Lisa McInerney

Lisa McInerney a su faire naître, en deux romans, une collection de personnages hallucinants, aussi déglingués qu’attachants, irrémédiablement liés les uns aux autres. Il faut dire que Cork est un petit monde où l’on se retrouve vite à patauger dans les mêmes eaux stagnantes. Dans Hérésies glorieuses, on faisait connaissance de Ryan, alors âgé de quinze ans, fils de Tony, prolétaire veuf qui le dérouillait allègrement. En quête d’argent facile, Ryan alimentait le quartier en drogues diverses, et semblait déterminé à étendre son petit trafic, malgré les craintes de Karine, son grand amour. Sa route allait croiser celle de Maureen, abandonnée à sa solitude dans un ancien bordel, qui demandait l’aide de son fils Jimmy, le caïd local, après une grosse bêtise. Que Jimmy allait réparer, secondé par Tony… Dans Miracles du sang, on les retrouve (quasiment) tous. Rien n’a changé (ou presque). Leur univers demeure, sclérosant, étouffant, comme Cork, comme l’Irlande. Car c’est bien une critique acerbe de l’Irlande contemporaine, campée sur ses contradictions, que dresse Lisa McInerney. La crise économique a fait du tigre celtique un animal mythique et disparu qui a dévoré ses enfants avant de s’éteindre. Les fantômes hantent toujours les maisons irlandaises, ceux des filles déchues condamnées aux travaux forcés dans des couvents glaciaux, ceux des fils qui suivent les mêmes mauvaises pentes que leurs pères. L’avenir semble sombre, le destin des héros tracé. Et pourtant… L’humour féroce sauve de la sinistrose et les hérétiques sont glorieux, en quête de rédemption. Tour à tour touchants, mesquins, grandioses, s’arrangeant de leurs imperfections ou dévorés de culpabilité. Y’aura-t-il un miracle pour eux ? Un troisième tome, à venir, nous le dira.
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Photos : Brid O’Donovan
Certains de tes personnages de Hérésies glorieuses, ton premier roman, reviennent dans Miracles du sang. J’ai entendu dire que tu es en train d’écrire un troisième roman où les mêmes caractères sont toujours présents. Avais-tu décidé d’écrire une trilogie depuis le début, ou as-tu trouvé que tu avais encore des choses à dire sur eux au fur et à mesure de l’écriture ?

J’avais une vague idée, depuis le départ, que ça serait une trilogie, et que mes romans s’appuieraient plus ou moins sur la devise “Sex, Drugs and Rock ‘n’ Roll”. Ce qui signifie que mon troisième roman qui va suivre sera celui fondé sur le concept « Rock ‘n’ Roll ». J’avais la plupart des principaux personnages en tête depuis des années avant de commencer à écrire, alors je savais que ce qu’ils avaient à me dire ne tiendrait pas dans un seul livre. Et j’avais dans l’idée Miracles du sang avant Hérésies glorieuses. Tout ça est très confus dans mon esprit, j’ai du mal à reprendre le fil de ma pensée, à me rappeler quoi arrive à qui, et quand.

J’ai pensé à Irvine Welsh en lisant tes romans. Comme toi, il met en scène des losers flamboyants, dont il suit le parcours sur différents livres, dont il creuse l’environnement et le langage. Aimes-tu son travail ? Penses-tu que certains auteurs ont une influence sur ton œuvre ?

J’ai lu Trainspotting quand j’étais ado. Je ne pouvais pas croire ce que je lisais, y donner un sens. J’avais sous les yeux cette incroyable collection de personnages, sauvages, qui ne respectaient aucune règle… ça ne ressemblait à rien de ce que j’avais lu avant. Certaines images des romans de Welsh alors que je le découvrais pour la première fois à quinze ou seize ans m’ont tellement marquée que je m’en souviens encore, surtout des passages des chapitres « Mauvais sang » ou « manger dehors ». Découvrir des auteurs comme Irvine Welsh ou Pat McCabe quand j’étais adolescente a complètement changé ma façon d’envisager l’écriture, ça m’a ouvert les yeux sur comment un auteur pouvait, de multiples façons, tresser une histoire et manipuler le lecteur. C’est à cette période que j’ai été le plus perméable aux influences, je pense. Je ne crois pas que les auteurs que j’ai lus adulte ont eu le même effet sur moi ou sur ma manière d’appréhender l’écriture, sûrement parce que je suis évidemment plus sûre de mon propre style à présent.

Ton succès a été immédiat. Tu as remporté the Baileys women’s prize for fiction and le Desmond Elliott prize for Hérésies glorieuses. Ces récompenses ont-elles été pour toi un encouragement à continuer, ou au contraire, est-ce que ça t’a mis la pression ?

Les deux, vraiment. Considéré avec le recul, ça semble très encourageant, comme une preuve que j’allais dans la bonne direction, que j’étais faite pour l’écriture. Mais avant la publication de Miracles du sang, je me suis beaucoup inquiétée de savoir si ces prix voulaient dire que les gens attendaient un Hérésies 2, qu’ils ne voudraient pas lire un roman avec une tonalité différente, une intrigue plus resserrée. Puis Miracles du sang a été présélectionné pour le Dylan Thomas Prize et le Dublin Literary Award, et il a remporté le RSL Encore Award, alors je suppose que je n’avais aucune raison de tant m’en faire.

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L’action se déroule à Cork. Tes personnages auraient-ils pu vivre ailleurs en Irlande ?

