Tout ce qui brûle de Lisa Harding

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Sonya était comédienne. Elle est devenue mère, mère célibataire. Elle est devenue Yaya pour son petit garçon de quatre ans, Tommy. Avant, on aimait ses excentricités. Quand on est actrice, on en fait toujours trop. A présent, on la regarde de travers. Parce qu’elle roule trop vite, crie et rit trop fort, parce qu’elle boit trop. En Irlande ou ailleurs, on n’aime pas celles qui se font remarquer. Ce qui était légitime sur scène passe pour de la folie dans la vie ordinaire.

Sonya a besoin de considération mais le téléphone ne sonne plus. Tant pis. Avec Tommy et Herbie, leur chien, elle a créé un foyer autonome, qui déborde d’amour, qui déborde d’excès. Tommy a parfois du mal à suivre le rythme. Parfois, Yaya l’étouffe. Parfois Yaya lui fait peur. Au point que le père de Sonya doive prendre une grave décision : séparer le fils de la mère et la faire interner pour qu’elle soigne son addiction à l’alcool.

Portrait réaliste, dérangeant d’une femme en détresse, Tout ce qui brille dépeint avec justesse comment, malgré tout l’amour qu’elle éprouve pour la chair de sa chair, Sonya a du mal à établir une relation saine avec son fils, qui ne le mette pas en danger physique et surtout psychique. Sonya souffre d’un manque profond de reconnaissance. Elle reporte sur Tommy, maladroitement, toute l’attention dont elle voudrait être l’objet, incapable de doser ses émotions, oubliant que l’enfant n’a pas les armes pour lutter contre ce trop-plein d’amour. Elle est fatigante, agaçante, égoïste. Elle est touchante aussi, tant ses failles sont à vif.

Lisa Harding demeure à hauteur de ce couple abîmé. Sans porter aucun jugement, elle observe. Les errements, les débordements de Sonya succèdent à des phases d’apaisement durant lesquelles Tommy reprend des forces pour eux deux. Avec lui, le lecteur vit sur des montagnes russes. Il éprouve à la même cadence ses angoisses et ses joies. Sonya vit trop. Elle n’a pas besoin d’être accablée. Elle lutte. Elle a mal. Elle se questionne. Sera-t-elle un jour une bonne mère, conforme à ce qu’on attend d’elle ? Le fond de la piscine est-il encore loin sous ses pieds ?

Tout ce qui brûle, de Lisa Harding
Traduit de l’anglais (Irlande) par Christel Gaillard-Paris
Joëlle Losfeld, 2022

Six Versions, 1. Les orphelins du Mont Scarclaw de Matt Wesolowski

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Premier roman enthousiasmant d’une série à paraître chez equinox, (collection qui inaugure avec ce titre une nouvelle maquette très classe) Les orphelins du mont Scarclaw plante le décor et dégaine un principe et un personnage récurrent qui pourraient bien devenir addictifs : Scott King et son podcast Six Versions, suivi par de nombreux auditeurs, qui revient sur des affaires non classées et tente de démêler les méandres d’histoires complexes en donnant la parole à ceux qui les ont vécues.

Dans ce volume initial, c’est le cas Tom Jeffries qui l’intéresse. En 1997, Tom, 15 ans, a disparu dans les montagnes écossaises lors d’un camp de vacances. Son cadavre a été retrouvé l’année suivante dans les marais lugubres de ce coin désertique. Qui l’a placé là ? A-t-il été victime d’un accident, d’un meurtre ? Vingt ans plus tard, King interroge tour à tour les protagonistes survivants. Le directeur de cette sorte de colonie un peu hippie, père d’une camarade de Tom ; les quatre ados constitutifs du groupe de potes qui séjournaient sur place pour l’été ; les différents suspects de l’époque dont l’idiot du village avec lequel les jeunes entretenaient une relation ambiguë… Coupures de presse, rapports de police et déclarations dressent un état des lieux mouvant, se modifiant à mesure des souvenirs de chacun.

Le tableau qui se dessine par pointillés cache des zones plus sombres, dans les coins, tandis que les interviewés se livrent, se dévoilent peu à peu. La mosaïque est complexe, autant que l’adolescence. La découverte de la sexualité, de l’amour, des drogues et de l’alcool brouille la perception que le groupe en garde. L’excitation envers les plaisirs interdits, l’attrait pour le bizarre, les légendes et les monstres, moins forts maintenant qu’ils sont adultes, remettent en cause leur mémoire des événements.

