scott King et de son podcast dans lequel il décortique les méandres de crimes non résolus en interviewant tour à tour six protagonistes. L’affaire concerne ici Arla Macleod qui a défoncé à coups de marteaux les crânes de sa mère, de son beau-père et de sa sœur cadette, un soir d’hiver en 2014. Arla, déclarée irresponsable, est placée depuis dans un hôpital psychiatrique.

Retour sur une affaire qui avait fait grand bruit et n’avait pas manqué de relancer les débat les plus nauséabonds. Comment une jeune femme avait-elle pu commettre une telle horreur ? N’était-ce pas à cause de cette musique de sataniste qu’elle écoutait ? (Arla était goth) Est-ce qu’elle était vraiment folle ou avait-elle prémédité cette boucherie ?

En donnant la parole à divers interlocuteurs, Matt Wesolowski évite les redites, multiplient les points de vue et fait avancer notre connaissance d’Arla et de son environnement sans ennui aucun. Le mécanisme est ingénieux et largement confirmé dans ce nouveau volume. L’auteur crée des voix, alternant celle de son héros et des personnes qu’il a retrouvées et choisies pour cette affaire. Et surtout il crée une proximité. King s’adresse à nous, conte les difficultés rencontrées et, comme lorsqu’on écoute la radio, nous enferme dans un cocon qui, sans être confortable, est puissant.

L’analyse psychologique des personnages est poussée. Errance adolescente, harcèlement, amitiés indéfectibles ou pas, mal-être et attirance pour le sombre, Arla semble avoir connu les affres de cet âge plus qu’aucune autre. Le milieu parental et les méthodes d’éducation sont décrits avec minutie, posant le doigt sur des pistes permettant de peut-être expliquer le geste terrible qu’elle a commis. Le tout mâtiné d’un soupçon de fantastique, malsain au possible, reprenant des histoires à faire peur circulant sur la toile et faisant frissonner.

Scott King le redit, il n’est pas là pour juger, simplement mieux comprendre, et par là il nous place dans cette même posture, à distance, pour appréhender un fait divers qui parle, au fond, de notre époque, des dérives d’internet et ses trolls, de la haine anonyme qui peut tuer, des enfants perdus dans un océan de solitude.

Six versions. 2, La Tuerie Macleod, de Matt Wesolowski 
Traduit de l’anglais par Antoine Chainas
Les Arènes (equinoX), 2023

Chaque serment que tu brises de Peter Swanson

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Abigail a fauté. Alors que son futur époux Bruce, richissime génie de l’informatique, lui a offert un séjour entre copines en Californie pour qu’elle enterre dignement sa vie de jeune fille, elle a trop bu et s’est laissé séduire par un beau mâle, Scottie. Cette trahison, ce serment brisé n’aurait dû avoir aucune conséquence et Abigail, peu fière d’elle-même, semble s’accommoder de cet ultime mensonge… jusqu’à ce que Scottie s’incruste dans son paysage, la suivant jusqu’à l’île paradisiaque où Bruce l’a emmenée en lune de miel.

Ça commence comme une banale histoire d’adultère, avec ce qu’il faut de sentiment de culpabilité et de peur d’être mise à nu, avec un scénario à la Liaison fatale, ce film des 80’s où la méchante Glenn Close faisait bouillir le lapin familial et finissait mal, même que c’était bien fait pour elle. Mais, et on était prévenu par le titre tiré d’une strophe de Police, « every breath you take, I’ll be watching you », l’histoire ne sera pas aussi simple, et le parcours d’Abigail sera autant truffé d’obstacles que le récit de rebondissements.

Vous aimez les twists qui surgissent aux moments où vous ne vous y attendiez pas ? Que l’auteur s’amuse à vous faire croire que c’était celui-là le méchant et finalement c’est celui-ci, à moins que ça ne soit effectivement celui-là ? Les scènes d’angoisse qui prennent des virages horrifiques, avec beaucoup d’hémoglobine et de cris alors que personne ne peut les entendre, pire que dans Alien ? Alors ce thriller est fait pour vous.

