(In)visible de Sarai Walker

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Les grosses comptent pas pour des prunes.

Prune voudrait être invisible. Elle a beau se draper de noir, baisser la tête et longer les murs, ses 138 kilos ne passent pas inaperçus. Elle a pris conscience de son anormalité depuis longtemps, les autres se font une joie de la lui rappeler. Son corps dérange. Partout, elle est moquée, humiliée, victime de quolibets, de jeux cruels. Sous ses amas graisseux, à l’intérieur d’elle-même, vit Alicia, son double parfait aux contours anguleux qui correspond à l’image que le monde attend de la beauté féminine. Alors, Prune s’affame, pèse tout ce qu’elle avale. Elle suit des régimes qui lui coûtent plus cher que si elle devait se payer toute la junk food de l’Amérique, ingurgite des repas diététiques au goût de carton. Bientôt, elle sera belle, elle sortira de chez elle, elle aura un amoureux. Elle planque dans ses placards les vêtements qu’elle achète pour Alicia. Bientôt, elle vivra. En attendant, elle grossit, grossit. Employée d’un grand groupe éditorial, elle répond au courrier des lectrices d’un magazine populaire pour ados, à la place de Kitty la rédac chef. Un jour, elle croise le chemin d’un mystérieux groupuscule de femmes décidées à lui faire renoncer à faire cette chirurgie dont elle rêve. Dans le même temps, des terroristes féministes vengent leurs sœurs par le sang. Prune a-t-elle intégré un dangereux réseau d’hystériques passionarias ?

C’est avec beaucoup d’intelligence que Sarai Walker nous balance un roman féministe qui donne envie de tout défoncer. Le catalogue des violences faites aux femmes aurait pu finir par être indigeste s’il n’avait été délivré par les yeux de Prune, au fur et à mesure de sa prise de conscience et de sa métamorphose, non pas en une poupée dont les caractéristiques seraient définies par des critères masculins mais bien en une femme qui refuse enfin qu’on lui marche dessus et s’accepte telle qu’elle est. Après tout, Alice n’était que l’héroïne d’un conte de fée et le pays des merveilles n’était pas à sa mesure, autant rester Prune et se faire sa place.

Le propos est complexe, la colère tangible. Paroles des chansons de rap qui invitent au viol, revues féminines qui inventent de quoi complexer ces lectrices pour faire vendre, magasins de sapes dont les tailles sont destinées à un public de biafraises, la société voudrait voir les femmes rentrer dans le moule, souffrir pour être belles, dire bonjour, dire merci, dire pardon, avec le sourire. Walker oppose aux diktats mercantiles et machos une grosse et son parcours bouleversant, sans apitoiement. Elle exhorte l’individue à lutter contre la superficialité dévastatrice du paraître et à vivre, maintenant, sans se soucier du regard d’autrui.

La femme sera toujours trop petite, trop grosse, trop vieille. A l‘heure de la mode des seins siliconés, de l’épilation intégrale, des paillettes pour vagin, du maquillage de la vulve (si si, ça existe), on ne peut que se réjouir d’un roman qui rappelle qu’il est plus judicieux de regarder l’autre dans le fond des yeux plutôt que dans le fondement si l’on veut voir son âme.

(In)visible / Sarai Walker. trad. d’Alexandre Guégan. Gallimard (Série noire), 2017

Ecume de Patrick K. Dewdney

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C’est pas que je pleure, c’est l’écume qui me pique les yeux.

Un père, que l’appel du large avait fait quitter femme et enfant, est revenu après des années d’exil sur tous les océans du monde, à la mort de son épouse. Pour retrouver qui ? Ce fils qu’il avait rêvé son semblable, ce petit garçon amoureux du vent qu’à son retour il n’a pas reconnu.

Un fils, devenu adulte, désespérément seul après la mort d’une mère aimante, seul au point de se faire peur lui-même lorsqu’il croise le chemin des filles, est incapable d’aimer ce père qui l’a abandonné.

Ces deux-là ne s’adressent plus la parole depuis des années. Ensemble, ils pêchent leur maigre subsistance sur leur Princesse devenue Gueuse. Les gestes, précis et routiniers, ont remplacé les mots. Ils savent ce qu’ils ont à faire, sans un regard, même lorsqu’il s’agit de convoyer quelques migrants sur leur route vers l’Angleterre. Il faut bien gagner de quoi payer le fuel pour continuer à sillonner une mer bientôt stérile.