C’est une histoire très irlandaise, alors beaucoup des expériences que font les personnages pourraient arriver à n’importe qui dans n’importe quel coin du pays. Mais si l’on considère la taille de la communauté dont sont issus les personnages, les chances pour que les coïncidences qui font avancer le récit puissent se produire et ainsi de suite, Cork est la ville parfaite pour cette histoire. Les événements qui ont lieu dans Miracles du sang se déroulent dans un endroit où il y a un port, et où l’accès au marché noir irlandais se fait à partir de ce port, alors c’est définitivement Cork. Cork a une ambiance et un rythme très particuliers. C’est la deuxième ville de la République et elle agit comme le font toutes les villes de seconde importance, elle distille un mélange d’orgueil attachant et de complexe d’infériorité. Et la façon de parler des personnages est particulière à Cork. La façon dont on parle est tellement importante, le langage qu’on utilise définit notre manière d’envisager le monde. Les personnages sont « corkiens ». Ils ne seraient pas ce qu’ils sont s’ils venaient de n’importe où ailleurs. Ils ont grandi en utilisant cet accent différent, ce vocabulaire différent, cette manière différente d’expérimenter leur environnement, leur façon différente de penser à l’Irlande. Sans Cork, plus rien n’est pareil.

Considères-tu Cork comme le trou du cul de l’Irlande, comme s’intitulait ton blog ?

Pas du tout ! Au moment où je faisais mon blog, j’ai déménagé de l’ouest de l’Irlande à Cork, ce que tu pourrais considérer comme quitter le trou du cul de l’Irlande pour aller en ville. Ce qui est drôle, c’est que tout le monde en Irlande considère sa région comme la plus désavantagée, oubliée, incomprise. Alors n’importe qui peut venir du trou du cul du monde. C’est un état d’esprit, pas une situation géographique.

J’ai vu que tes romans, parce qu’ils sont très bons, ont été qualifiés de romans masculins. Ça a dû te mettre en colère, non ?

Ça m’a plus rendu perplexe que vraiment mise en colère. Ça ne m’agace plus, ni ne me perturbe plus, maintenant. Sûrement parce que j’y ai accordé tellement d’importance à l’époque de la sortie d’Hérésies que personne n’ose plus dire ça depuis ! Plus qu’autre chose, ça m’intriguait. Je crois que cette réflexion était due au fait qu’on est tellement habitués à ce que ce soit des hommes qui écrivent une littérature urbaine sans concession, pleine de sexe, de drogues, de crime, d’argot. Ou alors c’est parce que beaucoup de mes personnages sont des hommes. Par exemple, tout Miracles est raconté du seul point de vue de Ryan. Ou c’est peut-être parce qu’Hérésies glorieuses est indéniablement un roman sur l’état de notre pays, et que beaucoup de lecteurs et de critiques conservateurs pensent encore que les femmes écrivent des histoires centrées sur le foyer. Ou c’est peut-être parce que j’utilise beaucoup le terme « merde ». Qui sait ?

La construction narrative de tes romans est incroyable. Les personnages semblent aspirés dans une matrice qui les lie les uns aux autres. Comment procèdes-tu pour agencer les éléments de tes histoires ? Fais-tu un plan préalable très détaillé ?

Absolument pas ! Tout vient des personnages. Quand tu passes beaucoup de temps à apprendre à connaître un personnage dans ta tête, à le mettre dans telle situation ou le faire réagir à tel événement particulier, tu finis par facilement savoir où il s’intègrera dans son propre monde et avec qui il sera en relation. Quand j’ai commencé Hérésies glorieuses, avec pour point de départ Maureen qui venait de tuer accidentellement un homme, j’ai su immédiatement qu’elle était la mère de Jimmy, que Jimmy était le vieux pote de Tony, et que Tony était le père de Ryan. Quand un personnage s’assemble dans ma tête, je ne veux pas seulement savoir qui il est, mais aussi qui sont ses parents, de qui il est amoureux, avec qui il est ami, et ainsi de suite. Ensuite, ces personnages deviennent une énigme pour moi. Donc la façon dont ils sont connectés fait partie de la construction même de leur univers. Je sais comment l’action d’un personnage affectera la vie d’un autre, je me demande ensuite comment réagira ce second personnage, et ce que cela aura comme conséquence dans leur monde. Tout cela est très organique, vraiment. Je place le personnage dans une situation face à laquelle il doit réagir, puis je le suis.

J’adore les titres de tes romans. Ils sont paradoxaux, ambigus envers la religion, énigmatiques. Qu’as-tu voulu exprimer à travers eux ? Peut-on savoir comment s’appellera le troisième ?

Je n’ai décidé du titre Hérésies glorieuses qu’au tout dernier moment. Pendant longtemps, je ne suis pas arrivée à trouver le bon titre, rien qui parvenait à englober tout ce que je voulais dire et qui exprimait la diversité de la vie contenue dans le livre. Puis, à la fin, ça m’est venu. C’est une variante à partir des glorieux mystères du rosaire, qui est une prière importante dans la tradition mariale catholique. Le catholicisme imprègne tellement toute la vie courante en Irlande, qu’on y croit encore ou pas. C’est constitutif du tissu même du pays. C’était cohérent de corrompre un sentiment religieux pour le titre, car c’est principalement de ce dont traite le roman. J’ai voulu poursuivre sur cette idée pour le deuxième. Miracles du sang est une référence au miracle du sang de San Gennaro à Naples, la ville dont la mère de Ryan est originaire. Le sang de Ryan – ce mélange de sang irlandais et italien – le plonge dans les embrouilles ou le tire d’affaires à maintes reprises au cours de l’histoire. Quant au titre du troisième, je n’en dirai rien. Je discute toujours des titres avec mon éditeur, donc jusqu’à ce qu’il me dise qu’il en est content, je ne dirai à personne ce que j’ai en tête. Mais il va bien avec les autres !

