Janis Jonevs

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Photo : Edgars Jurjāns
Les grands courants du rock ont toujours été source d’inspiration pour les écrivains. Avec plus ou moins de bonheur. Et si l’on ne se lasse pas de (re)découvrir les pubertés tumultueuses de nos auteurs préférés, sur fond de punk, de psyché ou d’alterno, force est de constater que tout ça commençait un peu à sentir le rance et la bière éventée. On attendait donc qu’un roman nous raconte les souvenirs rock et débridés d’un être humain né après les trente glorieuses. C’est chose faite avec Metal qui, comme son nom l’indique, parle du… metal. Et d’où nous vient-il ? De Lettonie ! Janis Jonevs a quatorze ans quand, à Jelgava, une ville de 60 000 âmes à quarante bornes de Riga, il entend parler du suicide d’un certain Kurt Cobain et découvre Nirvana. Puis se tourne vite vers un rock moins commercial et plus chevelu. De son adolescence, il tire un portrait tout à fait convaincant et pas si exotique de la génération 90. Son héros Janis, binoclard maladroit mal dans sa peau, et ses potes Zombis, La Mort, Le Nez et Karlis passent leur temps à dessiner des cercueils avec le nom de leurs profs dessus, se copier des K7, copier les plus grands, et écouter du metal. La Lettonie post-communiste s’ouvre sur l’extérieur tandis qu’ils comparent la longueur de leurs crinières. Ils sont drôles, touchants, se foutent de l’avenir (de toute façon, ils en ont pas), apprennent des mots d’anglais grâce aux paroles de leurs morceaux chéris (pas facile de déchiffrer les beuglements), ils se marrent et sont très déprimés, bref largement de quoi rappeler des tas de trucs à tout le monde.
Ton roman semble très autobiographique. As-tu pris quelques distances avec la réalité ou est-ce que toutes les anecdotes que tu racontes sont vraies ?

Malgré ce qu’il est inscrit en préambule de mon livre, La totalité des événements relatés ici repose sur des faits authentiques, c’est avant tout une fiction. J’ai utilisé ma vie comme matériel pour le roman. Mon héros est plus précis, plus honnête. La plupart des événements sont authentiques, mais ils n’ont pas tous eu lieu dans ma propre vie. Et d’autres sont complètement inventés. On peut parler d’une réalité compressée, subjective. Pour moi, c’est plus réel que la réalité documentaire. J’ai mis quelques fautes volontaires pour rappeler que c’est de la fiction. Par exemple, la chanson russe que les bandits écoutent en voiture n’a été écrite que dans les années 2000. Et bien sûr, il y a des épisodes extraordinaires, qui dépassent la réalité.

Ton héros fait des découvertes (la musique, l’alcool, il aimerait bien découvrir les filles et les drogues) vécues par beaucoup de gamins européens de 14 ans. Tu cites les mêmes séries américaines et les mêmes chansons mainstream qu’on a subies ici aussi, à la même époque. En quoi dirais-tu que le fait d’être letton t’a fait vivre une adolescence différente de celle d’un adolescent français ou anglais ?

Dans les années 90, les spécialités lettones, et régionales, étaient la pauvreté, le banditisme, les crises économiques et politiques, ainsi qu’une soif absolue envers tout ce qui était nouveau. On croyait que le monde occidental était absolument différent. Mais, en fin de compte, ce qui est le plus frappant, ce qui m’a le plus surpris, ce sont les ressemblances, les points communs qu’on a tous vécus.

En 1994, la Lettonie n’était indépendante que depuis trois ans. Quels souvenirs gardes-tu d’avant l’indépendance, de la présence russe ?

Je citerais : les histoires sur Lénine qu’on nous enseignait à l’école (même si ça a cessé vers 1988), les manifestations nationales à Riga (je n’ai jamais vu, depuis, de trains aussi remplis), les chansons de l’époque, les reportages avec des coups de feu en janvier 1990, les barricades, le putsch de 1991. (NdR : Conséquences indirectes de la chute du mur de Berlin, des élections libres ont lieu pour la première fois au printemps 1990 et sont remportées par le Front Populaire de Lettonie, qui décide de la restauration de l’indépendance. Moscou refuse et envoie les chars. Le 20 janvier 1991, la population de Riga résiste et dresse des barricades. Un référendum est organisé début mars 1991. Les partisans de l’indépendance l’emportent avec 73,6 % des voix. Le coup d’État avorté du 19 août 1991 mené à Moscou par les durs du régime soviétique contre Gorbatchev permet à la Lettonie de restaurer la République.)

La Lettonie a une Histoire très particulière : elle a été envahie en 40 par l’URSS, en 41 par les Nazis, puis annexée à nouveau par l’URSS en 1944, et elle devient une république socialiste soviétique jusqu’en 1991. Jelgava par exemple, ta propre ville, était détruite à 90% à la sortie de la seconde guerre mondiale. Les Lettons ont-ils, à cause de cette Histoire tourmentée, une façon particulière de voir la vie ? Et toi ?