J’avais dit tout le bien que j’avais pensé de Crocs, le premier roman de Dewdney publié dans la collection Territori. S’il quitte la terre ferme pour un périple maritime, son écriture conserve ici toute sa puissante intensité. Il existe un terme pour désigner chaque chose et la lecture de ses romans nous rappelle, en creux, combien la langue est malmenée dans notre époque de l’à-peu-près. L’exactitude du vocabulaire prend tout son sens pour nous familiariser, sans maniérisme, avec un univers inconnu, et facilite la compréhension de l’état d’esprit des personnages, immergés dans une réalité qui leur est propre. Leurs outils sont nommés, de même que les poissons qu’ils attrapent, les plantes des dunes, la couleur du ciel, le type de douleur qu’ils endurent. Les objets, les sentiments ont un nom ; les hommes n’en ont pas. Peut-être pour souligner leur manque de communication. Peut-être que les hommes ne méritent pas de nom. Peut-être parce que chez Patrick K. Dewdney, la nature parle à la place des hommes. Et qu’elle dit la colère, la rancœur, le manque d’amour mieux que les deux héros. La nature, mise à mal, se déchaîne. Tout est humide et froid, sur le frêle esquif, dans leur cabanon de fortune, dans leur cœur. On ne peut pas en vouloir à la tempête, peut-on en vouloir aux hommes ? Sûrement. A moins que l’humanité, sous les traits d’une petite fille réfugiée, ne soit sauvée…

Ecume / Patrick K. Dewdney. La manufacture de livres (Territori), 2017

Retourner à la mer de Raphaël Haroche

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Raphaël Haroche, dit Raphaël pour les cohortes de fans qui le connaissaient jusque-là comme auteur-compositeur-interprète d’albums vendus à des milliers d’exemplaires, fait une entrée fracassante en littérature et signe, dans la Blanche de Gallimard, un recueil de treize nouvelles, raflant au passage le Goncourt de la nouvelle 2017.

Dans ses nouvelles, point de bobos parisiens, mais des êtres ordinaires, un peu déglingués, à qui la vie n’a souvent pas fait de cadeaux. Car le Retourner à la mer du titre, ambigu à dessein, ne concerne pas quelque nanti avide de passer un temps de villégiature dans sa résidence balnéaire, mais bien des personnages à la dérive, sur le point de couler. Pas question d’appel du large sur de majestueux voiliers, ni même de prendre le large pour fuir, mais bien de la mer comme un retour aux sources, à ce vide d’avant l’existence, le Grand néant. Et plus que la mer, c’est l’eau qui semble le fil conducteur des moments de vie narrés ici ; l’eau froide, sombre, inhospitalière, celle où l’on se noie.

Dans ces récits où la chute n’est pas l’important, mais le fil des pensées, l’instant, le prosaïque, l’auteur ne dépeint pas des pirates flamboyants en quête d’aventure, mais des pères minables responsables d’accidents de voiture, des couples qui n’ont plus rien à se dire, des résidents de maison de retraite, des sans-dents, des strip-teaseuses vieillissantes, des vieux garçons, des sans-grade… Des vies humbles racontées de l’intérieur, au travers d’anecdotes et de réflexions toutes simples qui témoignent d’un joli sens de l’observation, dénotent un regard bienveillant posé sur les faiblesses de ses semblables. Les incongruités du quotidien, les superstitions intimes prennent le pas sur les actions remarquables ; contées dans une langue simple et délicate, elles racontent plus l’homme que ne le font les coups d’éclat.

Qui ne déteste pas les pâtes de fruit ou les noms des voitures, qui n’a pas compté sur ses doigts les jours avant un événement important ne sera sûrement pas touché par les petites vies et les grandes peines des héros de Raphaël Haroche, les autres ne pourront qu’être émus.

Raphaël Haroche, en plus d’être compositeur de musique de films, scénariste, acteur, et maintenant écrivain, sortira son huitième album Anticyclone, en septembre, et s’attèle à la réalisation d’un long métrage. Manquerait plus qu’il soit beau gosse…

Retourner à la mer / Raphaël Haroche. Gallimard, 2017

A coups de pelle de Cynan Jones

Acoups de pelle

Un petit coin de la campagne galloise. Daniel, éleveur de moutons, s’active. La période est à l’agnelage. Les brebis ont besoin de lui pour mettre bas. Ses gestes sont sûrs et doux. Il les aime, ses bêtes, et aider à faire poindre la vie demeure un miracle. La scène, de loin, ressemble à un Millet, une peinture idéale du monde paysan. Les tâches sont ardues mais nobles et l’homme est en accord avec la nature. Pourtant, si l’on observe de plus près, le tableau n’est pas idyllique. Le ciel est aussi lourd que le cœur de Daniel. Elle est morte il y a quelques semaines, le crâne défoncé par les sabots de leur cheval. Elle n’est plus, sa femme, son amour de toujours. Il est seul, épuisé, il ne pense même plus à se nourrir, à quoi bon. Son chagrin est si grand qu’il est inconcevable, inadmissible. Et dans un coin sombre de l’œuvre est tapi le Grand Gars, cette brute si nocive que même les objets inanimés le craignent. Aux côtés du gitan sans nom, du rouge, le sang d’un blaireau en bouillie, déchiqueté par ses chiens. Il traque illégalement ces animaux sauvages pour de l’argent, pour les faire affronter, lors de joutes d’une barbarie indicible, des molosses dressés pour tuer. Des hommes viennent de loin pour assister à leur combat perdu d’avance, ils payent bien.