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Depuis la France, il semblerait que l’Irlande est en train de profondément changer, et que ces changements sont issus de la volonté du peuple. Je pense au droit à l’avortement, au mariage gay, à la fin de la pénalisation du blasphème. Est-ce que ce sont des signes du déclin du poids de la religion catholique sur la vie des gens, et surtout sur la vie des femmes ?

Oui, bien sûr. En vérité, l’autorité de l’Eglise catholique était en déclin depuis des années, mais elle s’est effondrée dans les années 90, suite aux scandales des abus sexuels sur les enfants, ceux concernant la maltraitance des femmes dans les blanchisseries Magdalene, ceux dans les écoles techniques, la dissimulation des crimes commis par des membres de l’Eglise, et j’en passe. Comment quiconque peut espérer tirer une orientation morale et spirituelle d’une telle organisation ? Les rituels demeurent : beaucoup de couples irlandais continuent à se marier à l’Eglise et à faire baptiser leurs enfants, par exemple. Et c’est inscrit dans notre langue. En Irlandais, pour dire bonjour, on dit ‘Dia duit’, « que Dieu soit avec toi », et pour répondre, on dit ‘Dia is Muire duit’, « que Dieu et Marie soient avec toi ! »

Mais la fréquentation de la Messe a baissé de façon spectaculaire, et les Irlandais ne sont plus intéressés par ce que le Vatican a à dire à propos de la reproduction, du mariage et des droits LGBT. Les referendums sur le mariage gay ou l’avortement ont tous les deux remportés une victoire écrasante. Les militants de terrain ont fait campagne contre la fortune et l’influence de l’Eglise catholique et les lobbys américains pro-life, et ils ont gagné. Catégoriquement. Je ne crois pas que les Irlandais veuillent encore qu’on leur dise comment se comporter. On a eu notre dose.

Penses-tu que ce qui arrive à Maureen (on lui enlève son enfant car elle est mère célibataire et on l’envoie à Londres), ou les horreurs subies par les filles Magdalene font partie de l’Histoire irlandaise à présent, que les hommes et les femmes sont enfin égaux ?

On a fait du chemin. Il y a encore des choses à améliorer pour chacun d’entre nous, sans prendre le genre en considération. Des services de garderie abordables, de meilleurs congés maternité et paternité, un meilleur soutien aux familles monoparentales, surtout en termes de logement et d’assistance pour les parents seuls avec enfants. Une plus grande attention dans ces domaines nous aidera à parvenir à une vraie égalité. Une meilleure éducation sexuelle, incluant la notion de consentement et les questions LGBT. Plus d’aides pour les victimes de violence sexuelle et conjugale, un plus grand nombre de condamnations et travailler à ce que les gens aient une plus grande confiance en notre système légal quand ils viennent déposer plainte pour agression, maltraitance ou viol. Mais dans ces domaines, tous les pays doivent s’améliorer, pas seulement l’Irlande. On s’en sort bien. Le temps est loin où l’on enfermait les femmes « déchues » et où les évêques disaient aux hommes qu’ils avaient autorité sur le corps de leurs épouses. Il faut juste qu’on continue dans cette voie.

Dans tes romans, les filles (Karin et Natalie) s’en sortent mieux que les garçons. Est-ce uniquement dû au fait qu’elles proviennent d’un milieu plus favorisé ?

Plutôt, oui. Karine vient du même coin de Cork que Ryan, mais elle a des parents qui la soutiennent, qui sont déterminés à ce que tout aille bien pour elle. Natalie vient d’un quartier de classe moyenne, et ses parents espèrent qu’elle réussisse. Pourtant, elle n’est pas ce qu’on pourrait appeler une bonne personne. Natalie s’en tire mieux que Ryan en termes d’études et de perspectives, mais je pense qu’il est plus gentil qu’elle, au fond.

Mais, bien sûr, il y a le contexte lié aux différences entre les sexes qui joue. Même si Karine n’avait pas eu de parents aussi attentifs, elle n’aurait probablement pas commencé à vendre de la drogue, comme son petit ami l’a fait. En tant que fille, elle n’aurait certainement pas été encouragée à tenter sa chance dans un milieu aussi dangereux. En tant que garçon, on attend de lui qu’il affronte les embrouilles dans lesquelles il s’est empêtré lui-même. On rejette plus vite les ados perturbés quand ce sont des garçons, je pense. C’est pourquoi tous les gens pour et avec qui Ryan travaille sont des hommes.

Considères-tu que Ryan est une victime ?

ça, c’est dur, comme question ! Sa mère est morte quand il avait onze ans, et il entretient une relation difficile avec son père alcoolique. Il a commencé à dealer de la drogue quand il avait seulement quatorze ans, alors est-ce que ce serait juste d’affirmer qu’il était capable de comprendre dans quoi il se fourrait, qu’il y consentait ? Légalement, il était trop jeune pour quitter l’école, quitter son foyer, avoir des relations sexuelles, boire, fumer, voter ou travailler. On peut trouver qu’en vieillissant il devrait être capable de comprendre qu’il a fait les mauvais choix, qui lui ont fait du mal, ainsi qu’à ceux qu’il aime, à sa communauté, à son pays. Au début de Miracles du sang, il a vingt ans, il est légalement adulte. Mais est-ce que ça aurait été si facile pour lui de tourner le dos à son business et à ceux avec lesquels ils bossaient ? Ce n’est pas comme s’il avait pu demander des indemnités de licenciement. Je n’aime pas dire au lecteur quoi penser de Ryan : c’est à eux de décider, il y en a plein qui l’aiment et d’autres qui le trouvent affreux! Soit votre coeur est assez grand pour lui pardonner, soit non.

