Ados sous acide de Flea

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Jamais été fan des Red Hot Chili Peppers. Alors, pourquoi m’être infligée la lecture de l’autobiographie de leur bassiste, soit les souvenirs de Peter Michael Balzary, dit Flea (vue sa carrure lili-pucienne) de sa naissance à ses 21 ans ? A cause du titre, ou peut-être de ce petit blond en couverture tirant sur sa clope, touchant comme un môme se prenant pour un homme. Allez savoir, et peu importe. Dès les premiers chapitres, l’humour et la sincérité de l’auteur ont pris le pas sur mes a priori. Ados sous acide n’allait pas être un livre de plus contant les mésaventures sex’n’drugs’n’rock’n’roll d’un groupe en route vers la gloire, mais le récit plus intime, et du coup plus emblématique et intéressant d’un gamin des 60’s qui se demande bien, tout au long de sa première vingtaine d’années, comment il est encore en vie et ce qu’il a fait pour en arriver là.

Bingo. Flea nous fait d’entrée le coup du pauvre gosse mal dans sa peau et ça fonctionne. Emigré d’Australie en 67 alors qu’il a cinq ans, le petit Michael se retrouve à New York, pour échouer à LA peu de temps après avec sa mère et un nouveau beau-père. Maman Flea est la preuve s’il en fallait une que l’instinct maternel est une chimère et beau-papa Flea, chic type mélomane, alcoolique à ses heures, terrorise le blondinet en saccageant méthodiquement la maisonnée les mauvais jours. La vraie vie est ailleurs. Dans le repli sur soi d’abord, l’isolement, la lecture, la musique et la pratique de la trompette jazz. Puis rapidement sous le soleil, en extérieur. Flea profite de sa liberté pour tenter toutes les expériences, le skate, les amitiés juvéniles mais viriles à défaut d’être un tombeur de filles, les magouilles, les ennuis, et la dope. Pétards, coke, acides. Les fix d’héroïnes et de MDMA sonnent la fin de la récré pour nombre d’ados, terrassés par des overdoses, des suicides et bientôt le SIDA.

Flea, miraculé, compte les morts, et tandis qu’il fait les cent coups avec son nouveau frère d’arme, Anthony Kiedis, futur chanteur des Red Hot, un autre membre du groupe, Hillel Slovak s’enfoncera et y laissera la peau. L’écriture de Michael, de spontané, d’une joyeuseté enfantine glisse vers une introspection intime, troublante, exprime le désarroi et surtout la culpabilité d’être vivant quand d’autres ont succombé. The show must go on. La musique et l’amitié sauvent de tout. Bosseur acharné quand il fait ce qu’il aime, Flea commence la basse, persiste, progresse, découvre le punk. Il fait ses gammes dans What Is This, puis dans Fear. Quand son récit se termine en 83, son groupe alors nommé Tony Flow and the Miraculously Majestic Monsters of Mayhem, loin de mesurer la célébrité qu’il atteindra avec Californication, s’apprête à faire son premier concert et Flea est prêt.

Ados sous acide s’avère un témoignage de première main, drôle et sensible, sur les années de plomb du ciel californien de la fin des 70’s. Vous savez quoi ? Si Flea écrit la suite, avec autant de lucidité et d’autodérision, ben je me laisserai tenter.

Ados sous acide / Flea. Trad. de Valérie Le Plouhinec. Harper Collins, 2021

Mémoires d’un égaré volontaire de Kick (de Strychnine)

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Les vieux punks ne sont pas tous morts et c’est heureux. Faut dire que passé 27 ans, la mort ne semble plus aussi romantique et qu’on se dit, à juste titre, que crever est donné à tout le monde alors que survivre pas toujours. Alors, autant poursuivre sa route, le principal étant de ne jamais renier ses principes tout en continuant à emmerder le monde. C’est à quoi s’est astreint Kick, chanteur, guitariste, compositeur de Strychnine, groupe punk emblématique de Bordeaux. De ses souvenirs, il a fait un livre. Mais attention, pas un livre prétentieux, ni nostalgique. Kick ne se considère pas comme un survivant ou un héros, ou quelqu’un qui aurait des leçons à donner tirées de son expérience. Non, un livre sincère et drôle (ou pas), qui raconte avec des mots simples et justes le parcours d’un punk du siècle (passé).