Oui, il y a une sorte de victimisation de nous-mêmes. Du genre : on souffre toujours des conséquences des batailles entre les grandes puissances, on ne décide de rien, personne dans le monde ne sait où se trouve la Lettonie. J’ai moi-même longtemps considéré qu’être Letton était une calamité pour mes ambitions. Mais, comme dit un chanteur Letton et Jelgavien : « un mauvais début est quand même un début. »

Ca n’a pas empêché Metal d’avoir beaucoup de succès. Il a même remporté le Prix de littérature de l’Union Européenne. Tu ne t’y attendais donc pas du tout ? Comment as-tu géré cette soudaine notoriété ?

Après sa publication, je me suis efforcé de ne plus penser au roman, et j’y suis parvenu. Je n’en attendais donc rien. Peut-être à cause de la peur de l’échec. Alors je peux dire honnêtement que son succès a été très inattendu. Quant à gérer la notoriété… ça n’est pas très intéressant.

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Cela te met-il la pression pour ton deuxième roman ? As-tu commencé à l’écrire ? et si oui, de quoi parle-t-il ?

Oui, ça me met une grosse pression. De quoi parlera mon deuxième roman? Même ma mère me le demande. Mais je garde ça secret.

Qu’en-est-il de la Lettonie aujourd’hui ? L’adhésion à  l’Union Européenne en 2004 a-t-elle changé beaucoup de choses ? Dirais-tu que les Lettons sont heureux ?

Vaste question. D’un côté, l’adhésion a beaucoup aidé à notre développement. Et de l’autre, beaucoup de gens ont quitté la Lettonie vers d’autres pays européens pour des boulots mieux payés. Le bonheur… il y a encore du chemin à parcourir. Mais c’est, bien sûr, énormément mieux que sous l’Union soviétique.

Pour en revenir à ton roman, Janis découvre le rock à la mort de Kurt Cobain, avec Nirvana, Pearl Jam, Therapy?, NIN, Ministry, Sonic Youth. Très vite, ses goûts musicaux s’orientent vers le metal. Il va avec ses amis dans des clubs metal, à des concerts metal. Ce courant musical était-il très présent en Lettonie ?

On a cru, à l’époque, qu’il était super présent. J’ai compris maintenant qu’on était en fait une minorité à le suivre. Mais on était une minorité bien définie, bien plus visible qu’aujourd’hui. Il y avait beaucoup plus de groupes, de journaux pour les metalleux. On avait des amis partout. “Mais où sont les neiges d’antan!” A présent, c’est beaucoup plus dissous entre les genres musicaux, et les vrais metalleux ne sont plus qu’une petite poignée de fidèles.

Tu cites les différents groupes qui évoluaient à Jelgava, dans différents styles : Imbecile Hog, With Cut, Shiny Hairless, Frontlines et Huskvarn. La scène alternative était-elle très importante dans ta ville ? Voulais-tu rendre hommage à ces groupes ?

A l’époque, on pensait que Jelgava était le centre de la musique alternative dite underground. Aujourd’hui, je me rends compte qu’il y avait plusieurs centres comme celui-là. Mais crois-moi, Jelgava était le meilleur. J’ai profité de l’occasion pour rendre hommage à mes héros musicaux.

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Janis à l’époque de Metal, à droite
Comprends-tu aujourd’hui pourquoi tu as eu cette attirance pour le grunge, puis le metal ? Je pense à ce passage très drôle de ton livre : « Pourquoi, mais pourquoi donc, voudrait-on se mettre à la place de Kurt Cobain, passer sa vie à traîner le bourdon et à le refiler à d’autres, se maquer avec une catin mocharde, et finir par se tirer une balle dans la tronche ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre pour modèle les mecs de Take That, le sourire aux lèvres, les belles pulpeuses pendues à votre cou et l’argent qui coule à flots ? Mais, tout soudain, nous nous retrouvions à plusieurs, tous d’accord pour vomir la gloire et révérer la débine. »

On a compris à un moment (grâce aux livres aussi), que le monde n’était ni bon, ni cool, ni honnête. Et voilà qu’on nous proposait un autre monde. D’abord grunge – une sorte d’anti-monde. Puis metal – quelque chose d’absolument hors-monde. D’un coup, les problèmes et opinions du monde officiel ne nous regardaient plus. Les dragons ne participent pas aux jeux de la vie normale. En tout cas, on y a cru.

Porter les cheveux longs, écouter de la musique fort… était-ce ta façon de t’opposer à l’autorité, et à tes parents, comme par exemple les punks avant toi ?

D’une certaine façon, oui. Les origines du metal sont pas mal liées au punk. Mais ce n’est pas purement une contre-culture. Pour moi, et beaucoup d’autres, écouter du metal incarnait une autre fonction, bien différente de celle de la révolte, celle d’intégrer une communauté, de sortir de la solitude. Nous formions une communauté de solitaires.

