Florida de Jon Sealy

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Sale temps pour Bobby West. Pour l’instant, ça passe. Les apparences restent sauves. Son costard de consultant en investissement immobilier, déguisement sous lequel il opère dans le cadre d’une surveillance politique des (ex)ressortissants cubains implantés en Floride pour le compte de la CIA, garde fière allure. Mais les coutures commencent à craquer. West, depuis des années, profite de sa double casquette pour s’en mettre plein les fouilles.

Cette fois, il a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre, en acceptant une opération de blanchiment d’argent pour Alexander French, gangster notoire aux méthodes expéditives. Trois millions de dollars tout de même, qu’il garde au chaud dans son coffre. C’était sans compter sur sa fille Holly, 17 ans, vénére envers un père absent qui vient de divorcer de sa mère, qu’elle sait plein de pognon, et qui décide de faire une fugue en lui piquant son fric. Le détective sur le retour embauché pour retrouver Holly patauge. La scoumoune.

Bobby West serait-il le parangon de l’Amérique ? En en faisant un héros qu’aucun doute ne semble perturber, avide de blé facilement gagné et peu regardant sur les façons de l’acquérir, un homme triomphant ignorant de sa chute prochaine, on pourrait croire en effet que Sealy a suivi ce fil pour nous décrire, à travers lui, la grandeur et la décadence des US de la décennie 80.

Les années Reagan avaient cela de pénible, quand on y repense, d’une Amérique maîtresse du monde préférant mettre son histoire récente sous le tapis, glorifiant le plus fort, à n’importe quel prix. Ici, la CIA joue un jeu dangereux en collusion avec la mafia quand ça l’arrange, avec ses amis politiques, réfugiés cubains ou autres, en lutte contre un communisme moribond quand elle en a besoin. On est à Miami. Bling bling et démesure explosent sous un soleil qui donne la fièvre.

Le roman rend parfaitement l’ambiance de l’époque et délivre les enjeux sans lourdeurs. Simplement en suivant les errements d’un West qui commence à douter, gagnant en profondeur à mesure qu’il est stoppé dans son élan de winner, et qu’il devient la cible des méchants, dans cette Floride dénuée d’éthique, quel que soit leur camp.

Florida, de Jon Sealy
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mathilde Helleu
Les Arènes (equinox), 2023

Les gentils de Michaël Mention

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Ça commence quand un revenge book de facture assez classique. La petite fille de Franck a été tuée dans une boulangerie par un tox venu récolter quelques malheureux francs pour se payer sa dose. Dans sa fuite, il a poussé la gamine dont la tête a heurté le mur. La douleur du père le dévore autant que sa rage. Les flics n’ont comme seul indice un prénom, Yannick, et un tatouage Anarchie sur l’épaule du type. Impossible pour Franck de se laisser sombrer sans réagir, l’inaction de consume. Il va mettre ce feu au service d’une seule cause : retrouver le meurtrier et lui faire la peau. Paris, Toulouse, Marseille, la Guyane… la traque, interminable le conduit jusqu’à une communauté repliée sur elle-même au cœur du Guyana, faite d’un millier d’individus, dirigée par un « Père » charismatique et inquiétant.

C’est dans la deuxième partie du roman que le talent de Michaël Mention prend sa mesure, la première posant le récit, permettant de saisir le pourquoi des agissements de ce père que le refus du deuil rend proche de la folie. Les descriptions des environnements successifs, les personnages qu’il rencontre, les risques qu’il court, son affaiblissement physique tandis que son amour pour sa fille, avec laquelle il poursuit une conversation si durement interrompue, le guide, s’avèrent indispensables pour que la tension atteigne son paroxysme lorsqu’il rejoint le campement. Le décor est finement planté : France de la fin des 70’s avec un Giscard dont la chute semble inexorable, racisme, peine de mort, ressentiment postcolonial, pauvreté et trafics dans une Guyane pleine de dangers, envoutante, étouffante… avec la bande son qui pose l’ambiance, comme Mention sait le faire.