Ne fait-il pas aussi des erreurs parce qu’il ne sait pas dire « je t’aime », qu’il n’a pas les mots pour exprimer ses sentiments ? 

Mais il a les mots ! Il a même les mots dans plusieurs langues. Il a du mal à dire à Karine qu’il l’aime quand il a quinze ans, mais quel gamin de quinze ans n’aurait pas du mal avec ça ? Ensuite, il n’a aucun problème à lui dire qu’il l’aime. Je dirais même qu’il a plutôt le problème inverse : il dit facilement les choses, c’est beaucoup plus dur pour lui de passer des paroles à l’action. Non pas qu’il soit un menteur impénitent, mais pour lui les mots n’ont pas de valeur. En ce qui concerne sa relation avec son père, je ne crois qu’ils se sont dits qu’ils s’aimaient depuis que Ryan est tout petit. Mais ce n’est pas inhabituel en Irlande. Les garçons, surtout dans les milieux populaires, sont encouragés à contrôler leurs émotions, à cacher leur vulnérabilité.

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Maureen possède un fantastique sens de la répartie. Son sens de l’humour n’est-il pas très irlandais ?

C’est ce que j’ai toujours dit, mais finalement je pense que l’humour, dans n’importe quelle culture, a les mêmes fondations. L’Irlande n’est certainement pas le seul pays à avoir un penchant pour l’humour noir. Cela dit, Maureen a évidemment une façon de parler très irlandaise. Notre dialecte de l’anglais, cet hiberno-anglais, se distingue par sa fantaisie et sa faconde. Nous sommes des conteurs, on aime bien enjoliver la réalité, et l’esprit l’emporte souvent sur la vérité. Provoquer une forte réaction avec des mots, c’est ce qui compte. Maureen possède toutes ces qualités. Elle est « pure cute », ce qui ne veut pas dire adorable en Irlande, mais extrêmement futée.

Alcoolisme, pauvreté, violence, poids des traditions familiales et religieuses… Peut-on voir ton travail comme une nouvelle exploration des thèmes classiques de la littérature irlandaise ?

Je ne sais pas, mais je ne me plaindrai pas si tu le dis ! Mais bon, ce sont des thèmes universaux, non ?

Crains-tu les conséquences que pourrait avoir le Brexit sur l’Irlande ?

Naturellement. C’est un véritable désastre, un choix mal avisé, hypocrite, mis en oeuvre par des idiots. L’Irlande est le seul pays de l’Union Européenne à avoir une frontière terrestre avec le Royaume-Uni, un fait qu’apparemment ils avaient oublié jusqu’au lendemain du vote. En plus de ça, l’Irlande du Nord n’est pas seulement une circonscription du Royaume-Uni, c’est aussi une partie de l’Irlande, et sa population a le droit, légalement, de se déclarer Irlandaise et de posséder un passeport irlandais si elle en fait le choix. La République a donc la même responsabilité envers le peuple du Nord. Nos peuples sont liés, nos cultures sont liées, nos économies sont liées, nous dépendons les uns des autres et on ne peut pas nous séparer sans créer d’immenses dégâts. Le Brexit menace d’anéantir tout ce que les générations et les gouvernements précédents ont eu tant de mal à construire, et le gouvernement anglais s’en fout complètement.

Tes romans sont-ils des cris de haine ou d’amour envers l’Irlande ?

D’amour. Toujours d’amour. Tu peux aimer ton pays et pourtant en voir ses défauts. En fait, si tu ne vois pas ses défauts, peux-tu réellement prétendre aimer ton pays ?

Interview publiée dans New Noise n°49 – été 2019

Lisa McInerney (english version)

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Photos : Brid O’Donovan
Some of your characters of The Glorious Heresies, your first novel, come back in The Blood Miracles. I’ve read that you are writing a third novel where the same figures are still present. Had you decided to write a trilogy from the beginning, or have you found you have more to say about them while writing?

I had the vague idea at the beginning that this would be a trilogy, and that I’d very loosely base the novels on the hendiatris “Sex, Drugs and Rock ‘n’ Roll”. Which means that the rock ‘n’ roll novel’s coming next. I had most of the main characters in my head for years before I started writing, so I knew that they had more to say to me than would fit in one book. And the concept for The Blood Miracles existed before the concept for The Glorious Heresies. It’s all quite jumbled in my head, so there’s a lot of work in ironing it all out, figuring out what happens when, and to whom.

I’ve thought of Irvine Welsh’s books reading your novels. Like you, he presents flamboyant losers, follows their courses through different novels, and explores their environment and languages… Do you like his work? Do you think some authors have an influence on your work?

I read Trainspotting when I was a teenager and I could hardly make sense of it – here was this untamed, rule-breaking, expansive collection of narratives, like nothing I’d read before. Some of the images I got from Welsh’s work when I first read him, at the age of maybe 15 or 16, are still in my head, from the chapters ‘Bad Blood’ and ‘Eating Out’ in particular. Discovering the likes of Irvine Welsh and Pat McCabe in my teens really changed the way I thought about writing, and opened my mind to the various ways writers can twist stories and manipulate readers. I think that’s when I was most open to influence. I don’t think authors I read as an adult have had the same effect on me or how I thought about writing, probably because I’m obviously more sure of my own style now.