Il faut reconnaître que les ressorts fonctionnent et que les surprises s’enchaînent. La lecture est facile, rapide, la narration efficace. Après tout, c’est ce qu’on demande à un produit de ce type, et c’est déjà pas mal. Et si vous aimez les romans au contenu un peu plus charpenté, avec analyse du contexte socio-économique et fins portraits psychologiques, vous pouvez vous laisser tenter quand même, l’expérience est garantie sans conséquences néfastes sur les neurones.

Chaque serment que tu brises, de Peter Swanson
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Cuq
Gallmeister, 2022

Les chiens de paille, un roman de Gordon Williams, un film de Sam Peckinpah

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The siege of Trencher’s farm, ou Les chiens de paille, est un roman écrit en 1969. Publié une première fois en 1972 par Les Presses de la cité, il ressort aujourd’hui chez Denoël dans une nouvelle traduction.

George Madruger est un universitaire américain. Il est sur le point de terminer un livre sur Banksheer, écrivain anglais qui semble être connu de lui seul, et il s’installe dans un coin paumé de la campagne britannique pour s’immerger dans l’ambiance bucolique et être au plus près des émotions ressenties par l’objet de son étude. Sa femme Louise, anglaise, et sa petite fille d’une dizaine d’années l’accompagnent. La maison qu’il loue est au milieu de nulle part, dans un bled isolé. Alors qu’une tempête de neige coupe les habitants de tout contact avec le monde, Henry Niles, un tueur d’enfants, s’échappe de l’hôpital psy tout proche, tandis que disparaît une gamine simplette lors d’une réunion entre villageois. Sur la route qui les ramène à leur ferme, George heurte Henry avec sa voiture et le conduit chez eux. Rapidement, cinq autochtones, persuadés que le fugitif a tué la gosse, décident de se rendre chez les Madruger pour lui faire la peau.

D’emblée, Gordon Williams distille les éléments d’un récit où la tension ne fera que croitre au fil des pages. Malgré leurs tentatives pour créer des liens avec la communauté, comme se rendre au pub ou participer à la fête du village, on fait comprendre aux Madruger qu’ils ne sont pas les bienvenus. Surtout George, ce ricain trop snob qui n’entend rien aux mœurs locales. L’atmosphère est pesante, les attentes déçues d’autant que les relations entre George et Louise ne sont pas au beau fixe. La neige ne fait que les éloigner un peu plus de la civilisation, reclus dans leur bâtisse devenue forteresse, subissant les assauts successifs de la horde de tarés imbibés d’alcool, ivres de rage, prêts à tout. Aucun temps mort dans ce texte parfaitement construit dont l’issue demeure imprévisible tout du long et qui n’a rien perdu de son efficacité.

Les chiens de paille, de Gordon Williams
Traduit de l’anglais (Ecosse) par Frédéric Brument
Denoël (Sueurs froides), 2022

chiens film

Difficile de résister et de ne pas revoir pour l’occasion le film tiré du roman et découvrir ce qu’a fait Peckinpah de l’œuvre originale. Ici, le personnage principal, joué par Dustin Hoffman, se nomme David. Il incarne un mathématicien venu en Angleterre jouir du calme pour travailler dans le village natal de sa femme Amy. Elle connaît donc les gens du village, notamment la bande de gars qu’ils engagent pour réparer le toit de leur garage. Le couple, sans enfant, est heureux, amoureux, même si elle s’ennuie.

Le réalisateur prend plus de temps pour installer son histoire, et si la tension va crescendo, elle démarre plus tard et culmine dans la scène de l’attaque finale. Les enjeux, malgré de petites différences de scénario, sont les mêmes ; comment un homme, très isolé, se transforme en sauvage pour sauver la peau d’un étranger et finalement la sienne et celle sa femme. Ses convictions profondes, son pacifisme de démocrate assumé, sa lutte contre la peine de mort, sont ébranlées face à une animalité qu’il ne comprend pas.

