Les aliénés, d’Espedite

aliénés

Une citation de Cioran en exergue donne le ton, le court roman d’Espedite ne lorgne pas du côté de la gaudriole. Et pour cause, il commence par la description, au présent, du suicide par arme à feu de Kenza, et se poursuit par le récit de sa vie d’après, après son sauvetage par les pompiers dont un certain Dalton, et sa réintégration dans une existence « normale » maintenant qu’elle est défigurée. Aide-soignante de nuit dans une maison de retraite, elle tient le coup grâce aux substances illicites que Dalton se procure à l’hôpital et revend, drogues qui commencent à rendre accro toute la petite ville morne de province où se déroule l’intrigue, bourgeois compris.

Le roman pourrait être insoutenable de dureté. Il n’en est rien. Le style de l’auteur y est pour beaucoup. La précision du vocabulaire, les termes concis quand il s’agit de dépeindre les personnages, leurs traits physiques collant au mieux à leur mentalité et leurs attitudes, le rythme soutenu des phrases et l’enchainement rapide des chapitres, contribuent à rendre la lecture prenante.

Mais c’est surtout par la distance qu’Espedite prend avec les protagonistes de son histoire qu’il rend cette dernière acceptable, voire jouissive. Entre une Kenza qui maltraite et filme les pensionnaires de son EHPAD, un Dalton qui est pompier pour l’argent et les avantages qu’il peut tirer de son statut, des notables tous plus pourris les uns que les autres, le roman tourne à la farce, au grotesque et empêche le lecteur d’éprouver des émotions trop perturbantes.

Les scènes qui pourraient être difficiles, comme lorsque Kenza se mutile le visage pour accentuer ses cicatrices, sont contrebalancées, comme allégées, par le fait qu’elle n’éprouve rien, ni douleur, ni envie. Aucun personnage ne mérite d’empathie, tant ils sont lâches, avides, égocentrés, détachés du monde, aliénés des sentiments. Tous sont comme déjà morts, insensibles, indignes d’inspirer du malaise. L’auteur se place, les place au-delà, développant dans l’accumulation des horreurs qu’ils subissent et font subir une forme d’humour noir. Si le lecteur se souciait d’eux, il serait touché. Comme il ne ressent rien, il se moque de ce qui leur arrive, pire il s’en réjouit et termine l’expérience dans un grand éclat de rire (jaune).

Les aliénés, d’Espedite

Actes sud (Babel), 2023

Utérotopie, d’Espedite

utérotopie

Elles sont jeunes, belles, et maigres. Elles ne se séparent jamais. On les prend pour des sœurs jumelles, elles sont cousines germaines. Elles viennent des beaux quartiers. Elles ont seize ans. Elles sont anorexiques. Pas malades. Rebelles.

Quand Henri Triceps, agent obèse et dévoué de la prévention de la biodéviance, informé de leur minceur suspecte, lance une enquête, les deux filles sont hospitalisées. Elles font jouer leurs relations et leur statut social pour sortir, et recommencer à maigrir.

Recettes, subterfuges pour éviter de prendre le moindre gramme ; drogues pour mincir et atteindre cette transe au cours de laquelle elles effectuent des rituels dédiés au culte de la déesse de la féminité ; corps qui dépérissent, l’auteur ne nous épargne aucune étape accompagnant le délire pervers et malsain des deux filles. Mourir de faim. Tandis qu’elles s’observent dans le miroir et y voient des créatures si légères qu’elles pourraient s’envoler, nous découvrons l’horreur du vieillissement accéléré, des cellules agonisantes, des organes flétris. Le vocabulaire et les formules pour décrire la métamorphose sont si précis, bien qu’imagés, qu’on ressent la douleur des os qui pointent, qu’on sent la puanteur des quasi cadavres. D’autant que leurs chairs émaciées contrastent avec la graisse du fonctionnaire à leurs trousses.

Le malaise est grand à la lecture d’Utérotopie. La science, moucharde ultime, contrôle les données physiologiques des riches pour la préservation de leur santé, fouille leurs données intimes, livre leurs secrets, dans un monde futuriste que l’on craint de voir arriver. Les deux filles, pourtant victimes de l’image de la femme véhiculée par les médias et les réseaux sociaux, semblent effectivement s’opposer à une société où tout est analysé, lissé. De ce paradoxe naît le mal-être. Mal-être accentué par le fait qu’on ne connaît pas les noms des filles, contrairement aux autres personnages, qu’elles sont niées, interchangeables, inexistantes jusque dans la narration. Le récit se déroule en effet au présent, et l’emploi du pronom « nous » pour décrire les sentiments et événements s’avère des plus dérangeants. La formule implique une proximité, d’office effacée par le fait qu’il serait impossible qu’elles pensent exactement la même chose en même temps, en employant les mêmes mots. Saurons-nous jamais ce qui se passe dans la tête des jeunes filles anorexiques ?

Utérotopie, d’Espedite

Actes sud (Babel), 2023

L’enclave, de Benoît Vitkine

enclave

Après quelques mois passés dans une prison sinistre, Le Gris est libéré. Durant son incarcération, passée à raser les murs, il n’a rien su des événements qui ont secoué le dehors. La nouvelle le cueille dès sa sortie : le monde s’est effondré, l’avenir est incertain. Sera-t-il radieux ou sombre ? Pour le tout jeune homme, la question est surtout de savoir en quoi les bouleversements advenus affecteront son quotidien et s’il parviendra sans encombre à retrouver sa mère. Le voilà sur les routes, nous emboitons ses pas. Nous sommes en été 1991, l’URSS telle qu’il l’a connue vit ses derniers instants.

Au rythme des rencontres qu’il fait en chemin, le récit se déroule et le lecteur découvre la situation en même temps que lui. Dans un présent habile, Benoît Viktine place Le Gris dans une incertitude captivante concernant le futur, tout en lui faisant croiser différents personnages qui expriment leur désarroi, leurs peurs et leurs espoirs face à la désagrégation de l’empire soviétique. La plupart, comme Le Gris lui-même, sont résignés et, sages, escomptent peu de changements susceptibles d’améliorer leurs conditions d’existence. Ils ont appris depuis longtemps à ne plus rêver. Paysans crève-la-faim mais toujours prompts à partager, soldats désabusés attendant des ordres qui ne viendront plus, jeunes auxquels leurs aînés ont transmis le renoncement et le goût de l’alcool, tous concourent à dresser le portrait d’un peuple à l’âme désenchantée dans cette période imprévisible. Tous permettent d’en savoir plus, lors de dialogues subtilement amenés, sur l’Histoire et son cours, sur Kaliningrad entre autre, cette enclave qui semble aussi absurde que la soif de grandeur des dirigeants passés et à venir.

Le Gris, à ces contacts, affiche une indifférence marquée. Seul son but compte, sa personne compte. Du communisme, il a retenu que la solidarité est une utopie et qu’on ne peut compter que sur soi-même. S’il lui faut voler, mentir, trahir, baiser pour obtenir de quoi poursuivre sa route, soit. Vitkine lui refuse le statut de victime ou de héros. Ni vraiment sympathique ni complètement odieux, plutôt malin, il s’adapte. L’aventure le fait changer pourtant. A mesure qu’il apprend des autres, il grandit. Jusqu’à retrouver son nom, son identité, son humanité et faire de ce roman une œuvre sensible, intelligente et forte.

L’enclave, de Benoît Vitkine

Les Arènes, 2024