Le sniper, son wok et son fusil de Chang Kuo-Li

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Le superintendant Wu officie à Taiwan. Il trouve suspectes les morts de deux officiers survenues dans son secteur, d’autant que les autorités semblent vouloir faire passer ces décès pour un suicide et un regrettable accident, bref le forcer à bâcler l’enquête. Wu est à quelques jours de la retraite mais il n’est pas du style à lâcher l’affaire. Entre sa femme qui est du genre à faire la gueule et son père qui s’acharne à cuisiner pour toute la famille sans qu’on lui ait rien demandé, Wu voit aussi son métier comme une échappatoire pratique. Et surtout, il n’aime pas qu’on le prenne pour un imbécile.

A l’autre bout du monde, à Rome, le tireur d’élite Ai Li, dit Alex, dessoude, sur ordre des services secrets, un conseiller en stratégie du président taïwanais attablé à la terrasse d’un café. Sa mission accomplie, Alex est suivi par un homme mystérieusement au courant de ses faits et gestes, de ses planques, et prêt à tout pour l’éliminer. Il va être obligé de rentrer à Taipei pour tirer l’affaire au clair, et trouver Wu en travers de sa route.

Survitanimé, exotique, Le sniper, son wok et son fusil est une belle surprise qui reprend à son compte les thèmes classiques du genre en les transposant dans un environnement surprenant pour le lecteur européen, sans le perdre. Courses poursuites, affûts, milieux interlopes, enquête mêlant habilement complot politique et intimité des protagonistes, le roman se lit à la vitesse des agissements et des voyages d’Alex. Très vite. Agrémenté de passages et dialogues à l’humour féroce, de dégustations de plats dont on aimerait connaître les recettes, le plaisir est indéniablement lié à la découverte de personnages inquiétants ou attachants, dont on espère bien qu’ils seront repris par l’auteur dans un prochain volume.

Le sniper, son wok et son fusil / Chang Kuo-Li. trad. de Alexis Brossollet. Gallimard, (Série noire), 2021

Oasis ou La revanche des ploucs de Benjamin Durand et Nico Prat

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Le 30 juillet 1997, Tony Blair, travailliste, fraîchement élu après des années de gouvernance conservatrice Thatcher/Major, invite Noel Gallagher au 10 Downing Street. Ce jour, selon Benjamin Durand et Nico Prat, marque la revanche des ploucs. Les ploucs ? Oasis. Leur revanche sur quoi ? C’est que les auteurs détaillent par le menu dans ce traité limpide et très documenté.

Oasis, ou Comment, quand on est un groupe de prolos pur jus issu de Burnage, banlieue de Manchester, parvient-on à symboliser la Britpop, détrônant Pulp, Suede ou Blur en haut des charts, au point que Blair vous considère comme des alliés dans la mise en place de son New Labour, voit en vous l’incarnation musicale de ce qu’il représente lui-même en politique, la notion de Cool Britannia ?

Faut reconnaître que pour les frères Gallagher, c’était pas gagné. Et si revanche il y a bien eu, elle est de plusieurs types. Sociale, tout d’abord. Origines irlandaises, milieu défavorisé avec père alcoolo à la main leste, les deux frangins partaient avec des handicaps dont ils ont su faire des atouts. L’Angleterre populaire, souvent ostracisée par l’élite londonienne, a eu tôt fait de se reconnaître dans ces héros venus du nord à l’accent à couper au couteau. Eux, contrairement à leurs concurrents de Top of the Pops, n’avaient pas fait d’études mais de la musique pour s’extraire de leur condition, comme d’autres font du foot, avec la dalle. Revanche géographique donc, et musicale aussi. Sur les 80’s et les synthés, sur le grunge venus des Etats-Unis, pour reprendre le flambeau des grands anciens, ceux des 60’s, écrire des mélodies accessibles, entêtantes, des refrains qu’on entonne dans les stades et les pubs, et tant pis si certains n’y entendent que du sous-Beatles. Revanche politique évidemment, jusqu’à prendre les traits de l’Anglais emblématique de ces années-là, fier et décomplexé.

La revanche est paradoxale néanmoins, ainsi que le soulignent Durand et Prat, à l’image de la personnalité complexe des leaders d’Oasis, qui réussirent à remplir les salles, gagner plein de pognon en continuant à revendiquer leurs origines ouvrières et mancuniennes, tout en répétant à l’envi le désir de quitter cette ville trop naze. Finir par côtoyer le gratin politicien en prétendant incarner le peuple et refuser tout compromis, n’est pas la moindre des contradictions.

Revanche éphémère, amère, enfin. Leur apogée fut de courte durée. 1997 marquant la fin de la britpop, et les dissensions entre Noel et Liam les menant jusqu’au point de rupture. What goes up must come down.

Le texte est court, concis, parfaitement mené, bien écrit. En choisissant des éléments biographiques significatifs plutôt qu’insister sur les frasques des Gallagher, le propos gagne en profondeur. Cette revanche des ploucs, s’attardant plus sur le contexte socio-économique que sur une analyse psy version tabloïd, montre combien l’ascension d’Oasis, arrogante, déconcertante, énervante, reflète une part intime de l’histoire anglaise, et nous livre quelques clés pour comprendre par là-même, un peu mieux, nos voisins d’Outre-Manche, nos ennemis préférés.

Oasis ou La revanche des ploucs / Benjamin Durand et Nico Prat. Playlist Society, 2021

Chronique publiée dans New Noise n°58 – été 2021

Un jour, je serai trop célèbre de Raziel Reid

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L’adolescence est un âge de bruit et de fureur, de violence et de sexe, d’exaltation et de dépression, d’amour et de colère. En bref, un âge éminemment littéraire. Les grands romans qui balisent sa géographie ont en commun d’avoir été écrits avec l’ambition d’être de grands romans, et non des romans « pour ».

La profession de foi des éditions La belle colère dit tout, et Un jour, je serai trop célèbre est un nouvel exemple de la sensibilité exacerbée des textes défendus dans leur catalogue.

Judy vit dans une morne ville glaciale du Canada. Le seul avenir qu’on lui propose se trouve à la mine, seule pourvoyeuse d’emplois à des kilomètres. Judy n’est pas comme les autres et il fait tout pour que ça se voie. Talons hauts, ongles peints et vêtements qui mettent en valeur sa plastique, il se dandine dans les couloirs du lycée sous les yeux ébahis de ses camarades. Les regards qu’il essuie, à de rares exceptions, ne sont pas bienveillants. Judy dérange. Brimades, violences, il cache les coups sous du make up et sa rancœur derrière l’air fier qu’il affiche en toutes circonstances. Judy souffre. Il est amoureux du beau Luke, prétendument insensible à ses charmes. On ne se fiche pas si facilement du qu’en dira-t-on quand on représente l’élite mâle, populaire et sportive. Judy rêve. Au fond de lui, il sait qu’il sera une star, la plus adulée de toutes et qu’un jour il ira à Hollywood. Sinon, à quoi bon tout ça…

Le style est simple. Raconté à la première personne, étayé de réflexions et de dialogues reflets de son intelligence percutante et de sa sensibilité hors norme, le récit se compose sans s’embarrasser de fioritures. En apparence seulement, car il en faut du talent pour parvenir à ce portrait si juste qu’il vous tire les larmes sans prévenir, et vous dépose au fond des tripes une rage immense.

Un jour, je serai trop célèbre / Raziel Reid. Trad. de Patricia Barbe-Girault. La belle colère, 2021