
photo : Anne-Marie Lafleur
Les personnages des romans de Richard Krawiec ne laissent pas indifférents. Opprimés par leur environnement et par un passé familial aux lourdes conséquences, ils tentent de survivre quand le destin s’acharne. Pourtant, on a souvent autant envie de les plaindre que de les étriper, déterminés qu’ils semblent être à aider la malchance à les maintenir sous l’eau. Dans Dandy, les difficultés rencontrées par Jolene et Artie auraient pu servir de toile de fond à un récit misérabiliste. Il n’en est rien. Le couple, gens simples, sans éducation, sans aucun code pour s’intégrer dans un monde rude envers les traîne-savates, est à la fois victime et bourreau. Lui envers elle dont il exploite les faiblesses, elle envers son fils Dandy qu’elle nourrit de beurre de cacahuète et de pepsi et fait dormir dans un carton. Dans Vulnérables, Billy, drogué, délinquant, incapable de surmonter un traumatisme subi dans son enfance, est un inadapté qui gagne, malgré sa violence, notre empathie. Dans Paria, Stewart est le reflet d’une société américaine, celle des 60’s, qui n’a rien de peace and love. Tensions sociales, émeutes raciales, lynchages, haine du plus faible qu’il soit immigrant, noir ou femme… le monde explose et ce n’est pas beau à voir. L’excellente maison d’édition Tusitala, qui s’apprête à publier un quatrième roman de l’auteur, a sauvé de l’oubli une oeuvre majeure, dont on finit la lecture en ayant éprouvé toutes les émotions possibles, constamment sur le fil, et surtout, à force de montagnes russes, en évitant absolument de juger.
En 2013, les éditions Tusitala ont décidé de publier Dandy, vingt-sept ans après sa parution initiale aux Etats-Unis. As-tu été surpris de leur intérêt pour ton premier roman si longtemps après ?
J’ai été très surpris, en effet, quand Tusitala m’a contacté pour publier Dandy. J’avais quasiment abandonné l’espoir de pouvoir continuer mon travail de romancier. Non pas parce que je ne croyais plus en mon travail, mais parce que le monde de l’édition aux Etats-Unis ne se préoccupe que de finances et considère les livres comme des produits à vendre. Tout ce qui lui importe, c’est de publier des livres susceptibles de toucher un vaste public en se moquant bien de ce dont ils parlent.
Depuis, Vulnérables et Paria sont parus en 2017 et 2020, toujours chez Tusitala, (alors qu’ils restent inédits aux Etats-Unis), et tes trois romans ont bénéficié d’une sortie en édition de poche. Comment expliques-tu ton succès en France ? Et, à l’inverse, sais-tu pourquoi tu ne trouves pas d’éditeur aux Etats-Unis ?
Ce qui m’a semblé évident, d’abord avec Dandy, puis avec Vulnérables et Paria, c’est que les lecteurs et les critiques français sont, en général, plus réfléchis et concentrés. Ils comprennent non seulement la trame d’un roman, mais aussi sa portée philosophique, sociologique, culturelle et psychologique. Ils aiment les personnages complexes. Trop souvent aux Etats-Unis, les écrivains, les lecteurs et les éditeurs s’attachent avant tout à l’intrigue, et de ce fait découlent des personnages binaires, des héros ou des méchants taillés pour un film de 90 minutes. Le milieu de l’édition américaine s’intéresse en premier lieu aux propriétés cinématographiques d’un roman, pas à ses qualités littéraires.
Quand j’ai envoyé le manuscrit de Vulnérables (dont le titre original est At the Mercy), je n’ai essuyé que des refus de la part d’éditeurs new-yorkais qui ont loué mon écriture mais l’ont trouvée dérangeante. L’un d’entre eux est allé jusqu’à dire que c’était le plus grand roman écrit à la première personne depuis L’étranger de Camus, tout en ajoutant qu’il ne le publierait pas car, en termes de ventes, il ne voyait pas de débouchés. A l’époque, j’avais un de ces ‘super agents’. Il était persuadé que les éditeurs allaient s’arracher mon roman et qu’on allait me faire une offre à six, voire sept chiffres. Il a été incapable de le vendre et ça l’a sidéré.
As-tu complètement abandonné l’idée de convaincre tes compatriotes ?