Matt Wesolowski balade son lecteur, l’entraîne sur de fausses pistes et parvient à maintenir le suspense jusqu’au bout. On s’amuse à se laisser berner. Certains personnages que l’on pensait aimables deviennent méprisables quand les autres exhument leur vraie nature. D’autres finissent par émouvoir, victimes de leur condition sociale et du jugement de leurs semblables, soumis au harcèlement ou à l’emprise de la meute. On apprend à les connaître, sans pour autant savoir réellement qui ils étaient, et surtout pas Tom, qui demeure aussi énigmatique que la bête qui hante la lande.

C’est le procédé narratif qui fait ici tout le sel de ce roman, sorte de huis clos sur fond de grands espaces, construit pour plaire au plus grand nombre, pop, réussi.

Six versions. 1, Les orphelins du mont Scarclaw, de Matt Wesolowski
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Antoine Chainas
Les Arènes (equinox), 2023

Valentina de Christophe Siébert

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Etre une bande de potes de quinze-seize ans, zoner ensemble tout le temps, faire des expériences pourvu que ça rigole et que ça fasse peur et chier les gens, les parents, les vieux, les flics, les profs, tout en se démontant la tête au son d’un ghetto-blaster beuglant du punk rock, fort… Sans être glorieux, tout le monde (ou presque) l’a fait, et nombreux sont les romans à s’être emparés du thème. Mais voilà, Valentina est un roman qui se passe à Mertvecgorod.

Pour sa troisième immersion dans la capitale cauchemardée de la RIM, dans un coin à l’est du monde civilisé, Christophe Siébert suit les traces d’une poignée d’ados. Il y a là Klara, Laska, Sbrod, General et Kreditka. Entre la chkola – l’école – (obligatoire sous prétexte de maintien des allocs à leurs géniteurs) où ils s’ennuient ferme, la maison (pour ceux qui en ont une) où leurs parents s’occupent plus de picoler que de leur préparer des repas équilibrés, la vie normale ne mériterait pas qu’on la poursuivre s’il n’y avait le reste. Les sorties, le skate, les copains, les drogues, les balades nocturnes dans cette ville glauque et dangereuse, les drogues en tous genres, tout ce qui fait vivre plus, donne des frissons, tout ce qui permet d’oublier la solitude, la pollution, le manque de perspective, le désespoir.

klara, auprès de laquelle Siébert s’attarde, a déjà tout connu. L’ivresse, la défonce, l’amour. Elle a déjà été déçue, surtout par l’amour. Le flic qui la baisait l’a laissé tomber. Elle a eu mal et s’est promis de ne pas retomber. Son cœur est sec. Quand Valentina, vieille extravertie du quartier qui fut autrefois un homme, est retrouvée massacrée dans sa turne de misère, Klara sent bien qu’elle est toute proche de vaciller, de s’émouvoir, d’éprouver.

En focalisant l’attention du lecteur sur un petit groupe d’individus, Siébert change de registre et explore une nouvelle facette, plus sensible, de sa ville et de son talent. Bien sûr on retrouve les éléments qui font la force de son univers. Evidemment, l’environnement dans lequel évoluent ses personnages ne sent pas la lavande, ne montre pas des appartements luxueux où les soucis des habitants se résumeraient au choix de la déco. Dans cette partie de Mertvecgorod, on a faim, froid, on souffre. En ce début de deuxième millénaire, la capitale ne semble promettre qu’un inévitable marasme.

Et pourtant, dans cet Orange mécanique exotique, ses ados, ballottés entre crise existentielle et désir d’en découdre, au son d’un punk rock vintage venu de la Russie voisine, se débattent (ou se laissent aller) avec tant d’énergie qu’on en a les tripes secouées. Dans leur microcosme, les mots amitié, solidarité ont du sens malgré le chaos. Candides autant que lucides, ils refusent le statut de victimes et hurlent leur rage d’être nés, surtout du mauvais côté de la zona. Ils sont les fleurs de la décharge, l’âme d’une humanité dégénérée. Leur No future, sincère, porte la grâce de vivre et retrouve sa force originelle.

Valentina, de Christophe Siébert. Au Diable Vauvert, 2023

Chronique publiée dans New Noise n°65 – février-mars 2023

Ce que Majella n’aimait pas de Michelle Gallen

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Joëlle Losfeld n’a pas son pareil pour dénicher des talents venus d’Irlande, souvent féminins. Dernière découverte en date, Michelle Gallen, dont elle publie le premier roman en ce début d’année.

