La cité des chacals de Parker Bilal

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Le détective Makana a du pain sur la planche. Il se voit confier la tâche de retrouver Mourad, étudiant, disparu depuis plusieurs semaines et dont la famille est inquiète. Conjointement, la tête d’un jeune homme est retrouvée dans le fleuve proche de chez lui. Makana ne peut s’empêcher de s’impliquer dans cette deuxième enquête. Elle le touche. Sur le front du mort, des lignes tracées indiquent qu’il s’agit d’un Soudanais, comme lui. Et qui, à part lui, pour se soucier de cette affaire ?

L’action de La cité des chacals se déroule en Egypte, en 2005, et c’est bien là l’attrait principal du roman. Car si l’on suit une intrigue parfaitement construite, conduisant à un dénouement autant sordide qu’implacable, elle sert surtout à une présentation efficace de la situation géopolitique de la zone, des interactions entre les différentes ethnies en présence, de la conjoncture historique. Les circonstances sont tendues. Makana incarne cette tension.

De par son origine. Il est exilé du Soudan du Nord, pays qu’il a dû fuir pour une nouvelle vie au Caire. Déraciné, il s’est fait quelques amis, est parvenu à partiellement s’intégrer, ce que ne pourront jamais faire ses compatriotes venus du Sud. Pauvres, noirs, chrétiens, on leur refuse le statut de réfugiés, ils grossissent les rangs d’un campement insalubre dans l’attente de jours meilleurs qui ne viendront pas. Ils rappellent à Makana son privilège d’être né au Nord et la guerre civile sanglante qui a embrasé le Soudan pendant cinquante ans et dont les plaies ne sont pas refermées. Est-ce un fond de culpabilité qui le fait se lancer sur les traces du jeune assassiné ? En partie, sûrement.

De par l’enquête qu’il mène pour retrouver Mourad. Les découvertes s’enchaînent et lui font entrevoir un milieu plus politisé, celui de la jeunesse cairote, révoltée, avide de changements qui ne tarderont pas. L’absence de démocratie qui étouffe, Moubarak et sa répression, une corruption galopante, le conflit au Darfour, l’ingérence des occidentaux, la présence des salafistes… autant de points explosifs qu’il est bon de se rappeler et qui ont encore tant de conséquences aujourd’hui.

Portrait d’une ville, d’un temps, d’un homme, La cité des chacals a tous les atouts d’un bon roman noir. Faire comprendre, sentir par des détails du quotidien. Ici, les odeurs des restaurants sont transcrites dans une langue plus qu’évocatrice. Informer sans tomber dans le documentaire. Emouvoir à travers des personnages crédibles aux multiples failles.

La cité des chacals / Parker Bilal. trad. de Gérard de Chergé. Gallimard, (Série noire), 2020

Le bal des ombres de Joseph O’Connor

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En 1876, Bram Stoker quitte son Irlande natale pour devenir l’administrateur du Lyceum Theater de Londres. Il y a beaucoup à faire. Henry Irving, acteur shakespearien renommé occupe la place et ses talents de comédien sont à la mesure de son incapacité à la gestion des ressources et aux économies, autant dire immenses. Bram jongle avec les difficultés, payer les décors, les costumes, tenter de se débarrasser des chats et rats, contenir les fureurs et les enthousiasmes délirants du monstre des planches. Il occupera ses fonctions jusqu’en 1902. Il trouvera néanmoins l’énergie de livrer ses propres démons dans son Dracula, publié en 1897.

Le bal des ombres est beaucoup plus qu’une biographie linéaire retraçant le parcours du père du plus célèbre des vampires. O’Connor intègre des événements de la vie de l’écrivain sans qu’on sache jamais jusqu’à quel point ils sont véridiques ou inventés. Mais une chose est sûre, sous sa plume, Stoker est vivant, tellement qu’on semblerait pouvoir entendre son souffle.

On le suit, dans ce Londres tout en nuances gothiques, capitale accablée de terreur sous la coupe de Jack l’éventreur, traumatisée par la répression morale dont Wilde est victime, enivrée des dernières découvertes technologiques, l’électricité, la photo, le cinéma, férue de mystères ésotériques, droguée au laudanum ou à l’opium.

On ressent son désespoir absolu à tenter d’écrire une œuvre majeure, marquante, qui durera, qu’il sent au fond de lui et qu’il se pense incapable de délivrer. Jamais assez de temps. Jamais assez de solitude. Les passages où il finit par s’exiler dans les greniers du théâtre, et où il est décrit à travers les yeux de Mina, le fantôme des lieux, sont à tirer des larmes.

Tout en étant certain d’échouer, encore et encore, en demeurant son plus sévère juge, Bram doit composer avec les incertitudes hystériques de Henry, calmer les angoisses du maître de la tragédie, cet être qui le traite si mal mais dont l’amitié l’accompagnera jusqu’au bout. Il doit essayer de construire sa vie personnelle, satisfaire sa femme Florence, tout en étant accaparé par une relation triangulaire, dans laquelle Ellen Terry, flamboyante actrice de la scène victorienne dispense son amour ambigu à lui-même et à Henry.

Construit de fragments de journaux intimes, de récits rapportés par des tiers ou la presse, de points de vue différents, à l’image de Dracula, Le bal des ombres envoute, bouleverse. Œuvre sur les supplices de la création, sur l’amitié, la notoriété, la vieillesse, le roman de O’Connor interroge la condition humaine, ce qui fait sa grandeur, ce qui perdure après, après la vanité, le découragement, la jalousie. Déchirant. Immortel.

Le bal des ombres / Joseph O’Connor. trad. de Carine Chichereau. Rivages, 2020