Au cours de cette période, plusieurs événements sont survenus qui expliquent également que j’ai cessé temporairement d’essayer d’être édité. Mes deux premiers enfants sont nés. Et je me suis retrouvé très impliqué dans la direction d’une association à but non lucratif qui propose des ateliers d’écriture dans des refuges pour sans-abris, des centres d’accueil pour femmes, des programmes en direction des drogués, des non-anglophones, dans des cités HLM, des prisons, y compris pour les condamnés à mort. Et la femme avec laquelle j’étais marié à l’époque s’est mise à souffrir de troubles mentaux, ce qui fait que je suis devenu un parent isolé avec à sa charge deux jeunes enfants et une adulte. Malgré le fait que Dandy (Time Sharing) ait suscité l’attention de critiques dans le NY Times, dans Publishers Weekly, LA Times, ou Village Voice, que j’en ai vendu les droits à un gros producteur hollywoodien, j’étais confronté à l’indifférence du milieu éditorial, où les Départements des Ventes prenaient les décisions et avaient le dernier mot quant aux livres qui allaient être ou non publiés. J’ai continué à écrire mais j’ai décidé de me retirer de la scène éditoriale américaine. Avec l’attention approfondie que j’ai reçue en France, je n’ai pas senti le besoin de faire l’effort de tenter d’être publié en anglais. J’aurais peut-être dû. Mais j’ai préféré passer du temps à écrire plutôt qu’à batailler avec l’industrie de l’édition américaine.

Tu es comme Bukowski, SaFranko, Stokoe, Fante ou Roberge, plus appréciés par les lecteurs français qu’américains. Te sens-tu des affinités avec ces auteurs ?
Une fois, au cours d’une soirée costumée organisée dans une librairie, je me suis déguisé en Bukowski. Je portais une robe de chambre sale, les cheveux ébouriffés, et j’insultais les gens autour de moi. « Je suis Bukowski », je disais, « vous vous attendiez à quoi ? » Je me sens de profondes affinités avec les auteurs que tu mentionnes. Mais, parmi les auteurs américains contemporains, je me sens encore plus proche de Robert Stone à ses débuts, de Richard Price, Raymond Carver, ou Nick Flynn. Des auteurs dont les personnages sont des anti-héros, complexes, cabossés essayant de surnager dans un monde corrompu où il n’existe pas de route à suivre bien définie.
Billy, dans Vulnérables, lit Albert Camus. Qu’as-tu cherché à exprimer à travers cette lecture particulière ?
Billy est un peu comme Meursault. Il a vécu un traumatisme qui le conduit à perpétrer un acte de violence extrême, même si celui que commet Meursault semble en apparence plus arbitraire. Aucun des deux n’est intégré dans la société dans laquelle il évolue. Ni l’un ni l’autre ne ‘joue le jeu’, comme l’a souligné Camus. Je voulais aussi que Billy lise ce roman, lise tout court, pour montrer que les gens sont capables d’un engagement intellectuel bien plus grand que ce qu’on attend d’eux. Quand j’enseigne en prison, la compréhension que les femmes et les hommes ont des oeuvres littéraires est souvent très poussée, bien plus que celle de mes étudiants à l’université. Ils se concentrent sur les personnages, les situations et pas sur les figures de style. Une fois, j’ai rencontré dans un refuge pour SDF un homme venant de Cuba qui avait fait une émission de radio avec Neruda. J’ai rencontré dans un foyer l’une des plus grandes poétesses que j’aie jamais entendue, une femme de Nouvelle-Zélande qui écrivait sur les maoris. Malheureusement, elle était accro au crack et était incapable de s’en relever.
Tes romans parlent de gens qui ont du mal à joindre les deux bouts, qui se sentent rejetés, abandonnés. Veux-tu donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ?
J’ai grandi en fait à une rue de la cité où se déroule l’action de mon prochain roman, Les Paralysés. Depuis le plus jeune âge, j’ai vu la façon dont les gens étaient traités, comme s’ils n’existaient pas, comme si leur voix n’avait aucune importance. J’étais traité de la même façon. J’ai voulu donner la parole à ceux qu’on fait taire, de façon directe, ou qu’on n’entend pas à force d’indifférence. J’ai souffert des préjugés de classe toute ma vie – en tant que fils d’un père polack et d’une mère irlandaise, en tant que premier de sa famille à aller à l’université. Je me souviens d’un prof de gauche m’arrêtant dans le couloir un jour pour me sermonner : ‘Tu es à l’université maintenant, il est temps pour toi de perdre cet accent de prolo.’
Considères-tu que tu écris des romans sociaux, politiques ?