Majella est une jeune femme – une vieille fille disent certains – qui vit à Aghybogey, un village nord-irlandais où les jours se ressemblent. Elle bosse dans le fast-food du bled et soigne ses rondeurs à coups de fish and chips et de coca que madame Connasse, sa patronne, lui accorde en plus de sa maigre paye. Majella habite chez sa mère, dépressive alcoolique abandonnée par un mari dont on ignore ce qu’il est devenu.

Majella joue le rôle de chef de famille. Elle nourrit, lave, couche sa mère, et vire ses amants bourrés à l’occasion. Le rôle est pesant, alors Majella soigne ses angoisses dans la bouffe, les rituels et les tocs – balancements d’avant en arrière, claquements de doigts au fond des poches, visionnages compulsifs d’anciens épisodes de Dallas… et constitution de listes des choses qu’elle aime ou pas. C’est à travers ces listes et de courts chapitres les illustrant que l’on apprend à la connaître, de même que les individus qui peuplent son environnement. Le bourg est petit et tout le monde se croise dans l’établissement de restauration rapide où elle travaille avec son collègue Marty. Elle sait d’avance ce que les clients vont commander. Ils savent déjà tout de sa lignée. Il y en a qu’elle aime, d’autres qui sont méchants. Les langues se délient quand, suite au meurtre de sa grand-mère, elle hérite de quelques arpents de terre.

A travers les réflexions, les sentiments profonds de son héroïne, ses idées parfois tournant à l’obsession, Michelle Gallen dresse le portrait d’une femme atteinte de compréhensibles névroses, tournant en rond comme dans une cage, mais surtout dotée d’une vraie force de caractère qui pose un regard acéré sur ses contemporains et donc sur ce petit coin d’Irlande du nord.

Les jours se ressemblent – boulot, dodo – la routine rassure, tant qu’il ne s’agit pas des sempiternels attentats, attaques et représailles qui n’ont épargné aucune famille. Les réformés se tiennent le plus souvent tranquilles. Les Anglais demeurent sur le qui-vive. Les catholiques tiennent le haut du pavé, la garde et le crachoir. Les détails prosaïques de la vie de Majella, ses observations souvent mâtinées d’un humour noir désarmant dessinent une Irlande plus vraie que nature – le crachin, le pub, l’odeur de graillon poussée par le vent – et des habitants qui émeuvent par leur sincérité, leur spontanéité infantile ou agacent par leur curiosité maladive, bercée par l’ennui. Les pensées intimes de Majella, parfois tristes, jamais sordides, débaroulent à la vitesse de la lumière, touchent à tous les sujets, font rire ou émeuvent, l’englobent et la dépassent, tendent à l’universel.

Ce que Majella n’aimait pas, de Michelle Gallen
Traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau
Joëlle Losfeld, 2023

Bois aux renards d’Antoine Chainas

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Yves et Bernadette sillonnent les routes de campagne dans leur combi Volkswagen le temps des vacances d’été. Des semaines qu’ils attendent, comme chaque année, de quitter leur emploi au supermarché, pour pouvoir s’adonner à leur passion commune, la traque d’auto-stoppeuses et leur mise à mort. Dans une forêt profonde où s’est perdue la jeune Anna, cette dernière perturbe leur rituel. Elle parvient à s’enfuir. Le couple se lance à sa poursuite. Les bois deviennent inextricables. Ils ne sont pas déserts. Chloé recueille Anna tandis que les tueurs trouvent refuge dans une communauté dirigée par Admète et Hermione, duo de vieillards énigmatiques.

Bois aux renards engloutit tous les personnages. Tels les renards qu’elle couve, la forêt, lieu symbolique s’il en est, apparaît tour à tour protectrice ou hostile. La nature prend le pas sur le monde dit civilisé. Les coutumes anciennes y retrouvent leur place, ainsi que les rituels d’une ère sauvage où la mort fait partie du décor. Chainas déchaîne des forces ancestrales. L’étrange domine. Dans ce conte horrifique, cette histoire labyrinthique, le lecteur, porté par les événements que subissent les différents protagonistes, suit le courant. La structure complexe, faite d’allers et retours, de rêves et de réveils, de souvenirs et d’hallucinations, emprunte les méandres des sentiers tortueux sans jamais nous perdre, impatients autant qu’anxieux de découvrir ce qui nous attend aux détours des chemins. Les révélations que l’on y dépiste nous cueillent, bouleversantes de beauté ou de férocité, dérangeantes toujours.