Et il en a, des choses à raconter. En premier lieu, comment, en étant né à Bègles, dans la banlieue bordelaise et affublé du prénom Christian, il a joué au célèbre festival de Mont-de-Marsan, en 77, avec Strychnine, son groupe formé depuis quelques mois seulement, en compagnie des Damned et des Clash. Il raconte les changements de backline et de femmes de sa vie, les concerts chaotiques, les vaches maigres, les succès et les doutes. Il raconte les gens, roadies, tenanciers de bar louches, la dope, les copains qui disparaissent, les amitiés qui vacillent, les trahisons et ceux qui restent.

Le parcours a pris des virages en épingle, soumis aux aléas, à devoir bien bouffer. Paris, Noisy-Le-Sec, Bordeaux. Usine, tailler la vigne. Il a essuyé des tempêtes, des amours défuntes, des tournées à l’arrache, des productions et des pochettes foireuses. Kick se remémore des rencontres, celle avec Higelin, sa participation à Parabellum. Il parle de la paternité, du besoin de se mettre en retrait et de partir dans les Cévennes devenir bûcheron. Avec toujours, la musique pour salut.

La France qu’il évoque est une France disparue. Celle d’un temps où tout était à faire, où il n’y avait pas de salle où cracher sa hargne, pas de studio où chanter ses mots. C’était la France d’avant les scènes conventionnées, la France de ceux qui ont jeté les bases, construit les fondations. C’était pas mieux, avant, même si c’est pas forcément mieux non plus maintenant.

Kick n’a jamais rien lâché et il n’a pas de regret. Après sept albums solo et trois avec Strychnine, il n’a plus rien à prouver. Mais toujours des choses à dire. Ce qu’il fait ici, joyeusement.

Mémoires d’un égaré volontaire / Kick de Strychnine. Les éditions Relatives, 2022

Le fils du professeur de Luc Chomarat

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Le narrateur, né en 1962, rapatrié d’Algérie peu après sa naissance avec ses parents, raconte ses premières années et son adolescence dans la France effervescente des 60’s et 70’s, à Saint-Etienne. Pas facile de se (re)mettre dans la peau du petit garçon qu’on a été, de (re)trouver ses pensées et ses mots, sans tomber dans l’angélisme. Chomarat s’acquitte du défi avec délicatesse et sans céder à la facilité de l’auto-apitoiement ou du narcissisme. Certes, l’histoire qu’il nous conte est terriblement personnelle et il semble posséder une mémoire d’une belle faculté quand il décrit cette vie (pas) si simple.

« Mes parents, j’avais l’impression de les connaître comme si je les avais faits. Cette jeune femme très Nouvelle Vague, cinquante de tour de taille, des dents blanches et bien alignées, grande douceur un peu triste, c’était ma maman. L’autre, si grand que la plupart du temps je ne savais pas trop à quoi il ressemblait là-haut, une voix qui descendait d’entre les nuages, c’était le professeur. Mon papa. »

Sans oublier son petit frère un rien intrus, tellement brillant qu’à côté il paraît simplement normal. Ses 150 de QI pourtant auraient dû impressionner son paternel, mais à cette époque révolue où les enfants sont censés obéir, rentrer dans le moule et ne pas causer d’ennui, l’intelligence vive du rejeton n’a que peu d’importance. Intelligent d’accord, encore faudrait-il qu’il s’applique à tirer quelque chose de ce don du ciel, alors que faire ses devoirs, lire tous les livres et dire bonjour à la dame ne sont pas des activités où le dit surdoué excelle.

Lui préfère essayer de comprendre comment fonctionnent les filles, dont sa cousine Lina, jouer aux voitures, aux circuits Scalextric et surtout au foot, même si personne ne le prend jamais dans l’équipe, avec ses deux pieds gauches. A sa place ni en classe ni à la maison, toujours un brin dans la lune, à côté, ses travers ne font qu’augmenter avec l’adolescence. L’enfant prend du recul, s’amuse des mœurs de ses congénères, s’angoisse de son inaptitude à intégrer le groupe et à séduire les filles, toujours elles.