You immediately gained success and won the Baileys women’s prize for fiction and the Desmond Elliott prize for The Glorious Heresies. Have these distinctions been an encouragement to continue or, on the contrary, has it put pressure on you?

It’s a mix, really. Right now it feels wholly encouraging, like it’s proof that I was doing the right thing all along, that I’m meant to be writing. But before The Blood Miracles was published, I worried that it meant people would be expecting Heresies 2, and wouldn’t want to read a novel with a different tone and a sharper focus. Then The Blood Miracles was longlisted for the Dylan Thomas Prize and the Dublin Literary Award, and won the RSL Encore Award, so I suppose I needn’t have been so anxious about it.

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The action takes place in Cork. Could your characters have lived elsewhere in Ireland?

It’s a very particularly Irish story, so a lot of the experiences the characters have had could happen to anyone in any part of the country. But in terms of the size of the community the characters come from, the chances for the kind of coincidences that make the action possible, and so on, Cork is the right place for this story. The events of The Blood Miracles take place where there’s a port and access to the Irish black market through that port, so it’s very definitely Cork. Cork has a very distinctive feel and rhythm. It’s the Republic’s second city and it acts as all second cities do – with a kind of endearing arrogance and a chip on its shoulder. And the way that the characters speak is particular to Cork. The way we speak is so important – the language we use defines how we look at the world. The characters are Corkonians. They wouldn’t be themselves if they were from anywhere else. They’d have grown up with different accents, vocabularies, different experiences of their landscapes, different ways of thinking about Ireland. . . Without Cork, the whole thing changes.

Do your consider Cork as the Arse End of Ireland, from the name of your blog?

Not at all! While I was blogging, I moved from the west of Ireland to Cork, which you might think meant I moved from the arse of the country to the city. But the funny thing is, everyone in Ireland thinks that their area of Ireland is the most forgotten about, the most disadvantaged or misunderstood. So anyone can be from the arse end of Ireland. It’s a state of mind, not a geographical location.

I’ve seen that your novels, because they are very good, have been described as masculine books. It should have made you angry, shouldn’t it?

It used to confuse me more than make me angry. I’m not really confused or irritated by it now. Probably because I drew so much attention to it back when Heresies was published that no one’s tried to say it since! I suppose it was intriguing for me, more than anything else. I think it’s because we’re so used to gritty urban literature, rife with sex, drugs, crime and slang, being written by men. Or maybe because so many of my characters are men – all of Miracles is told from Ryan’s perspective. Maybe it’s because The Glorious Heresies is undeniably a state-of-the-nation novel, when many conservative readers and commentators still think that women write domestic stories. Maybe it’s because I use the word “fuck” so much. Who knows?

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The narrative construction of your novels is incredible. The characters seem to be drawn in a matrix that link them one to another. How did you compose the elements of your story? Do you work from a detailed plan?

I don’t! It all comes from character. When you spend a lot of time getting to know a character, in your own head, putting them into this situation or asking them to react to that particular thing, you can easily see where they might fit in their own world and who might be connected to them. When I started Heresies with Maureen having just accidentally killed a man, I knew straight away that she was Jimmy’s mother, that Jimmy was Tony’s old friend, that Tony was Ryan’s father. When a character comes together in my head I don’t just want to know who he is, but who his parents are, who he loves, who he’s friends with, and so on. And then those characters become intriguing to me. So how they are all connected is part of that world-building. I know how one character’s action might affect another character, and then I ask myself what that affected character might do, and what that action might mean in the world of the story. It’s all quite organic, really. I give the characters something to react to, and I follow them from there.

I love the titles you gave to your novels. They are paradoxical, ambiguous towards religion, enigmatic. What did you want to express through them? Can we know the title of your third one?

I didn’t decide on The Glorious Heresies as a title until the very last moment. I couldn’t find the right title for so long, nothing that would encapsulate everything I wanted to say and the variety of life in the book. In the end it came to me – it’s a twist on the glorious mysteries of the rosary, which is an important prayer in the Marian tradition of Catholicism. Catholicism permeates so much of the everyday in Irish life, whether or not we still believe; it’s worked its way into the fabric of the place. It made sense to corrupt a religious sentiment for the title, because that’s such a huge part of what the book’s all about. I wanted to continue that for the second book. The Blood Miracles refers to the blood miracle of San Gennaro in Naples, which is the city Ryan’s mother is from. And Ryan’s blood – that mix of Irish and Italian – gets him in and out of trouble repeatedly throughout the events of the book. As for the third title, I won’t say. I always decide titles with my editor, so until he says he’s happy with it, I won’t tell anyone what I’ve been thinking. But it fits with the other two!

From France, it seems that Ireland is deeply changing, and that these changes come from the will of the people. I think about abortion rights, gay marriages, and end of punishment for blasphemy. Are they the signs of the decline of the weight of Catholic Church on people’s life, and especially on women’s life?

Oh, of course. The truth is that the authority of the Catholic Church had been in decline for years, but it collapsed in the ‘90s with the scandals around child abuse, the abuse of the ‘Magdalene’ women, industrial schools, cover-ups of crimes committed by members of the church, and so on. How could anyone look for moral or spiritual guidance from such an organisation? The rituals still remain: many Irish couples still marry in church or baptise their children, for example. And it’s in our language: to say hello in Irish, you say ‘Dia duit’ — God be with you. To respond you say, ‘Dia is Muire duit’ — God and Mary be with you!