Les thèmes (Ricains contre rosbifs, étrangers contre autochtones, éduqués contre incultes, friqués contre crève la faim, intelligence contre bestialité) demeurent semblables et prennent corps de la même façon, à travers l’évolution de cet érudit obligé de se battre pour survivre, faisant fonctionner sa tête pour trouver des solutions pratiques quand les autres ont un fusil.

Le film est toujours d’une efficacité redoutable, porté par un Dustin Hoffman habité et si l’on peut noter que les deux œuvres fonctionnent toujours, c’est surtout dans la vision de la femme et du couple que l’on mesure le temps parcouru. Les deux héroïnes sont assez insupportables alors que l’on saisit parfaitement le désarroi et les réactions de George ou David.

Si Williams épargne à sa Louise un viol dont Peckinpah s’empare dans une scène centrale du film, point de départ d’une violence libérée jusque-là contenue, les deux femmes partagent un désir difficile à assumer de nos jours, celui de fréquenter un homme, un vrai, avec des biscotos (pour le dire poliment), un qui n’hésite pas à employer la force pour se faire entendre, quitte à ce qu’elle se montre à leurs dépends. Incapables d’agir, posées là comme des boulets, hystériques, agressives, promptes à faire preuve de vilenie pour s’en tirer, il y a fort à parier qu’aucun auteur ou réalisateur ne les accablerait d’autant de tares aujourd’hui.

Restent deux œuvres puissantes, encore dérangeantes, qui posent la question de la légitime défense, de la masculinité toxique, de l’ultra violence, pour le coup malheureusement d’actualité.

Les chiens de paille, film de Sam Peckinpah, ABC Pictures Corporation, 1971

Florida de Jon Sealy

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Sale temps pour Bobby West. Pour l’instant, ça passe. Les apparences restent sauves. Son costard de consultant en investissement immobilier, déguisement sous lequel il opère dans le cadre d’une surveillance politique des (ex)ressortissants cubains implantés en Floride pour le compte de la CIA, garde fière allure. Mais les coutures commencent à craquer. West, depuis des années, profite de sa double casquette pour s’en mettre plein les fouilles.

Cette fois, il a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre, en acceptant une opération de blanchiment d’argent pour Alexander French, gangster notoire aux méthodes expéditives. Trois millions de dollars tout de même, qu’il garde au chaud dans son coffre. C’était sans compter sur sa fille Holly, 17 ans, vénére envers un père absent qui vient de divorcer de sa mère, qu’elle sait plein de pognon, et qui décide de faire une fugue en lui piquant son fric. Le détective sur le retour embauché pour retrouver Holly patauge. La scoumoune.

Bobby West serait-il le parangon de l’Amérique ? En en faisant un héros qu’aucun doute ne semble perturber, avide de blé facilement gagné et peu regardant sur les façons de l’acquérir, un homme triomphant ignorant de sa chute prochaine, on pourrait croire en effet que Sealy a suivi ce fil pour nous décrire, à travers lui, la grandeur et la décadence des US de la décennie 80.

Les années Reagan avaient cela de pénible, quand on y repense, d’une Amérique maîtresse du monde préférant mettre son histoire récente sous le tapis, glorifiant le plus fort, à n’importe quel prix. Ici, la CIA joue un jeu dangereux en collusion avec la mafia quand ça l’arrange, avec ses amis politiques, réfugiés cubains ou autres, en lutte contre un communisme moribond quand elle en a besoin. On est à Miami. Bling bling et démesure explosent sous un soleil qui donne la fièvre.

Le roman rend parfaitement l’ambiance de l’époque et délivre les enjeux sans lourdeurs. Simplement en suivant les errements d’un West qui commence à douter, gagnant en profondeur à mesure qu’il est stoppé dans son élan de winner, et qu’il devient la cible des méchants, dans cette Floride dénuée d’éthique, quel que soit leur camp.