Antoine Chainas écoute. Les sons de la nature. La respiration des êtres qu’il a créés. Au plus près des corps. Il n’y a pas de silence dans Bois aux renards. Il y a des souffles, des gémissements infimes, des cris. Certaines scènes, dont on imagine qu’elles ne seront pas les mêmes pour chacun d’entre nous, surgissent, pleines de douleurs, de regrets, de monstruosité. Les légendes s’incarnent, les mythes se dévoilent, mais jamais tout à fait. Plus encore que dans d’autres de ses romans, les pistes se superposent, les clés de lecture se multiplient et Chainas nous laisse le choix de suivre tel ou tel élément de l’énigme.

La langue demeure sublime. Les phrases s’entortillent telles des herbes folles, des sangles à nos cous. La syntaxe, d’un classicisme déroutant, donne au récit une puissance oubliée. Le vocabulaire, d’une précision chirurgicale, éblouit. Des mots, dont on devine le sens plus qu’on en connaît la définition décuplent l’omniprésence d’un sentiment d’étrangeté.

Illusions, onirisme. Souffrances que l’on ressent à force de réalisme. Beauté des arbres, des animaux. Tout se mêle, fait écho. A nos doutes et à nos effrois. A notre propre mortalité. Dans cette œuvre majeure englobant tous les thèmes. Qu’on sait qu’on relira. Quand on en aura digéré, une première fois, la vicieuse splendeur.

Bois aux renards, d’Antoine Chainas
Gallimard (La noire), 2023

Une arche de lumière de Dermot Bolger

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On le comprend en lisant la postface écrite par l’auteur lui-même, Dermot Bolger a (re)donné vie, aidé en cela par toute la distance inhérente à la fiction, à une femme qu’il a bien connue, Sheila Fitzgerald, et lui a conféré, dans Une arche de lumière, les traits d’une héroïne romanesque avec son personnage d’Eva Fitzgerald.

Trop intimidante Sheila, pour qu’il s’attaque à sa biographie de front. Il lui a fallu plus de dix ans, et au moins autant de livres non achevés pour aboutir à ce roman époustouflant où Eva est présente à chaque ligne, chaque respiration du texte tout en laissant la place aux innombrables êtres qui gravitent autour de son charme. Du modèle en chair et en os, dont il raconte avoir eu la chance inouïe de croiser la route, il s’est imprégné. Il s’est souvenu des détails de leur rencontre. Il s’est inspiré de son existence, extraordinaire. Eva/Sheila, fille d’aristocrate irlandais en faillite se marie sans amour et se retrouve piégée avec un homme qui tourne à l’aigre plus vite que l’alcool qu’il ingurgite. Mère de deux enfants, une fille aussi rebelle qu’elle-même qui part au Kenya dans ses jeunes années, et un fils dont elle craint que l’homosexualité soit révélée dans une Irlande où c’est un crime, elle parvient à se libérer de cette union et, sans le sou, à (re)gagner sa dignité, à devenir un individu en voyageant, peignant, lisant, aimant. De sa roulotte campée dans le pré d’amis, une lumière s’échappait quand on venait la voir.

Malgré tous les drames vécus, malgré la solitude et la faim, Eva ne cessera jamais d’adorer la vie, de sourire aux lendemains, de communiquer sa force aux autres. Douée pour rien en particulier, experte en empathie et en conseils avisés, elle a transformé ceux qui ont partagé un bout de chemin avec elle, au point que chacun ait cru avoir partagé avec la gentille excentrique une relation particulière. Eva est la lumière. Elle garde pour elle les ténèbres qui s’abattent sur elle pour se relever toujours, dans ce pays qui déteste les femmes et les déviants, puis au cours de cette vieillesse qui seule l’oblige à baisser les armes. Certains passages sont marqués par sa grâce, elle qui s’émerveille des pépiements des petits oiseaux et de la beauté des ciels, d’autres serrent le cœur quand les deuils successifs la heurtent au plus profond. Mais sa douce rage exhale à chaque chapitre.

Bolger fait avec elle chaque pas. Il se glisse dans la peau de cette folle vêtue de haillons, cette militante infatigable de la défense des opprimés et des animaux qui a fait le choix de vivre heureuse, cette mère si durement touchée qui refuse de partager sa douleur. Il devine ses pensées et ses doutes, dit ses mots bienveillants et ses cris silencieux, décrit ses peines immenses et surtout cette joie, cette lumière irradiant de son être, jusqu’au bout.

Une arche de lumière, de Dermot Bolger
Traduit de l’anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas
Joëlle Losfeld, 2022