La peinture de l’époque, avec ses feuilletons télé, ses modèles d’auto disparus rappellera des souvenirs à ceux qui l’ont vécue et feront sourire les autres. Les interrogations du môme (« Pourquoi suis-je obligé d’aller au catéchisme alors que d’autres, non ? « ) prennent des dimensions métaphysiques au fil de ses apprentissages (« Dieu existe-t-il ? »). Les hontes, les gaffes, les inquiétudes de cet être en devenir parleront à tous, sous la plume d’un Chomarat toujours drôle, mais plus tendre qu’à l’accoutumée.

Le fils du professeur / Luc Chomarat. La manufacture de livres, 2021

Damon Albarn, l’échappée belle de Nicolas Sauvage

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Après Life From a Window : Paul Weller et l’Angleterre pop, paru chez le même éditeur en 2019, dans lequel il nous disait tout sur le Modfather, c’est donc à une autre icône de la pop anglaise que Nicolas Sauvage consacre son dernier ouvrage, soit, comme son titre l’indique, Damon Albarn. Et l’on imagine qu’il a dû en passer quelques heures, que dis-je, des semaines, des mois, à manger, dormir, vivre en sa compagnie, tant la discographie de l’artiste est volumineuse et sa personnalité complexe à décrypter.

De 1991 à aujourd’hui, avec huit albums de Blur, six de Gorillaz, deux de The Good The Bad & The Queen, trois albums solo, sans compter les musiques de film, la création de son propre label, et j’en passe, Albarn n’a jamais cessé d’occuper le terrain depuis ses débuts. Hyperactif, toujours avec un projet d’avance, ce speedy Gonzalez a déjà vécu plusieurs vies, à fond, et transforme en or tout ce qu’il touche, menant ses différents groupes tout en haut des charts avec une déconcertante facilité.

Bon, je résume à la truelle. Le propos de Nicolas Sauvage est plus nuancé. Tout n’a pas toujours été aussi simple qu’il n’y paraît. Tensions au sein de Blur, jusqu’au point de rupture avec Graham Coxon, animosités véridiques ou surjouées envers ses concurrents de Suede puis Oasis, périodes de doute, anxiété due à une trop grande exposition, le sieur a aussi connu des tempêtes. Il lui a fallu une ambition démesurée, beaucoup d’arrogance, pour se hisser au rang d’incarnation de la Britpop mid-90’s, redonnant sa fierté à une pop héritière des Kinks, de Madness, des cultures mod et skin, et débarrassant l’Angleterre du grunge venu des Amériques. Il lui a fallu beaucoup de courage pour changer de cap, rompre avec cette quête juvénile d’une notoriété dévorante et se lancer sans filet vers de niveaux rivages, sortir du carcan pop, s’emparer des influences trip hop ou electro, dub, musiques du monde ou rap et s’effacer humblement derrière un personnage fictif dans Gorillaz où priment le décloisonnement entre les genres et les collaborations.

A travers la carrière d’Albarn, avec un sens du détail touchant à l’exhaustivité, Sauvage ne fait pas que livrer une analyse érudite des morceaux de Blur ou Gorillaz, il replace leur création dans leur environnement politique, social et surtout musical, sur près de trente ans, sans oublier leurs influences, livrant une fresque palpitante qui se lit comme un roman.

Damon Albarn, l’échappée belle / Nicolas Sauvage. Camion blanc, 2020

Chronique publiée dans New Noise n°57 – mai-juin 2021

Les plaies d’Occident de Félix Jousserand

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Si l’on vous proposait de revivre 2020, peut-être bien que certains d’entre vous trouveraient que l’idée sonnerait comme une mauvaise blague. Et il est vrai que les nombreux témoignages retraçant le premier confinement n’ont pas libéré, chez moi, un enthousiasme forcené. Alors, pourquoi Les plaies d’Occident est un livre qui mérite notre attention ? Qu’est-ce qui différencie la collection de souvenirs de Félix Jousserand de celle d’un autre ?

La forme, d’abord. Un journal. Un style. C’est par des phrases courtes, dans une langue épurée, très travaillée que l’auteur a choisi de nous faire partager la mémoire de cette année sombre. Les passages concernant chaque jour sont un concentré de mots, exposant un condensé d’émotions diverses, souvent fortes. La lecture, facilitée par une belle mise en page, en est si aisée qu’il faut souvent revenir en arrière, s’arrêter, s’attarder, de peur de rater quelque chose. Pas le temps d’être lassé par des phrases, couperets efficaces, plus proches des aphorismes que d’une analyse psychologisante de la situation. Largement le temps d’être ému par des accents plus poétiques que théoriques.