Isolé comme le héros d’un film d’action, perdu dans un univers hostile et inconnu, entouré d’une jungle suffocante pleine de périls exotiques, Franck s’acclimate et observe. Les habitants du lieu, présenté comme un éden construit de leurs mains, semblent proches de la béatitude. Ils ont trouvé la paix dans cet endroit retiré. De leur plein gré, ils ont quitté la civilisation capitaliste pour forger un monde nouveau, fait d’amour, de respect. Mention, par les yeux de son héros, détaille les mœurs de cette étrange population, les agissements de leur leader, et le doute s’installe. Il faut un peu de temps pour comprendre (on n’en dira pas plus) et s’attendre à une fin terrible… qui dépasse l’horreur. Paroxysme de la Peur. L’auteur s’empare d’un fait divers réel pour un dénouement dont il maîtrise les codes. Où sont les gentils ?

Les gentils, de Michaël Mention
Belfond, 2023

Sangs mêlés de John Vercher

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Bobby a été élevé sans père par une mère alcoolique qui lui a toujours caché l’identité de son géniteur. Unique figure masculine dans son entourage, son grand-père a eu une grande influence sur le petit garçon qu’il était, lui inculquant notamment l’idée de la supériorité de la race blanche. Aussi, quand il apprend lors d’une dispute familiale que son père est noir, et même s’il décide de continuer à dissimuler ses origines, sa vision du monde s’en trouve changée. C’est lors de la libération de son meilleur ami Aaron que le destin de Bobby bascule. Aaron sort de prison couvert de tatouages racistes et pétri de certitudes nauséabondes. Quand ce dernier agresse un jeune noir à la sortie d’un bar, Bobby se retrouve complice d’un meurtre.

De même que Dernier appel pour les vivants de Peter Farris, ou la série Oz, où les tensions raciales et la présence de membres de l’Aryan Brotherhood étaient particulièrement vraisemblables, Sangs mêlés aborde les questions de l’identité et de la montée de l’extrême-droite aux Etats-Unis en évitant un propos trop manichéen.

Le personnage d’Aaron est à ce titre particulièrement réussi, produit manifeste d’un système judiciaire qui transforme les victimes en bourreaux par le biais d’une répression stupide ne permettant aucune réhabilitation, aucune rédemption possible à ceux qui se sont écartés du droit chemin. Les esprits les plus faibles ont tôt fait de se faire embrigader par des meneurs aux idéaux rassurants de simplicité, quand l’Etat, l’école ou la police semblent se désintéresser de contrer, quand ils ne l’encouragent pas, un racisme endémique. Les conséquences, désastreuses pour une société de plus en plus divisée et violente, sont incarnées ici à travers la relation des deux amis, désormais incapables de communiquer, transformés en ennemis involontaires.

Ecartant de justesse certaines ficelles un peu grosses, John Vercher nous conte une histoire sensible aux allures de parabole, et fait de son sangs mêlés, sous des airs de simple intelligent divertissement, un roman salutaire bouleversant de réalisme.

Sangs mêlés, de John Vercher
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude
Les Arènes (equinoX), 2023

Fanzinat, un film de Guillaume Gwardeath, Laure Bessi et Jean-Philippe Putaud-Michalski

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Papier, colle, ciseaux. Le point de départ est aussi simple que les règles du chifoumi. Rajoutez à l’ensemble un stylo ou des feutres, noirs de préférence, une photocopieuse et une bonne agrafeuse, et voilà, reste plus qu’à laisser s’exprimer le journaliste ou le poète qui est en vous, pour imprimer votre trace dans l’histoire de cette presse pas comme l’autre. Tous les sujets sont bons. Personne pour juger de votre façon de dire les choses, du choix de votre thème. Pas de deadline, pas de comptes à rendre et si quelques lecteurs apprécient, tant mieux.

Le fanzine, production artisanale, soutien indéfectible des cultures underground, est intime ou plus collectif, récréatif ou plus politique et surtout, comme le montre bien le film de Guillaume Gwardeath, Laure Bessi et Jean-Philippe Putaud-Michalski, il est impérissable. Retraçant l’historique, des années 30 – en passant par les 60’s où les fanzines, comme leur nom l’indique, étaient essentiellement consacrés à donner des infos sur un groupe – jusqu’aux dernières parutions de Violette Gauthier et son Eau de javel, Fanzinat est une succession d’interviews où les personnes interrogées dévoilent un pan de l’épopée à laquelle elles ont participé dans leur domaine. Musique, ciné, BD, graphisme, SF, tatouages, foot … le support sied aux passionnés en tous genres, qui parviennent ici à communiquer leur enthousiasme, loin des poncifs, des discours moisis fleurant bon le « c’était mieux avant ».