Florida, de Jon Sealy
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mathilde Helleu
Les Arènes (equinox), 2023

Les gentils de Michaël Mention

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Ça commence quand un revenge book de facture assez classique. La petite fille de Franck a été tuée dans une boulangerie par un tox venu récolter quelques malheureux francs pour se payer sa dose. Dans sa fuite, il a poussé la gamine dont la tête a heurté le mur. La douleur du père le dévore autant que sa rage. Les flics n’ont comme seul indice un prénom, Yannick, et un tatouage Anarchie sur l’épaule du type. Impossible pour Franck de se laisser sombrer sans réagir, l’inaction de consume. Il va mettre ce feu au service d’une seule cause : retrouver le meurtrier et lui faire la peau. Paris, Toulouse, Marseille, la Guyane… la traque, interminable le conduit jusqu’à une communauté repliée sur elle-même au cœur du Guyana, faite d’un millier d’individus, dirigée par un « Père » charismatique et inquiétant.

C’est dans la deuxième partie du roman que le talent de Michaël Mention prend sa mesure, la première posant le récit, permettant de saisir le pourquoi des agissements de ce père que le refus du deuil rend proche de la folie. Les descriptions des environnements successifs, les personnages qu’il rencontre, les risques qu’il court, son affaiblissement physique tandis que son amour pour sa fille, avec laquelle il poursuit une conversation si durement interrompue, le guide, s’avèrent indispensables pour que la tension atteigne son paroxysme lorsqu’il rejoint le campement. Le décor est finement planté : France de la fin des 70’s avec un Giscard dont la chute semble inexorable, racisme, peine de mort, ressentiment postcolonial, pauvreté et trafics dans une Guyane pleine de dangers, envoutante, étouffante… avec la bande son qui pose l’ambiance, comme Mention sait le faire.

Isolé comme le héros d’un film d’action, perdu dans un univers hostile et inconnu, entouré d’une jungle suffocante pleine de périls exotiques, Franck s’acclimate et observe. Les habitants du lieu, présenté comme un éden construit de leurs mains, semblent proches de la béatitude. Ils ont trouvé la paix dans cet endroit retiré. De leur plein gré, ils ont quitté la civilisation capitaliste pour forger un monde nouveau, fait d’amour, de respect. Mention, par les yeux de son héros, détaille les mœurs de cette étrange population, les agissements de leur leader, et le doute s’installe. Il faut un peu de temps pour comprendre (on n’en dira pas plus) et s’attendre à une fin terrible… qui dépasse l’horreur. Paroxysme de la Peur. L’auteur s’empare d’un fait divers réel pour un dénouement dont il maîtrise les codes. Où sont les gentils ?

Les gentils, de Michaël Mention
Belfond, 2023

Sangs mêlés de John Vercher

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Bobby a été élevé sans père par une mère alcoolique qui lui a toujours caché l’identité de son géniteur. Unique figure masculine dans son entourage, son grand-père a eu une grande influence sur le petit garçon qu’il était, lui inculquant notamment l’idée de la supériorité de la race blanche. Aussi, quand il apprend lors d’une dispute familiale que son père est noir, et même s’il décide de continuer à dissimuler ses origines, sa vision du monde s’en trouve changée. C’est lors de la libération de son meilleur ami Aaron que le destin de Bobby bascule. Aaron sort de prison couvert de tatouages racistes et pétri de certitudes nauséabondes. Quand ce dernier agresse un jeune noir à la sortie d’un bar, Bobby se retrouve complice d’un meurtre.

De même que Dernier appel pour les vivants de Peter Farris, ou la série Oz, où les tensions raciales et la présence de membres de l’Aryan Brotherhood étaient particulièrement vraisemblables, Sangs mêlés aborde les questions de l’identité et de la montée de l’extrême-droite aux Etats-Unis en évitant un propos trop manichéen.