Le fond, surtout. C’est dans le choix de ce qu’il dit, dans l’accumulation de détails tour à tour personnels ou universels que l’auteur fait preuve de talent. On se reconnait, du coup, dans ces petites tranches de vie. On se rappelle d’avoir eu telle pensée à propos de tel événement, sans l’avoir formulée avec autant de subtilité. On revoit le visage crispé de Macron lors d’une de ses allocutions, celle du 13.04, qui devient sous la plume de l’auteur : le président prend la parole – l’envergure le fuit comme l’or les misérables. On souffre de ces anecdotes individuelles qui résonnent comme des douleurs partagées, tel ce bout d’histoire du 19.05 : ma mère à l’hôpital – sa tête à la fenêtre – moi dans le gazon devant l’entrée barricadée- son filet de voix couvert par le vent. On sourit à l’évocation d’absurdités vécues en commun, qu’on aura vite oubliées, ainsi que celle relevée le 01.11 : essentiel non essentiel – la ramette de papier contre le pot de fleurs – le slip contre le jouet. Nouveau vocable, nouveaux concepts, angoissants, déshumanisants, inventés non par l’auteur mais par ce que l’on suppose être des techniciens pour définir le nouveau monde. Reproduits ici, n’en devenant que plus insensés.

Le rappel, finalement, d’une année de vie confinée, distendue, irréelle, mais d’une année de vie faite de moments vécus ensemble, peut-être plus que toutes les autres.

Les plaies d’Occident / Félix Jousserand. Au Diable Vauvert, 2021

A la lisière du Sans-Souci de Thierry Tuborg

Adoncques Thierry Tuborg a survécu au premier confinement, bien survécu pourrait-on dire, puisqu’il a mis à profit ce temps hors du temps pour poursuivre son oeuvre et peaufiner l’art, nouveau pour lui, de la vie en couple. Dans les deux domaines, il s’en tire avec les honneurs. Il revient donc sur une année de grande félicité et de petites contrariétés, exprimant comme à son habitude ce qui a retenu son attention, dans des billets plein d’humour et de recul sur ce qui l’entoure.

Seul maître à bord quant au choix des thèmes abordés, l’on s’étonne encore une fois de la façon dont ceux-ci, aussi prosaïques soient-ils, font écho à notre propre existence. Car s‘il s’attache à mettre en scène sa personne, celle-ci finit par prendre son autonomie, comme s’il se faisait dépasser par son sujet pour finalement parler non pas de lui seul mais de nous tous. On l’est tous, un peu, Tuborg, dans ses envolées lyriques, ses exaspérations, ses angoisses. On se retrouve dans cet animal étrange, qui s’émerveille d’un rien et s’offusque de tout, éternel déphasé dans un monde qui marche à l’envers, souvent paumé et finalement heureux. Ce rêveur, contemplatif, observateur des travers humains qui  semble ne vouloir jamais revenir de la chance tardive qui lui a été faite de trouver l’amour.

Alors, il s’en amuse, de cette chance, en se moquant de lui. On est loin de l’autofiction nombriliste des auteurs parisiens. Parce qu’il faut du talent pour parler des autres en parlant de soi, et surtout pour (faire) rire de soi. Beaucoup plus que pour faire pleurer sur son sort. Aussi, dans ce volume, vous apprendrez la définition du poltron-minet (pardon pour le jeu de mots débile, mais ça colle), vous aurez la confirmation que c’est un bonheur d’avoir un mari bricoleur, et que, parfois, avec les poules, quand ça veut pas, ça veut pas.

Un Tuborg par an, c’est un bon rythme, un marqueur temporel, un repère. Alors, merci Thierry, et à l’année prochaine.

A la lisière du Sans-Souci / Thierry Tuborg. Les Editions Relatives, 2021

Cannonball de Sylvia Hansel

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Sélectionner cinquante morceaux pour dresser la bande son de son adolescence, en voilà une idée qu’elle est bonne. Il faut dire que la musique a un pouvoir évocateur beaucoup plus puissant qu’une madeleine et que certaines chansons ont le don de vous replonger dans le décor, joli ou moche, de l’époque de leur découverte. Elles nous rappellent instantanément qui nous étions.