Je pense que mes romans contiennent des éléments politiques et sociaux, mais ils s’élaborent à partir de la vie des personnages sur lesquels j’écris, des gens qui se battent pour survivre à tous les niveaux – physiquement, émotionnellement, psychologiquement et économiquement – le plus souvent sans que j’aie la moindre idée de la façon dont ils vont essayer de le faire. Les familles et l’environnement qui les ont vu naître par le fait du hasard, les maintiennent dans l’échec. Mais je commence toujours quand ‘je vois’ un personnage dans un endroit particulier, en train de gérer une situation conflictuelle, ou quand je l’entends parler, et je suis toujours curieux de savoir ce qu’il va faire par la suite. C’est à travers leurs histoires humaines que le politique et le social se révèlent.
L’action de Dandy et Vulnérables se déroulait à la fin des 80’s, à l’époque où Reagan prônait un capitalisme débridé. Penses-tu, ainsi que Larry Fondation l’a écrit dans la préface française de Dandy, que la pauvreté et les inégalités ont augmenté, que tout est devenu encore pire depuis ? Penses-tu que Biden fera un meilleur président pour les pauvres que Trump ?
Je suis absolument certain que tout a empiré dans ce pays. Je ne vois rien qui ait pu s’améliorer. Trump a été un désastre. Mais Biden n’a pas l’air de piger grand chose. Il suffit de constater son fiasco quant à la question de l’immigration. Des centaines de milliers de réfugiés cachés dans des entrepôts, entassés épaules contre épaules, dormant dans ce qui ressemble à des cellules. Des milliers d’Haïtiens déportés vers un pays où ils subissent des violences physiques et économiques. Des enfants abusés sexuellement dans des centres de rétention. On empêche la presse d’accéder à ces installations, pour témoigner de ce qu’il se passe à l’intérieur, on lui refuse le droit de parler à des réfugiés. Durant toute la crise du covid, les gens des quartiers défavorisés ont été laissés de côté – sans leur accorder la possibilité de se tester ou de se faire vacciner, sans assistance médicale suffisante – alors que dans le même temps, les besoins des entreprises et de la population blanche de la classe moyenne supérieure ont été couverts. Alors, non, j’ai peu d’espoir que ça s’améliore, maintenant ou dans le futur, franchement. Pire, la vraie tragédie potentielle est celle-ci : Plus Biden lutte, plus la possibilité que Trump soit réélu est tangible. L’échec d’un camp conduit toujours au succès de l’autre camp, parce qu’aux Etats-Unis on est incapables de ‘penser’ autrement que de façon simpliste, binaire.
Sur ton site internet, il est dit de toi : « Son écriture est nourrie de ses expériences personnelles. Il a grandi dans la ville ouvrière défavorisée de Brockton, dans le Massachusetts, et il a été tour à tour travailleur à la chaîne, plongeur, livreur de journaux, routier, employé de fast food, chauffeur de taxi, serveur et enseignant. » Tu as vécu les mêmes conditions de vie difficiles que tes personnages. Est-ce qu’un auteur écrit bien sur ce qu’il connaît bien ?
On conseille toujours d’écrire sur ce qu’on connaît. Et c’est vrai. Mais pointe alors le danger de n’écrire que des réflexions personnelles. Ecrire uniquement sur ce dont tu as fait l’expérience offre une vision limitée du monde. C’est important d’écrire sur ce qui t’as nourri, mais c’est aussi important d’écrire sur ce que tu as observé de la vie des autres, d’accorder de l’attention à ceux que tu as rencontrés, même ceux que tu n’aimes pas, d’essayer de comprendre ce qui leur est arrivé, pourquoi, comment cela affecte leur personnalité, et ce que cela entraîne dans leurs interactions avec les autres. Les auteurs ne sont-ils pas là pour comprendre les forces qui fondent chaque être humain ? On ne peut qu’échouer dans cette tâche, mais c’est important d’essayer. Ainsi que l’a dit Louise Erdrich : « Aucun de nous n’est assez sage pour comprendre le coeur d’un autre, mais c’est notre devoir dans la vie d’essayer. » ‘Connais-toi toi-même’ serait ainsi en effet le premier conseil à donner, et aussi ‘apprends à connaître les autres’. Donc, étudie, fais des recherches. Sois toujours désireux d’apprendre.