Le personnage d’Aaron est à ce titre particulièrement réussi, produit manifeste d’un système judiciaire qui transforme les victimes en bourreaux par le biais d’une répression stupide ne permettant aucune réhabilitation, aucune rédemption possible à ceux qui se sont écartés du droit chemin. Les esprits les plus faibles ont tôt fait de se faire embrigader par des meneurs aux idéaux rassurants de simplicité, quand l’Etat, l’école ou la police semblent se désintéresser de contrer, quand ils ne l’encouragent pas, un racisme endémique. Les conséquences, désastreuses pour une société de plus en plus divisée et violente, sont incarnées ici à travers la relation des deux amis, désormais incapables de communiquer, transformés en ennemis involontaires.

Ecartant de justesse certaines ficelles un peu grosses, John Vercher nous conte une histoire sensible aux allures de parabole, et fait de son sangs mêlés, sous des airs de simple intelligent divertissement, un roman salutaire bouleversant de réalisme.

Sangs mêlés, de John Vercher
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude
Les Arènes (equinoX), 2023

Je suis le fils de ma peine de Thomas Sands

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Les coups pour seuls souvenirs. La fureur du père et ses poings qui s’acharnent, sans raison, sur son corps d’enfant terrifié. La haine pour unique sentiment. Des années que Vincent, flic, la quarantaine, n’avait pas vu son paternel. Ce dernier va mourir et ce qu’il fut va disparaitre. Déjà, ses membres décharnés miment son futur cadavre. Khalil s’en va, ses mots se perdent. Ses dernières paroles, des aveux peut-être, sont prononcées dans une langue que Vincent n’a jamais apprise, l’arabe. Vincent enregistre, retranscrit sa mémoire.

Qui était ce père, effroyable et secret ? Dans les pas de Vincent, on remonte le fil. D’une histoire intime, se démêle l’Histoire. Une leçon. Comme Vincent qui ne voulait pas savoir, réfugié, à l’abri dans ses certitudes, ses jugements définitifs, on avance à tâtons. L’Algérie. La bravoure contre la lâcheté dans les deux camps. Les conséquences d’une guerre qu’on pensait terminée et qui n’en finit pas, toujours prête à rugir, dans la violence d’un père, dans celle des flics de bonne souche envers ces Autres, dans celle des générations dites deuxièmes ou troisièmes envers une France qui a refermé le pansement sans nettoyer la plaie. Khalil n’était pas qu’une brute, qu’un père. Rien ni personne n’est tout noir ou tout blanc. Le gris domine, aussi foncé qu’un ciel d’octobre un soir à Paris. Avant, Khalil a combattu, a choisi un camp. Exilé, il sera toujours resté un étranger. Les révélations sont douloureuses. La transmission, tardive, nécessaire fait souffrir.

Thomas Sands n’explique pas et dévoile pourtant. De faits, d’horreurs il est question, bien sûr. Le camp de Nanterre. Les amis de la France parqués dans un bidonville. Obligés de se plier aux injonctions du FLN de manifester, notamment le 17 octobre 61. Pour finir dans la Seine. Mais surtout Sands incarne. Le cul entre deux chaises. La fierté mise à mal, ravalée. La honte des origines léguée en héritage. La peur omniprésente. Se faire tout petit. Rester quand même un étranger. Etre coupé en deux. Comme Vincent, dans ce boulot de flic qu’il ne comprend plus à mesure qu’il apprend qui il est. Dans cette France de maintenant, ‘un pays perfusé à la trouille, qui se chie dessus’, où tout effraie et avant tout les Autres. Migrants, immigrés, sans papier, différents, dont on se complait à ignorer l’histoire. A l’abri dans nos certitudes.

Je suis le fils de ma peine, de Thomas Sands
Les Arènes (EquinoX), 2022

Chronique publiée dans New Noise n°64 – novembre-décembre 2022

Six Versions, 1. Les orphelins du Mont Scarclaw de Matt Wesolowski

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Premier roman enthousiasmant d’une série à paraître chez equinox, (collection qui inaugure avec ce titre une nouvelle maquette très classe) Les orphelins du mont Scarclaw plante le décor et dégaine un principe et un personnage récurrent qui pourraient bien devenir addictifs : Scott King et son podcast Six Versions, suivi par de nombreux auditeurs, qui revient sur des affaires non classées et tente de démêler les méandres d’histoires complexes en donnant la parole à ceux qui les ont vécues.