C’est l’exercice auquel s’est livrée Sylvia Hansel, pour ce Cannonball incroyablement juste et sincère. On imagine que c’est la réécoute des morceaux choisis qui lui ont permis de retrouver la voix de celle qu’elle était entre 1993 et 2001, cette autre encore un peu elle-même, et tout à fait une autre dont elle peut se moquer et livrer les secrets.

Nous aurions peu de titres en commun, elle et moi. Question de génération, d’influences, de goûts tout simplement. Ça n’a pas d’importance.  Entre fans de rock, on se comprend. Et surtout, qu’elle évoque le Velvet ou les Stones, Hole ou dEUS, c’est bien d’elle dont elle parle, de ses chagrins immenses et ses joies communicatives, les mêmes que les miens à son âge. Les peines de cœur et les fous rires irrépressibles, les révoltes et les hontes, les premières fois, elle décrit tout, sans tabou, sans chercher à enjoliver, poussée à la confidence par les artistes posés sur sa platine. La meilleure copine, les engueulades parentales, l’argent de poche qui ne permet pas l’erreur quand on achète un album, l’anglais qu’on déchiffre grâce aux paroles, les magazines de rock, les magasins de disques où les clients font peur, la découverte de nouveaux groupes, du féminisme, du sexisme, des relations hommes/femmes, de la vie qui déçoit, elle se souvient de tout et se livre sans pudeur, avec des mots d’ado, simples et drôles.

Les anecdotes sur les groupes et l’analyse de leurs morceaux, érudites et bienvenues, ne sont que prétextes à raconter les péripéties de sa propre existence. Et on se marre avec elle de son sens de l’orientation déficient, et l’on se révolte de la façon dont les garçons la traitent. On revit des moments disparus sous sa plume réjouissante, et on se prend à faire le tri dans les chansons de notre vie.

Cannonball : l’adolescence n’est pas une chanson douce / Sylvia Hansel. Editions Intervalles, 2020

Basse naissance de Kerry Hudson

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Le premier roman de Kerry Hudson, Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman, racontait le parcours de Janie, de sa naissance à ses seize ans, née d’un père alcoolique et absent pour ne pas dire inconnu et d’une mère ado s’acharnant à choisir des losers. Baladée d’HLM sordides en hôtels miteux et B&B éphémères, Janie y narrait, de sa voix enfantine et drôle, les fins de mois difficiles, les 80’s dans une Ecosse au bord du chaos, les beaux pères de passage, les queues interminables aux bureaux des allocs, et sa crainte d’être placée en foyer d’accueil.

Le roman, publié en France en 2013 et largement autobiographique, a remporté un succès autant public que critique et lui a ouvert les portes d’un monde nouveau, l’univers feutré de l’édition, des salons littéraires, dans lequel l’auteure a peiné à se sentir à l’aise. Dans sa famille, on disait ce qu’on pensait sans se soucier de heurter, on le disait fort, avec un accent prononcé, en usant d’un vocabulaire fleuri.

Elle qui a coupé les ponts avec son milieu d’origine, question de survie, qui a toute sa vie été victime d’un racisme de classe destructeur, (« De mes quatorze à mes trente-huit ans, j’ai toujours travaillé. … Centres d’appels, elfe de Noël chez Harrods, serveuse à maintes reprises, femme de chambre, vendeuse, nettoyage des toilettes, collecte de fonds dans la rue, garde d’enfants, travail social… Et toujours j’écoutais ceux qui n’avaient pas vécu un seul jour la même vie que moi prétendre que les gens de mon espèce étaient des tire-au-flanc et des profiteurs ») a l’impression de jouer la comédie. Nulle part à sa place. Coupée en deux. Pour comprendre, recoller les morceaux d’une histoire dont elle n’avait que des bribes, elle décide de repartir sur les lieux de son enfance, refaire le chemin à l’envers, finir le puzzle.