Mais il y a aussi une donnée essentielle à un auteur, largement sous-estimée de nos jours, c’est l’imagination. L’imagination d’un auteur devrait être autant valorisée que les expériences qu’il a vécues. Il y a quelques années, le New Yorker a publié un long article sur les dialogues dans l’oeuvre de Richard Price, et l’auteur de l’article y soulevait un point important. On dit souvent des auteurs qu’ils ont ‘une bonne oreille’ pour les dialogues. On sous-entend par là qu’ils sont capables d’écouter et de restituer fidèlement les subtilités de la langue. Mais l’article du New Yorker disait de Price qu’il avait une ‘bonne imagination’ pour les dialogues, qu’il était capable de faire parler un personnage dans des dialogues qui sonnaient juste, tout en lui faisant dire des éléments nécessaires à l’avancée de l’histoire.
Photo : Sylvia Freeman
Le lecteur ressent une grande empathie envers tes personnages, même s’ils ne sont pas exempts de bassesses. Tu évites tout manichéisme ou angélisme pour en faire les portraits. Ils peuvent être menteurs, calculateurs, violents, mais ils se jugent eux-mêmes plus sévèrement que nous. As-tu mis beaucoup de toi dans un personnage comme Billy, par exemple ?
Il y a une part de moi dans chacun de mes personnages, dans absolument tous. Pour autant, aucun n’est vraiment proche de moi. Du vrai moi. Quoi que ça signifie. J’ai commencé mon travail d’écriture en ayant la volonté de rendre leur dignité aux gens que je croisais dans ma vie quotidienne, à ceux que je savais être ignorés, effacés de la société comme s’ils n’existaient pas. Mais je ne voulais surtout pas qu’on ait pitié d’eux. Je voulais que les lecteurs les aiment, et ce en dépit de leurs faiblesses, de leurs imperfections, qu’on reconnaisse en eux cette part d’humanité qu’on partage tous. C’est ce qui a rendu mon travail difficile à lire pour beaucoup d’Américains. Une femme m’a dit un jour, après avoir lu Dandy, ‘je sais bien qu’il y a des gens pauvres, mais je ne veux pas avoir à les regarder.’ C’est facile de condamner un personnage, ou de le prendre en pitié. ça permet au lecteur de le garder à distance, de le considérer comme ‘autre’, pas comme soi-même. Je veux amener mes lecteurs à partager le quotidien de mes personnages, je veux les faire asseoir à leur table et dialoguer avec eux.
L’environnement dans lequel tes personnages évoluent est très important. L’urbanisme a-t-il une influence sur la vie des gens ?
La politique d’urbanisme, voilà qui est important. En effet, l’aménagement urbain conditionne la façon dont les gens d’une communauté se voient et voient les autres. La ville où j’habite maintenant, Durham, en Caroline du Nord, avait une classe moyenne afro-américaine prospère qui vivait dans un quartier commerçant appelé Hayti, au centre de la communauté. Les urbanistes municipaux, sous prétexte d’améliorer la ville, ont fait construire une route bouclant le centre, ont fermé le district d’Hayti et ont déplacé les marchants afro-américains sur une bande de terre campée de cabanes en tôle. De façon temporaire, ont-ils dit. Evidemment, ça n’a rien eu de temporaire. Le but était de détruire ces commerces et le pouvoir grandissant de cette classe moyenne. La véritable finalité de cette route était de chasser les noirs du centre ville, de les empêcher de pouvoir y revenir facilement, afin que les décideurs puissent développer des projets immobiliers pour attirer plus de blancs dans le centre. Ils ont agi de la même façon à Raleigh, mettant en oeuvre des modifications touchant un centre-ville très vivant, plein de pauvres et d’ouvriers. Pas le bon type de gens, selon les urbanistes. Alors, ils ont fermé les boutiques, enlevé les bancs des parcs où dormaient les SDF, ont déplacé les services vers des zones reculées – des changements planifiés destinés à exclure les pauvres et les noirs du centre, afin qu’ils puissent le ‘revitaliser’ en encourageant les blancs, les banlieusards à venir s’y installer. En substance, ils ont transformé le centre en banlieue. Les endroits où se déroule l’action de mes romans n’ont rien d’anodin. Ils incarnent là où vivent mes personnages. L’environnement affecte leurs choix, limite leurs possibilités.
La société que tu décris est tellement violente, physiquement et psychologiquement. Billy, ou Stewart dans Paria, sont incapables de maîtriser leur propre violence. Parce qu’elle est inhérente à la société américaine ?
