Vampires en toute intimité de Taika Waititi et Jemaine Clement

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Viago, Deacon, Vladislav et Petyr sont quatre colocataires d’une vaste demeure à Wellington, Nouvelle-Zélande. Ils sont suivis par une équipe de tournage en vue de la réalisation d’un documentaire sur leurs difficultés quotidiennes de célibataires ; Viago est plutôt tatillon sur le ménage, tandis que Deacon laisse aisément passer son tour de vaisselle. Et pas question de compter sur Petyr : faut dire qu’il ne quitte pas son cagibi, à 8000 ans, il est plus trop en forme et les autres doivent se relayer pour lui amener sa dose de poulets vivants chaque jour… Et qui c’est qui nettoie les bouts de charogne ? Encore et toujours, c’est Viago qui s’y colle ! Bon, les quatre zigotos sont des vampires, et devoir se nourrir de sang humain ne facilite pas les relations sociales avec le reste des habitants de la petite ville de Province. Heureusement que certains vivants sont prêts à tout dès lors qu’on leur promet la vie éternelle, même à devenir esclave ménager…

Taika Waititi et Jemaine Clement, (tous les deux ont déjà sévi avec la série Flight of the Conchords) scénaristes, réalisateurs et acteurs de What we do in the shadows sont brillamment complètement tarés, et si l’on se rappelle Bad Taste, Meet the Feebles ou Braindead, de Peter Jackson, on se dit qu’il doit y avoir en Nouvelle-Zélande un souffle particulier propre à la grande rigolade et à l’autodérision. Aucun temps mort (Haha) ! La caméra les suit genre « pris sur le vif », façon C’est arrivé près de chez vous, dans des situations ridicules où les protagonistes semblent piégés. Le ridicule ne tue pas, impossible, ils sont déjà morts, mais la honte demeure. Et des hontes, ils s’en payent ! Citons la scène de la danse de Vladislav, supposée macabre, lascive, en tous points grotesque ; l’allergie aux frites ; les tentatives de Viago de tuer ses proies sans trop salir… Inventives, déjantées, absurdes, les péripéties hilarantes s’enchaînent et le côté faussement amateur de la réalisation rajoute un côté décalé qui contribue à déclencher les ricanements. Les dialogues, bidonnants, dixième degré, sont portés par un jeu d’acteurs remarquable de finesse.

A noter que pour la VF (dans laquelle Wellington s’est transformée en Limoges !), Fred Testot, Alexandre Astier ou Zabou ont fait de leur mieux…

Vampires en toute intimité [what we do in the shadows] / Réal. Taika Waititi et Jemaine Clement, 2014. Sortie DVD, 2015

A l’ombre du pouvoir de Neely Tucker

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La rubrique des chiens écrasés du Washington Post pourrait bien s’intituler La rubrique des jeunes noirs toxicos assassinés tant ces morts-là s’apparentent à de banals faits divers dont tout le monde se fout. Surtout lorsque les cadavres sont retrouvés dans le Bend, quartier ghettoïsé de DC où s’aventurent uniquement les dealers, les camés, et surtout pas les flics. Alors, quand le corps de Billy Ellison est retrouvé flottant dans les eaux sombres du Potomac, il serait tentant de classer l’affaire comme toutes les autres… sans suite. Mais voilà, si Billy est bien noir, jeune, drogué, et de surcroit homo, il est également le descendant d’une des lignées afro-américaines les plus prestigieuses de la cité, dynastie qui tire son argent et sa fierté d’un illustre aïeul, le premier homme noir à avoir fait fortune dans la banque. La famille, éplorée, abattue comme de juste face à la fin horrible du petit dernier, semble pourtant pressée de tourner la page et peu désireuse de voir quiconque mettre son nez dans ses affaires.