Cynan Jones oppose deux mondes. La cruauté contre l’Eden perdu. La chasse au blaireau menée par le Grand Gars contre l’élevage d’agneaux. Le monde de la brutalité pourrait bien remporter la victoire. La ruralité harmonieuse est en voie de disparition, comme les blaireaux. Daniel n’a plus la force.

A coups de pelle ne console pas. Cynan Jones écrit comme personne le manque, le deuil. A la psychologie de comptoir, il préfère dire les actes, décrire les odeurs. Celle de la chambre conjugale, pour un temps encore imprégnée du parfum de sa douce. Celle de ce bout de tissu dont elle attachait ses cheveux. Le vocabulaire est simple comme l’était leur bonheur, évident. Tout devient absurde quand on est amputé de sa moitié. Chaque geste, même le plus habituel, se pare d’une nouveauté incongrue, douloureuse. Les bruits familiers, le chant d’un oiseau, les bêlements des moutons, se teintent d’une anormalité déplacée puisqu’elle ne les entendra plus. Daniel est dans un état d’hébétude dont il ne peut se réveiller, frappé par l’absurdité de la perte, et le lecteur n’est en rien apaisé, mais perturbé, éreinté par un roman d’une telle triste beauté.

A coups de pelle / Cynan Jones. trad. de Mona de Pracontal. Joëlle Losfeld, 2017

Les fantômes du Paradis / Premières Gymnopédies. Les années Stalag de Thierry Tuborg

 

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Il fallait bien deux volumes pour raconter l’itinéraire atypique d’un enfant du siècle dernier. C’est ce à quoi s’est employé Thierry Tuborg, à dix ans d’intervalle, dans cette autobiographie en deux tomes. Bien malin celui qui lira Les fantômes du paradis, où il nous narre son enfance jusqu’à ses quinze ans, et qui résistera à vouloir connaître la suite de ses aventures, Premières Gymnopédies. Les années Stalag, parues en 2007. Et pourquoi donc ? Parce que Tuborg est un personnage attachant, qu’il maîtrise les techniques narratives propres au genre, que sa bio se lit à la vitesse d’un morceau des Ramones. Et qu’il ne s’épargne pas. Qu’est-ce qu’on se marre ! Depuis cette scène où il pisse sur sa chaise pendant un concours de piano au Conservatoire, il lui a fallu prendre beaucoup de recul pour rendre aussi justement ce qui peut se passer dans la tête d’un gamin de dix ans, et faire rire de ses déboires avec tant d’obstination.

L’adulte a de la tendresse pour le gosse coriace qu’il était, c’est certain. Fanfaron, têtu à l’extrême, déterminé à vivre de la musique, petit Tuborg est une tête à claque irrésistible, et ces traits de caractère ne sauraient s’estomper avec l’âge, surtout à l’adolescence. Envie de découvrir le vaste monde, ce qu’il y a sous les jupes des filles, on ne peut pas dire que l’auteur ait été en retard pour multiplier les expériences, même (surtout ?) si ça faisait bien chier ses parents. Les anecdotes défilent, qui tissent le portrait d’un morveux qui doute tout en prétendant être très sûr de lui, qui se précipite tête baissée dans toutes les emmerdes possibles et réfléchit ensuite, de son émancipation à l’âge de seize ans en passant par la taule en ex-RFA, ou sa propension à tester tout ce qui peut déchirer la tronche.

Pourvu que ça bouge, que ça brûle ! Le style est alerte, l’autodérision omniprésente, et certains portraits au vitriol sont des plus jouissifs, Higelin se reconnaîtra. Le milieu rock bordelais de la fin des 70’s est planté avec beaucoup de sincérité, et le parcours de Stalag, groupe furieux dont il fut le chanteur est l’occasion pour lui d’aborder certaines frasques dont il n’est plus trop fier. Mais pas de regrets, non mais dis donc ! Tuborg ne mange pas de ce pain-là et l’on soupçonne le sieur d’en être resté un vrai de vrai. Un vrai quoi ? Un vrai punk !

http://www.thierrytuborg.fr

Les fantômes du Paradis / Thierry Tuborg. Les éditions relatives, 2017

Premières Gymnopédies. Les années Stalag / Thierry Tuborg. Le cercle séborrhéique, 2007