Dans un tel pays, avec des opportunités limitées et peu de voies à suivre, la violence devient souvent endémique. La violence contre les femmes, contre les gens de couleur, contre ceux qui sont gays, ou intelligents. Aujourd’hui, on peut la qualifier de masculinité toxique, de racisme, de misogynie, d’homophobie. La société américaine est violente. On est arrivés, et on s’est mis d’entrée à massacrer les populations autochtones. On a brûlé les femmes qu’on a prétendu être des sorcières. Pendu des gens uniquement parce qu’ils avaient la peau sombre. Dans le passé, notre gouvernement a distribué des couvertures infectées par la variole aux peuples indigènes – notre premier usage d’un virus utilisé comme une arme. Il suffit de regarder notre politique étrangère aujourd’hui. Combien de milliers de personnes avons-nous tuées, laissées sans abri, transformées en réfugiés, tout en prétendant faire un monde plus sûr au nom de la liberté ? On a honoré dernièrement un général qui vient de mourir, malgré le fait qu’il ait dissimulé un massacre survenu au Vietnam, fait des déclarations contre l’intégration des gays dans l’armée, menti délibérément aux Américains au sujet des armes de destruction massive en Iraq, dont le résultat a été une guerre injustifiable qui a fait des milliers de morts et de sans-abri au Moyen-Orient, et cause toujours des ravages de nos jours.
Le rêve américain est-il un mythe ?
Dans une société fondée sur la violence, où la violence est présentée comme une bonne chose, une société où on célèbre le largage de bombes atomiques au lieu de déplorer leur usage, où les gens regardent les frappes de drones aux infos et applaudissent comme s’ils appréciaient un divertissement violent sorti d’un jeu vidéo – comment ne pas s’attendre à ce que les gens aient recours à la violence à un niveau personnel ? C’est autant Américain que la tarte aux pommes. Le mythe américain ? Il n’existe pas. On a été contaminés par le virus du capitalisme. Il insuffle sa philosophie chez presque tout le monde, sournoisement. On ne réfléchit pas à comment on en est arrivés à régresser au point que toutes nos relations personnelles sont devenues commerciales. Il y a quelques années, un des autocollants les plus populaires était ‘Celui qui meurt avec le plus de jouets a gagné’. C’est ça, notre mythe.
La société est d’autant plus violente envers les femmes. Dans tes romans, elles sont battues par leurs amants, victimes de viols. Il y a un passage, dans Paria, où tu expliques combien Stewart, comme presque tous les hommes dans les 60’s, sont ignares en matière de sexualité. Il pense affirmer sa masculinité en étant brutal et que les femmes aiment être rudoyées. Penses-tu que la jeune génération s’améliore ?
Aussi récemment que dans les 60’s, une pub montrait des hommes donnant la fessée à des femmes pour qu’elles leur fassent une meilleure tasse de café. J’ai quitté un poste de metteur en scène, en 1986, parce que la troupe de théâtre voulait que je dirige une pièce, un classique, où on giflait une femme pour ‘lui mettre un peu de plomb dans la tête’. Je me suis impliqué auprès de l’association de défense des femmes victimes de violence Women’s Center and Shelter, quand j’habitais Pittsburgh. J’ai plein d’amies qui ont été victimes de violence, physique et sexuelle. Ma maison d’édition de poésie, Jacar Press, a financé des ateliers gratuits pour les femmes victimes de viol. J’ai enseigné dans des ateliers à destination d’enfants et d’adultes maltraités, et aussi à destination d’agresseurs. Alors, il se peut que je manque d’objectivité, mais je ne constate pas d’amélioration de la situation dans ce pays.
Je pense que les hommes sont plus conscients qu’avant qu’ils peuvent être jugés selon leurs actions envers les femmes. Certains jeunes hommes préfèrent quitter leur amie, plutôt que d’avoir à travailler sur leur violence, ce qui, je suppose, est mieux que rien. Mais j’ai l’impression que les jeunes sont plus sensibles à ce sujet que les générations précédentes. Les jeunes femmes sont plus disposées à prendre la parole. Je crois que l’acceptation croissante d’une variété de modes de vie chez les jeunes contribue à faire baisser la violence. Mais ça demeure un sujet majeur aux Etats-Unis.
La société est également violente envers les minorités. Dans Paria, on assiste à un déferlement de haine raciale, des lynchages. Le racisme est-il toujours aussi fort ? Est-ce qu’un mouvement comme Black Lives Matter changent les choses ?