Thomas VDB, journaliste rock, Cora Wang-Chang, autrice, Marsu, activiste du mouvement punk, Samuel Etienne, universitaire, ils sont une vingtaine qui racontent leur parcours et donnent une seule envie, s’y mettre. Le montage est dynamique, le rythme ne ralentit pas au cours des 70 minutes de film. Les nombreux exemples de maquettes, qui s’échelonnent jusqu’à exposer la production contemporaine, et surtout les propos des participants, libérateurs, décomplexant, filent la patate.

Hommage aux fondateurs pour leur esprit d’initiative, leur créativité, leur position concernant l’art, leur refus du consumérisme et de toute forme de censure… le documentaire est surtout un tribut au support lui-même, tant le fanzine, synonyme de liberté, d’indépendance, de bienveillance et de partage, méritait bien qu’on s’y attarde. C’est chose faite, et bien faite.
http://www.fanzinat.fr

Fanzinat, passion et histoires des fanzines en France, un film de Guillaume Gwardeath, Laure Bessi et Jean-Philippe Putaud-Michalski. Produit par Metro Beach. Sortie : vendredi 7 octobre 2022. Disponible en DVD ou VOD.

Chronique publiée dans New Noise n°64 – novembre-décembre 2022

Je suis le fils de ma peine de Thomas Sands

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Les coups pour seuls souvenirs. La fureur du père et ses poings qui s’acharnent, sans raison, sur son corps d’enfant terrifié. La haine pour unique sentiment. Des années que Vincent, flic, la quarantaine, n’avait pas vu son paternel. Ce dernier va mourir et ce qu’il fut va disparaitre. Déjà, ses membres décharnés miment son futur cadavre. Khalil s’en va, ses mots se perdent. Ses dernières paroles, des aveux peut-être, sont prononcées dans une langue que Vincent n’a jamais apprise, l’arabe. Vincent enregistre, retranscrit sa mémoire.

Qui était ce père, effroyable et secret ? Dans les pas de Vincent, on remonte le fil. D’une histoire intime, se démêle l’Histoire. Une leçon. Comme Vincent qui ne voulait pas savoir, réfugié, à l’abri dans ses certitudes, ses jugements définitifs, on avance à tâtons. L’Algérie. La bravoure contre la lâcheté dans les deux camps. Les conséquences d’une guerre qu’on pensait terminée et qui n’en finit pas, toujours prête à rugir, dans la violence d’un père, dans celle des flics de bonne souche envers ces Autres, dans celle des générations dites deuxièmes ou troisièmes envers une France qui a refermé le pansement sans nettoyer la plaie. Khalil n’était pas qu’une brute, qu’un père. Rien ni personne n’est tout noir ou tout blanc. Le gris domine, aussi foncé qu’un ciel d’octobre un soir à Paris. Avant, Khalil a combattu, a choisi un camp. Exilé, il sera toujours resté un étranger. Les révélations sont douloureuses. La transmission, tardive, nécessaire fait souffrir.

Thomas Sands n’explique pas et dévoile pourtant. De faits, d’horreurs il est question, bien sûr. Le camp de Nanterre. Les amis de la France parqués dans un bidonville. Obligés de se plier aux injonctions du FLN de manifester, notamment le 17 octobre 61. Pour finir dans la Seine. Mais surtout Sands incarne. Le cul entre deux chaises. La fierté mise à mal, ravalée. La honte des origines léguée en héritage. La peur omniprésente. Se faire tout petit. Rester quand même un étranger. Etre coupé en deux. Comme Vincent, dans ce boulot de flic qu’il ne comprend plus à mesure qu’il apprend qui il est. Dans cette France de maintenant, ‘un pays perfusé à la trouille, qui se chie dessus’, où tout effraie et avant tout les Autres. Migrants, immigrés, sans papier, différents, dont on se complait à ignorer l’histoire. A l’abri dans nos certitudes.

Je suis le fils de ma peine, de Thomas Sands
Les Arènes (EquinoX), 2022

Chronique publiée dans New Noise n°64 – novembre-décembre 2022