Dans ce volume initial, c’est le cas Tom Jeffries qui l’intéresse. En 1997, Tom, 15 ans, a disparu dans les montagnes écossaises lors d’un camp de vacances. Son cadavre a été retrouvé l’année suivante dans les marais lugubres de ce coin désertique. Qui l’a placé là ? A-t-il été victime d’un accident, d’un meurtre ? Vingt ans plus tard, King interroge tour à tour les protagonistes survivants. Le directeur de cette sorte de colonie un peu hippie, père d’une camarade de Tom ; les quatre ados constitutifs du groupe de potes qui séjournaient sur place pour l’été ; les différents suspects de l’époque dont l’idiot du village avec lequel les jeunes entretenaient une relation ambiguë… Coupures de presse, rapports de police et déclarations dressent un état des lieux mouvant, se modifiant à mesure des souvenirs de chacun.

Le tableau qui se dessine par pointillés cache des zones plus sombres, dans les coins, tandis que les interviewés se livrent, se dévoilent peu à peu. La mosaïque est complexe, autant que l’adolescence. La découverte de la sexualité, de l’amour, des drogues et de l’alcool brouille la perception que le groupe en garde. L’excitation envers les plaisirs interdits, l’attrait pour le bizarre, les légendes et les monstres, moins forts maintenant qu’ils sont adultes, remettent en cause leur mémoire des événements.

Matt Wesolowski balade son lecteur, l’entraîne sur de fausses pistes et parvient à maintenir le suspense jusqu’au bout. On s’amuse à se laisser berner. Certains personnages que l’on pensait aimables deviennent méprisables quand les autres exhument leur vraie nature. D’autres finissent par émouvoir, victimes de leur condition sociale et du jugement de leurs semblables, soumis au harcèlement ou à l’emprise de la meute. On apprend à les connaître, sans pour autant savoir réellement qui ils étaient, et surtout pas Tom, qui demeure aussi énigmatique que la bête qui hante la lande.

C’est le procédé narratif qui fait ici tout le sel de ce roman, sorte de huis clos sur fond de grands espaces, construit pour plaire au plus grand nombre, pop, réussi.

Six versions. 1, Les orphelins du mont Scarclaw, de Matt Wesolowski
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Antoine Chainas
Les Arènes (equinox), 2023

Bois aux renards d’Antoine Chainas

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Yves et Bernadette sillonnent les routes de campagne dans leur combi Volkswagen le temps des vacances d’été. Des semaines qu’ils attendent, comme chaque année, de quitter leur emploi au supermarché, pour pouvoir s’adonner à leur passion commune, la traque d’auto-stoppeuses et leur mise à mort. Dans une forêt profonde où s’est perdue la jeune Anna, cette dernière perturbe leur rituel. Elle parvient à s’enfuir. Le couple se lance à sa poursuite. Les bois deviennent inextricables. Ils ne sont pas déserts. Chloé recueille Anna tandis que les tueurs trouvent refuge dans une communauté dirigée par Admète et Hermione, duo de vieillards énigmatiques.

Bois aux renards engloutit tous les personnages. Tels les renards qu’elle couve, la forêt, lieu symbolique s’il en est, apparaît tour à tour protectrice ou hostile. La nature prend le pas sur le monde dit civilisé. Les coutumes anciennes y retrouvent leur place, ainsi que les rituels d’une ère sauvage où la mort fait partie du décor. Chainas déchaîne des forces ancestrales. L’étrange domine. Dans ce conte horrifique, cette histoire labyrinthique, le lecteur, porté par les événements que subissent les différents protagonistes, suit le courant. La structure complexe, faite d’allers et retours, de rêves et de réveils, de souvenirs et d’hallucinations, emprunte les méandres des sentiers tortueux sans jamais nous perdre, impatients autant qu’anxieux de découvrir ce qui nous attend aux détours des chemins. Les révélations que l’on y dépiste nous cueillent, bouleversantes de beauté ou de férocité, dérangeantes toujours.