A l’ombre du pouvoir, deuxième roman de Neely Tucker à paraître à la Série noire après La voie des morts, serait de facture simplement agréablement classique, si l’auteur ne renouvelait le genre par la voix de son attachant héros récurrent. Sully Carter n’est pas flic, il est journaliste comme son créateur et ce n’est pas n’importe quel journaliste. Plutôt du genre qui ne peut s’empêcher de mettre son nez plus près que tout le monde, surtout quand on le lui interdit. L’ancien reporter de guerre en a vu d’autres, la Bosnie notamment. Il y a laissé un morceau de jambe, un bout de visage, et toutes ses illusions. Gueule cassée, cœur brisé, atypique, déterminé, il est en lutte contre un alcoolisme auquel il peine à renoncer et surtout contre toute forme d’autorité. Pas question pour lui de limiter ses articles à de simples entrefilets sans fond. Son enquête, fouillée, dangereuse, lui fait suivre le parcours de Billy, étudiant brillant, bipolaire et fragile, et il prend fait et cause pour ce fils de riche inadapté, car la cause est bonne et qu’elle semble perdue.

Tucker s’y entend pour dresser une peinture réaliste et brutale de Washington. Washington du côté cynique, où les riches ont le droit de tout faire. Washington du côté sinistre où les pauvres vivent dans des zones de non droit. A l’ombre du pouvoir est un roman social, violent, où les petites histoires se fondent dans la Grande, qui a laissé des stigmates sanglants, ceux de la traite des êtres humains, et où les descendants d’esclaves ont toujours des chaînes, même si métaphoriques. Décorticage dans les règles de l’art des collusions entre police, justice et presse, c’est un roman noir dans la plus pure tradition, qui évite l’écueil du manichéisme et de la bien-pensance, et dont les dialogues efficaces donnent une voix à ceux qui ne trouvent pas leur place, fussent-ils issus de famille aisée.

A l’ombre du pouvoir / Neely Tucker. trad. de Alexandra Maillart. Gallimard (Série noire), 2017

Le polar de l’été de Luc Chomarat

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« J’écris des romans policiers. Je ne pense pas énormément. »

Un auteur de romans policiers, dilettante en panne d’inspiration, en villégiature sur l’île de Ré, a l’idée du siècle. Plagier Pas de vacances pour les durs, d’un certain Paul Terreneuve, afin d’en faire le polar de l’été. Ce livre est remonté des limbes de son cerveau ; il faisait partie de la minuscule bibliothèque consacrée au genre qu’avait réunie son père. Il s’en souvient parfaitement, pas trop du texte lui-même, mais de sa couverture dessinée, ce bord de mer dont il était privé ; durant toute son adolescence, l’ouvrage a trôné dans un modeste meuble à vitrine que sa mère a forcément dû embarquer avec elle à la mort du paternel. Il lui suffira d’en réécrire quelques passages, et le tour sera joué. Commence alors la traque pour retrouver le fameux bouquin.

L’intrigue est bien mince, me direz-vous, pour tenir en haleine le lectorat exigeant de la Manufacture de livres. C’est sans compter le talent de Luc Chomarat qui livre ici un roman désopilant, dont l’intérêt réside, non pas dans la résolution d’une énigme dont tout le monde se fiche, mais dans tout le reste. C’est que le monsieur a des choses à dire, sur l’absurdité de notre joyeuse modernité, sur la famille et ses affres, sur la littérature et ses bons ou mauvais genres, et qu’il le dit de fort belle manière. A grands coups de dialogues sarcastiques, il nous fait le coup du narrateur désabusé, un rien cynique. A grand renfort de considérations désopilantes, il dézingue les apôtres du bon goût, les propriétaires de villas chicos et leur vision prout prout de l’existence, en se payant le luxe de n’épargner ni les gosses, ni les chats, ni les femmes. Sûr qu’on se place d’emblée de son côté, lui qui, très jeune, « prit la décision d’être Alain Delon », et dont « la vie ressemble maintenant à un film de Claude Sautet. »

Il y a chez Chomarat comme une légère pointe de mélancolie élégante, à la Jérôme Leroy, dans sa peinture du monde disparu de son enfance et l’on imagine parfaitement Jean-Pierre Bacri tenir le rôle de cet écrivain revenu de tout, avec ses reparties assassines et ses mines renfrognées, si Le polar de l’été était porté à l’écran.

Le polar de l’été / Luc Chomarat. La Manufacture de livres, 2017