Autobiographie assumée, quête d’identité, Basse naissance est donc le récit de son parcours, de ses retrouvailles avec certains membres de sa famille, de son retour dans des quartiers ancrés dans sa mémoire. C’est surtout le portrait d’une partie de la population mise de côté, rejetée, méprisée, et la tentative de réponses à ces questions qui la tourmentent. Comment s’est-elle sortie de l’extrême pauvreté quand la plupart s’y sont noyés ? Pourquoi, au contraire de sa mère, a-t-elle réussi à ne pas reproduire les schémas qui vous destinent à la misère ? Est-ce la société qui fait ce que vous devenez ? L’hérédité ? Quelle est la part de responsabilité de chacun dans son destin? Quelle est la part de choix qu’on vous laisse prendre ?

Au fil des pages et des étapes, Kerry Hudson dresse un constat accablant. Les banlieues, les rues de son enfance sont plus crasseuses, plus délaissées encore que dans ses souvenirs. Les services sociaux n’avaient pas aidé la petite fille affamée, déscolarisée qu’elle était, ils sont presque inexistants aujourd’hui. Alors ? Qu’est-ce qui a différencié Kerry Hudson des siens, elle qui a subi la violence de rapports familiaux dysfonctionnels, l’addiction, un viol et deux IVG quand elle était très jeune ?

Les réponses sont évidemment multiples, évasives parfois. Des rencontres, son goût pour la lecture, la fréquentation de milieux artistiques… Loin de tout pathos, misérabilisme ou mépris envers celle qu’elle fut, elle livre ici un témoignage plein de rage, et une oeuvre qui la transcende. Elle se sert de ses failles pour avancer et créer une oeuvre, à l’image de Richard Billingham, photographe et réalisateur de Ray & Liz, devenu témoin, à travers ses parents, de la pauvreté et ses ravages à Birmingham, dans les années 80.

Basse naissance / Kerry Hudson. trad. de Florence Lévy-Paolini. Philippe Rey, 2019

Le titre du roman de Thierry Tuborg

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Un auteur se demandant comment il pourrait nommer l’oeuvre qu’il est en train d’écrire, tel est le fil rouge, la ligne de crête du dernier livre de Thierry Tuborg, dans lequel, comme à son habitude, il se met en scène. Tergiversations, doutes, éliminations de diverses possibilités – trop racoleuses, invendables, trompeuses – l’amènent à choisir pour titre Le titre du roman. En plus d’être drôle, ce nom, prenant par surprise ses lecteurs assidus ( qui s’attendaient à lire le tome 2 de Ne plus écrire publié l’année dernière) sonne en fin de compte comme une évidence. (Pour savoir comment il en arrive à cette conclusion, vous n’avez qu’à lire, non mais ho!)

Ce cheminement m’a fait penser au titre de la fameuse chanson d’un autre punk non moins fameux, « Blank Generation », de Richard Hell. Au départ, un trait sur un tee-shirt dans la phrase I belong to the ——— generation, un blanc, un vide laissé là pour que le public le remplisse à sa convenance, qui avait fini, mise en abîme manifeste, à donner le nom au morceau. Concours de circonstance, trouvaille géniale comme pour Le titre du roman, non ? Vous ne trouvez pas ? Pas grave, je me comprends. J’ai bien le droit de digresser, c’est mon blog, et c’est ma chronique après tout, je fais ce que je veux. Tuborg ne se prive pas, lui, de prétendre avoir écrit un roman quand on a dans les mains un récit de vie, ni de faire des associations d’idées. Il navigue de souvenirs en points de vue sur le monde tel qu’il va, de son passé d’employé saisonnier dans un village de vacances il y a longtemps à son présent à Bordeaux. Entre ces deux espaces temps, une rencontre qui a changé sa vie, un amour qu’il n’espérait pas et, tout du long, l’exploration de ce sentiment nouveau, profond.

On ne peut qu’être touché par la sincérité avec laquelle il livre ses émotions naissantes, le portrait qu’il fait de sa belle, de celle qui l’a révélé à lui-même, un rescapé qui l’a échappé belle, un ours mal léché s’extasiant de son nouveau statut d’animal de compagnie. C’est joyeux, plein d’autodérision et d’aveux de faiblesse, rempli de vieilles maladresses et promesses à venir.

C’est tuborguien, quoi.

Le titre du roman / Thierry Tuborg. Editions Relatives, 2020