Je ne pense pas qu’on soit, d’une manière générale, moins violents qu’avant envers ceux qu’on considère comme étant ‘les autres’. On le cache juste mieux. Je suis optimiste quant au fait que les groupes communautaires comme Black Lives Matter puissent conduire à un changement progressif de la base vers le haut. Mais je suis inquiet quand je vois le soutien grandissant apporté à l’armée et aux renseignements par les responsables de la gauche officielle qui auraient auparavant remis en question ces actions. Disons que je suis un pessimiste romantique.
La société est surtout violente envers ses enfants. Tous tes personnages sont cabossés à cause de parents déficients, incapables de leur donner de l’amour à cause de leur immaturité ou de leur ignorance. On souffre beaucoup pour Billy ou Dandy. La pureté originelle est-elle toujours corrompue par les adultes ?
On entend souvent le proverbe, ‘il faut un village pour élever un enfant’. Et on répète cette phrase avec à l’idée, uniquement, qu’on élève un enfant pour qu’il devienne bon et gentil. Mais il faut aussi tout un village pour élever un violeur, un raciste, un meurtrier. Les gens deviennent ce qu’ils sont au travers un mélange de leur ADN et des expériences qu’ils font dans la vie.
Hitler, Trump, Vacher ont tous été des bébés incapables de haine. Ils sont nés capables d’aimer. Comment sont-ils devenus ce qu’ils sont devenus ? ça commence avec la question de la parentalité. Comment apprend-on à s’occuper d’un enfant ? Certains naissent chanceux, dans des familles qui prennent soin d’eux. D’autres naissent de parents qui en sont incapables, qui doivent souvent gérer leurs propres peurs et angoisses, dans d’extrêmes difficultés financières. Le résultat peut donner des enfants aussi abîmés que ceux qui sont maltraités. Qui sait pourquoi telle personne peut supporter, surmonter ces écueils, et telle autre non. Parfois, un parent potentiellement bon peut devenir violent, malveillant, en raison de soucis économiques, ou d’une maladie non traitée. Des choses peuvent arriver sur lesquelles on n’a aucun contrôle. Un homme avec lequel j’ai travaillé et qui a été exécuté pour meurtre était en fait un marginal plein de créativité qui avait été pris en train d’espionner par une fenêtre et envoyé en prison où il a été violé en réunion tous les jours pendant un an. Est-ce que c’est si extraordinaire que la prison ait fait de lui un homme capable de meurtre ?
Tu écris aussi de la poésie. La fiction et la poésie impliquent-elles des formes de sensibilité différentes ?
J’ai eu la chance de publier un large éventail d’écrits – romans, essais, poèmes, pièces, oeuvres non fictionnelles, journalisme d’investigation. Chacune de ces formes répond à des besoins et approches intrinsèques. Chacune a besoin d’un temps spécifique. Je peux rédiger une ébauche de poème un matin, la laisser reposer et y retourner le jour, la semaine ou le mois d’après. Quand j’écris un roman, j’ai vraiment besoin de vivre avec dans ma tête de façon constante, des fois pendant des années. Le confinement dû au covid a été parfait pour moi, il a remis mon agenda à zéro. J’ai littéralement perdu tous mes boulots, je ne pouvais aller nulle part, voir personne, alors mon temps n’a été consacré qu’à moi-même et j’ai écrit et lu plus en deux ans que je ne l’avais fait au cours des dix années précédentes. J’ai terminé un roman, Les paralysés, et j’en ai presque fini un autre, Damage.

Peut-on avoir plus de détails à leur sujet ?
Mon prochain roman, Les paralysés, dont la sortie est prévue en 2022 est, – on en revient à la question de l’urbanisme -, construit autour d’un projet immobilier. Il se passe dans un ensemble de logements labyrinthique, tentaculaire, entouré d’un marais toxique et d’un dépotoir, avec une usine désaffectée à l’entrée. Les gens qui vivent là sont pris au piège. Ils n’ont aucun moyen de sortir. Personne ne vient à leur secours, à part les prédateurs. Ils sont abandonnés à leur sort, obligés de se manger les uns les autres, de se battre pour trouver quelque chose – l’amour, peut-être ? L’espoir ? Le suivant, Damage, – et ce titre pourrait bien pointer le thème principal de tous mes écrits – parle des dommages dont on est témoin, ou victime, qu’on commet, qu’on surmonte, ou pas. Il parle de notre volonté de vivre en dépit de tout.
Interview publiée dans New Noise n°60 – janvier-février 2022