But Mass attendance has dropped dramatically, and the Irish people are no longer interested in what the Vatican has to say about reproduction or marriage or LGBT people. The marriage equality referendum and the abortion rights referendum both passed by a landslide: grassroots campaigners went up against the wealth and influence of the Catholic church and American pro-life lobby groups, and won. Emphatically. I don’t think the Irish want to be told what to do by anyone anymore. We’ve had enough of it.

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Do you think that what happened to Maureen, or in Magdalene’s asylums for instance, is part of Irish History now, that women are equal to men, at last?

We’ve come a long way. There are some things that could be improved for everyone, regardless of gender. Affordable childcare, better maternity and paternity leave, better support for single-parent families, especially in terms of housing or assistance for working single parents. More attention in these areas will help us achieve full equality. Better sex education, tackling consent and including LGBT issues. More resources for victims of domestic and sexual violence, better conviction rates and working towards the people having more faith in the legal system when it comes to reporting rape, assault and abuse. But these are areas every country needs to work on, not specific to Ireland. We’re doing well, far from the days where ‘fallen’ women were locked away and the bishops told men that they had authority over their wives’ bodies. We just have to keep going.

In your novels, the girls ((Karine and Natalie) are doing better than boys. Is it only because they come from a better environment?

Pretty much. Karine comes from the same part of Cork City as Ryan, but she has supportive parents who are determined that she does well. And Natalie is from a middle-class area, with parents who expect her to succeed. She’s not exactly a nice person, though. Natalie is doing better than Ryan in terms of education and prospects, but I think he’s a kinder person that she is, deep down.

Of course, there’s gender-specific context. Even if Karine didn’t have such caring parents, she probably wouldn’t have started dealing drugs, like her boyfriend did. As a girl she certainly wouldn’t have been encouraged to take a chance in such a dangerous world. As a boy, Ryan was expected to be able to cope with the messes he got himself into. We dismiss troubled teenage boys quicker than we do teenage girls, I think. There’s a reason all of the people Ryan works for and with are men.

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Do you consider Ryan as a victim?

That’s a tough one! His mother died when he was eleven and he has a difficult relationship with his alcoholic father. He started dealing drugs at only fourteen, so is it fair to assume he was able to understand what he was getting himself into, that he could consent to it? Legally he was too young to leave school, to leave home, to have sex, to drink or smoke or vote or work. You might argue that as he grew older he could realise that he was making terrible choices, hurting himself, his loved ones, his community and his country. At the start of The Blood Miracles he’s twenty years of age, legally an adult. But would it have been so easy for him to turn his back on that business and the people he worked with? It’s not like he could have asked for a redundancy package. I don’t like to tell the reader how to take Ryan: it’s up to them, and there are plenty of readers who love him, and plenty of readers who think he’s terrible! You either have room to forgive him, or you don’t.

Does he make mistakes also because he does not how to say ‘I love you”, that he does not have the words to express his feelings?

Ah, he does have the words. He has the words in more than one language. He found it difficult to tell Karine he loved her when he was fifteen, but what fifteen-year-old boy wouldn’t struggle with that? He has no problem with telling her he loves her from that point. If anything he has the opposite problem: he says things easily, he finds it much harder to back up his words with actions. Not that he’s an unrepentant liar, but words are cheap. In terms of the relationship between him and his father, I wouldn’t say either have said they loved the other since Ryan was little. But that’s not unusual in Ireland, and boys, especially working-class boys, are encouraged to ‘control’ their emotions, and hide their vulnerabilities.

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Maureen does have a way with words. Doesn’t she have a very Irish sense of humour?

I’ve always said so, but now I think that all cultures find humour in the same places. Ireland certainly isn’t the only country with an inclination towards gallows humour. That said, Maureen obviously has a very Irish way of speaking. Our dialect of English, Hiberno-English, is distinguished by playfulness and verbosity. We’re storytellers and embellishers, and wit is more important than truth. And a sentence that provokes a strong reaction is the most useful sentence. All of these qualities are present in Maureen. She’s pure cute, and ‘pure cute’ in Ireland doesn’t mean wholesome and sweet. It means extremely wily.

Alcoholism, poverty, violence, weight of familial and religious traditions… Can we see your work as a new exploration of classical themes of Irish literature?

I don’t know, but I won’t complain if that’s what you want to do! But then, aren’t they universal themes?

Do you fear the consequences of Brexit on Ireland?

Naturally. It’s an unadulterated disaster — ill-advised, insincere, implemented by idiots. And Ireland is the only EU country with a land border to the United Kingdom, a fact that they seemingly forgot until after the vote. On top of that, Northern Ireland is not just a constituency of the UK – it’s also part of Ireland, and its population have the legal right to identify as Irish and carry Irish passports if they choose to. Therefore the Republic has an equal responsibility to its people in the North. Our people are linked, our cultures are linked, our economies are linked, we depend on each other and you can’t separate us without doing a huge amount of damage. Brexit threatens to undo everything previous generations and governments worked so hard to achieve, and the English government couldn’t care less.

Are your novels a cry of love or of hate towards Ireland?

Love. Always love. You can love your country and still see its flaws. In fact, if you don’t see its flaws, can you really claim to love your country?