Etait-ce une façon de lutter contre une culture imposée, comme tu le sous-entends dans cet extrait : « Nous vomissions tous les tièdes. La pop représentait le conformisme de la majorité universelle face à quoi nous devions garder sans mollir notre position de minorité ricanante. Quand on voyait les minets de Take That se dandiner sous la pluie, nous savions, sans l’ombre d’un doute, à quoi nous nous interdisions à tout jamais de ressembler » ?

C’était une lutte contre la médiocrité, contre la vie pratique. Cette citation parle de pop comme d’un ennemi mais un ennemi honnête, bien visible, ouvert ; pour nous, certains groupes de rock étaient encore pires, parce qu’ils avançaient masqués mais trahissaient la cause.

Au fur et à mesure du roman, Janis devient de plus en plus connaisseur de tous les courants du metal, du black, heavy, du death, du doom, du grindcore…, des courants américains, anglais, suédois, finlandais… Tu cites des groupes, dont certains très pointus, comme Death, Cannibal Corpse, Anal Cunt, Brutal Truth, Carcass, Hypocrisy, Obituary, Deicide, At the Gates, Tiamat, Napalm Death, Entombed, Morbid Angel, Asphyx, Heaven Grey, Brutality, Demilich, Paradise Lost, My Dying Bride, Unleashed, Mayhem, Skyforger, Huskvarn. Ton héros fait des classements des meilleurs groupes, des meilleurs albums. Toute ta vie était-elle centrée autour du metal ?

Je cite beaucoup de groupes (peut-être trop) pour montrer à quel point c’était sérieux pour moi. Ça dépassait de loin le fait d’être simplement ma musique préférée. A l’époque, j’écoutais, disons, 98% de metal. Je mettais là dedans tout mon côté encyclopédiste et rêveur. C’était beaucoup mieux d’être expert en metal qu’en bagnole ou en sport. C’est quelque chose que j’ai perdu aujourd’hui.

Ces années-là sont-elles très présentes dans ton esprit ? Dirais-tu que c’était une belle période de ta vie ?

Absolument. A l’époque, je ne me rendais pas compte que j’étais heureux. La jeunesse est un temps névrotique. C’est maintenant que je vois combien c’était beau. Que ça vaut bien un roman, tu vois !

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Photo : Elisabeth Roger
Te sens-tu très éloigné de l’adolescent maladroit, mal dans sa peau que tu étais ?

Pas vraiment. Je crois même que je suis resté trop proche du gamin que j’étais, que je n’ai pas vraiment réussi à sortir de l’adolescence. Même si je me rends compte que j’ai muri, parfois. Par exemple, les héros de mon roman pensent qu’ils sont uniques et demeureront à jamais incompris. Je sais maintenant que pas mal de gens ont ressenti la même chose. Peut-être que c’est ça devenir adulte, perdre ce sentiment d’être unique. Mais tous les grands traits de ma personnalité ont été formés durant mon adolescence – comme mon attirance pour la culture underground.

Tu as fait des études de français, tu parles plusieurs fois de Camus dans ton livre. Les Lettons sont-ils francophiles ou es-tu une exception ?

Sans me vanter, je suis plutôt une exception. Il n’y a pas beaucoup de francophones en Lettonie. Mais la littérature française est assez réputée. Camus est largement considéré comme un classique. De même que Sartre. Aujourd’hui, on parle aussi beaucoup de Houellebecq.

Tu fais des traductions à partir du français. As-tu lu la version française de ton roman ? 

Cinq fois, je crois. Nicolas Auzanneau a fait un travail scrupuleux que j’ai eu la chance de suivre.

A la fin de Metal, Janis a trente ans. Il s’est éloigné de la culture metal et dresse ce constat amer : « ça devait bien faire dix, quinze ans que rien ne m’arrivait plus. Etudes, boulots, rencontres, ruptures, voyages. Pas grand souvenir à garder de tout ça. » C’est très triste, non ? As-tu, toi aussi, renoncé ? As-tu arrêté d’écouter du metal ? Si c’est le cas, c’est plutôt courageux de l’écrire.

Il y a un fait objectif : souvent, les souvenirs d’adolescence restent plus vivaces en mémoire que ceux des années précédentes. Dans l’univers de mon roman proprement dit, il n’y a rien dans la vie de Janis qui ait autant compté que sa jeunesse et le metal. Pour ma part, je continue à écouter du metal parfois (je suis d’ailleurs en train d’écouter Minas Morgul de Summoning), mais ça arrive trop rarement, et ma connaissance s’est arrêtée aux groupes des années 90.

Regrettes-tu de n’avoir pas fondé ce groupe de metal dont ton héros parle tout au long du roman ?

Mais oui ! Je peux même dire que ce livre est une compensation pour ce groupe qui n’a jamais existé.

Interview publiée dans New Noise n°36 – novembre-décembre 2016