Antoine Chainas écoute. Les sons de la nature. La respiration des êtres qu’il a créés. Au plus près des corps. Il n’y a pas de silence dans Bois aux renards. Il y a des souffles, des gémissements infimes, des cris. Certaines scènes, dont on imagine qu’elles ne seront pas les mêmes pour chacun d’entre nous, surgissent, pleines de douleurs, de regrets, de monstruosité. Les légendes s’incarnent, les mythes se dévoilent, mais jamais tout à fait. Plus encore que dans d’autres de ses romans, les pistes se superposent, les clés de lecture se multiplient et Chainas nous laisse le choix de suivre tel ou tel élément de l’énigme.

La langue demeure sublime. Les phrases s’entortillent telles des herbes folles, des sangles à nos cous. La syntaxe, d’un classicisme déroutant, donne au récit une puissance oubliée. Le vocabulaire, d’une précision chirurgicale, éblouit. Des mots, dont on devine le sens plus qu’on en connaît la définition décuplent l’omniprésence d’un sentiment d’étrangeté.

Illusions, onirisme. Souffrances que l’on ressent à force de réalisme. Beauté des arbres, des animaux. Tout se mêle, fait écho. A nos doutes et à nos effrois. A notre propre mortalité. Dans cette œuvre majeure englobant tous les thèmes. Qu’on sait qu’on relira. Quand on en aura digéré, une première fois, la vicieuse splendeur.

Bois aux renards, d’Antoine Chainas
Gallimard (La noire), 2023

La cavale de Jaxie Clackton, de Tim Winton

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Jaxie a 16 ans. Il réagit parfois avec violence, alors ceux de son lycée le craignent et le rejettent. Il se sent seul. Sa mère est morte. Son père le bat. Quand il retrouve son paternel écrasé sous son pick-up, bien qu’il ne soit en rien responsable de sa mort, il se dit que les flics verront en lui un assassin et le mettront en taule. Un fusil, des jumelles, quelques affaires, il s’enfuit.


Le bush australien est une terre hostile pour qui s’y aventure à pied et la cavale de Jaxie devient un calvaire que l’on suit pas à pas. Il lui faut se cacher, éviter tout rapprochement avec toute forme de civilisation, forcément hostile elle aussi. Il lui faut trouver de quoi boire et se nourrir. Heureusement il sait chasser et dépecer la viande des kangourous qu’il abat. Il lui faut avancer, au rythme de ses pensées, de ses souvenirs, de son envie d’aller retrouver Lee, sa cousine, avec qui il fera sa vie. De ses réflexions naît un personnage plus complexe qu’il n’y paraît. Le lecteur, obligé de se fier au seul point de vue du narrateur, s’immerge dans son monde intime à mesure que le fugueur s’éloigne de celui des hommes. Puis, au hasard de sa fuite apparaît une cabane, habitée. Dans ce grand nulle part accablé de chaleur, le père Fintan MacGillis, curé irlandais défroqué vit là dans la solitude, le dénuement le plus complet, depuis des années. Ils vont devoir s’apprivoiser.


La rencontre entre ces deux êtres qui se méfient l’un de l’autre transforme le récit. Le périple solitaire dans une nature écrasante prend des airs de roman initiatique pour un Jaxie qui amorce une mue affective au contact du vieux fou. D’un coup, l’environnement semble se rétrécir, se limiter aux abords de l’abri, tandis que de nouveaux sentiments submergent l’adolescent et que la relation humaine se mettant en place prend le pas sur le reste. Tout demeure lent dans ce coin du désert et pourtant Tim Winton parvient à captiver. Le partage d’un repas, quelques confidences, beaucoup de blancs et de silences… tout est prétexte à maintenir une terrible tension, qui ne s’éteindra que lors d’un ultime chapitre, remplacée alors par une émotion foudroyante.

La cavale de Jaxie Clackton, de Tim Winton
Traduit de l’anglais (Australie) par Jean Esch
Gallimard (La noire), 2021