Interview published in New Noise N°49 – summer 2019

Lizzy Mercier Descloux, une éclipse de Simon Clair

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Quand j’avais lu l’autobiographie de Richard Hell, I Dreamed I Was a Very Clean Tramp, j’avais été frappée par certains passages très forts où il évoquait la passion qu’il avait vécue avec une petite Française, débarquée de nulle part, et qui avait conquis le microcosme underground new-yorkais en 1976. Cet amour, durable, allait imprégner son existence au point d’en faire le point central de son roman, L’œil du lézard. Si le nom de Lizzy Mercier Descloux m’évoquait bien un souvenir diffus, il restait lié à la réminiscence d’un clip échappé des 80’s, un tube éphémère, où une jolie fille dansait sur une plage en se demandant : « Mais où sont passées les gazelles ? » Image fugace, figure intrigante…

Ma curiosité était piquée et ne demandait qu’à être assouvie. C’est chose faite grâce au livre de Simon Clair, parti lui-même à la recherche de Lizzy. Particulièrement bien documenté et rédigé d’une élégante plume, son ouvrage s’attache à rendre sa juste place à cette éclipse qui serait restée sans lui une simple muse, une personnalité extravagante mais peu créative.

Née en 1956, élevée par ses grand-oncle et tante, dans le quartier des Halles, à Paris, Martine Elisabeth se plaît très tôt en compagnie des rockers et fanzineux qui peuplent son coin. Michel Esteban y tient le magasin de disques Harry Cover. Il est à l’affût de ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. C’est avec lui, son amoureux, qu’elle atterrit à New York, fin 75. La Grosse Pomme est autant en déliquescence qu’en effervescence. Il est aussi facile de s’y loger pour pas cher que d’y croiser ces marginaux qui composent l’élite artistique du moment. Le CBGB est à deux pas du loft du couple. Patti Smith, les Ramones, Suicide ou Television y appellent sur scène à la révolte et à la liberté. Parlant deux mots d’anglais, Lizzy, énigmatique avec son look ébouriffé, se fait vite adopter.

Et elle ne se contente pas de regarder ni de laisser exploser sa sexualité libérée dans les bras de son Richard et quelques autres. Rapidement, elle s’achète une guitare et devient une figure du No Wave, inspirée par le courant bruitiste de Lou Reed initié avec Metal Machine Music. Press Color, son premier LP, sort en 79. Comme elle, il est rêche, sans concession, inclassable, invendable. Lizzy ne recherche pas la célébrité, elle aime les sons nouveaux, les mélanges, mixer disco et rock, s’approcher au plus près des sonorités et des rythmiques de l’afrobeat.

En 81, les drogues dures, le sida, la compétition induite par le fric des majors, ont rendu NY irrespirable. Elle s’envole pour les Bahamas et y enregistre Mambo Nassau, où se mêlent mélodies caribéennes, rythmes africains, disco, no wave. En 83, bien avant l’explosion de la World music, l’Afrique l’appelle. Après un long périple d’immersion, elle se pose à Johannesburg, en plein apartheid. Elle y enregistre Zulu Rock. Cet album, déclaration d’amour au métissage culturel, fait de jam-sessions et de reprises de Sowetojive, où Lizzy pose sa voix sur des textes adaptés en français, remporte un franc succès, en France surtout, où l’on célèbre sa volonté de faire découvrir la musique africaine, son esprit fraternel, jusqu’à ce qu’on apprenne que les musiciens sud-africains n’ont pas été correctement crédités en termes de droits d’auteur…

Stupeur, retournement, accusations de soutenir l’apartheid, la vie de Lizzy sombre. Elle buvait beaucoup, elle ne fait plus que cela. Elle qui s’échappait souvent du monde s’en écarte de plus en plus. Après quelques albums moins inspirés, elle disparaît. Au début des 90’s, elle vit seule, ruinée, dans une ferme en Eure et Loire prêtée par un ex. Elle fera de cet endroit un dernier lieu magique, couleurs flamboyantes aux murs et fêtes avec ses intimes qui lui rendent visite. En 2004, elle meurt d’un cancer, entourée d’amis fidèles, après avoir refusé tout soin.

Lizzy Mercier Descloux, une éclipse est un beau portrait d’une étoile filante qui aurait pu devenir une star mais ne le voulait pas. Simon Clair fouille, explore les recoins de l’époque, scrute les courants musicaux, examine les bouleversements sociétaux et intimes pour livrer sa version de Lizzy, vision forcément partielle, subjective, fatalement touchante.

Lizzy Mercier Descloux, une éclipse / Simon Clair. Playlist Society, 2019

Chronique publiée dans New Noise n°49 – été 2019

Une ville de papier de Olivier Hodasava

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Sommes-nous en train de nous faire mener en bateau en voiture ?

1931. Desmond Crothers, employé méritant de la florissante compagnie de cartographie General Drafting, déjeune avec son patron, Otto Lindberg. En récompense de son implication dans la société, Desmond se voit confier l’honneur de créer une ville de papier sur la carte du Grand Est Américain qu’il vient de terminer. Une ville de papier ? Une ville fictive permettant de prouver le plagiat en cas de copie illégale par des concurrents peu scrupuleux. Desmond va bientôt épouser Rosemalia. De leurs prénoms accolés, il crée Rosamond et situe sa création dans le Maine.

1951. Taylor Unger, du service juridique de General Drafting, repère Rosamond sur une carte siglée Texaco. La fraude est avérée. Pourtant, l’entreprise perd son procès. A l’endroit inventé par Desmond se tient un unique drugstore, le Rosamond General Store, nommé par son propriétaire d’après la première carte. Les gens du coin, depuis, appellent tous le lieu Rosamond. La ville de papier étant devenue réalité pour les habitants, le juge estime qu’elle existe.

De nos jours. Un narrateur, féru de cartographie, promet un article sur une ville fictive à un magazine. A cause du célèbre procès, il choisit Rosamond et se rend sur place pour en retracer l’histoire. Il entame une véritable enquête, retrouve coupures de presse, entend différents témoins dont il raconte les vies. Rosamond a été le siège de drames, comme autant de preuves de sa réalité.

Quel intrigant roman que celui-là ! Quel voyage passionnant ! Les éléments factuels s’enchainent au gré des investigations du personnage principal. On le suit sur les routes du Maine, ravis d’en apprendre tant sur ce bout de terre lointaine, parabole de l’Amérique. On comprend l’expansion des sociétés de cartographie, à cette époque où l’industrie automobile était en plein essor. On les imagine, les motels pas chers et leurs clients épuisés d’avoir tant conduit,  les stations service poussiéreuses, les grosses voitures aux couleurs vives.

Et puis… au fur et à mesure des découvertes, le doute surgit. Olivier Hodasava ne serait-il pas en train de nous mener en bateau ? Que l’anecdote concernant cette élection de Miss Rosamond, au cours de laquelle une fillette a fini foudroyée, ait servi de scénario à un épisode de The Twilight Zone dans les années 60, c’est possible ? Que Stephen King se soit fait prendre en photo devant le fameux drugstore, c’est vrai ? Que Walt Disney ait racheté des terrains là-bas pour y construire la ville utopique dont il rêvait, c’est crédible ? Et nous voilà à faire nos propres recherches sur internet, afin de vérifier l’(in)exactitude des faits contés. Au point de remettre en question l’existence même de ces villes de papier, points de départ de l’histoire. Tout serait faux alors que tout sonne si juste ? L’auteur nous aurait donc fait tourner en rond alors même qu’on avait une carte détaillée sous les yeux ? Le mystère reste entier… et c’est tant mieux !

Une ville de papier / Olivier Hodasava. Inculte, 2019

Nadine Mouque de Hervé Prudon

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Toutes des Nadine, sauf maman

« Ici, aux Blattes, Nadine Mouque ça va pour tout le monde et toutes les religions, c’est un mot de passe pour vous gâcher le jour, vous dire la haine et l’irrespect de la personne humaine, tout le monde s’appelle Nadine Mouque. »

Sorte d’insulte pour désigner les femmes, toutes les femmes, dans la bouche des jeunes de la cité, mais aussi leur concéder une forme d’appartenance à leur communauté, « Nadine Mouque » est un terme qui a le don d’ulcérer Paulo, le narrateur. Chômeur gras et moche tendance alcoolo, divorcé, il vit chez sa mère et n’est pas comme ces petits merdeux. Lui il respecte les femmes, il est mieux, sans doute, que les autres. Aux Blattes, il n’a pas beaucoup d’amis, il s’est construit contre le monde, avec sa M’man. C’est dire que quand sa mère se fait dessouder en faisant ses courses, sa solitude grimpe d’un cran, au point qu’il se refuse à se débarrasser de son cadavre pour avoir, encore un peu, de la compagnie. Même si ça cocotte dans l’appartement et que ça devient carrément encombrant au moment où il récupère Hélène, sosie de l’héroïne du feuilleton populaire, dans une benne à ordure, en bas de l’immeuble et compte bien installer cette belle fille chez lui…

Initialement publié en 1995 à la Série Noire, Nadine Mouque n’a rien perdu de sa verve. Peinture d’une cité glauque, récit narré au présent par un personnage, mi lard mi cochon,  envers lequel on éprouve peu d’empathie, le talent de Prudon à distiller de l’ambiance s’y révèle fulgurant. L’histoire, aberrante, n’est qu’un prétexte. L’intérêt n’est pas là. Les faits s’enchainent, s’empilent de guingois, construisent une absurde réalité qui peine à tenir debout, à l’image des destins des habitants, et surtout de Paulo. Chez Prudon, c’est l’atmosphère qui compte, qui sert à dire la poisse, les embrouilles, la fatalité dans laquelle s’enlisent, croupissent ou se complaisent les gens de peu, ses héros de toujours. Il ne les juge pas, ne les plaint pas. Et c’est par la langue, exceptionnelle, créatrice d’images violentes ou poétiques, qu’il leur confère une épaisseur.

Aucune phrase anodine, tout un univers de désespoir et d’humour glacial qui se déploie dans ses mots : « Quand on naît ici, quand on y vit, on purge une peine à crédit, en leasing, on prend de l’avance sur les crimes qu’on n’a pas encore commis ». Paulo nous parle, raconte les autres. Hélène, « cette petite Hélène (qui) m’a l’air tout propre, un peu comme un animal qui enterre ses crottes » prend vie d’une tournure bien sentie. Et sa mère meurt, comme elle a vécu, prosaïquement : « M’man trouve ça naturel, prendre une balle, un courant d’air, un méchant rhume, c’est la mauvaise saison qui dure toute l’année, pour elle. Son roman noir, c’est le calendrier ». Les événements ont peu de prise sur celui qui, « depuis longtemps occupé à soigner son problème d’alcool, soit en cherchant de l’alcool, soit en partant en cure, » est plus qu’il ne croit semblable à ses voisins, détachés, désemparés, désenchantés.

Nadine Mouque / Hervé Prudon, Gallimard, (La Noire), 2019