Hamnet de Maggie O’Farrell

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1596, Stratford. Une petite fille, Judith, tombe soudainement gravement malade. Son frère jumeau, Hamnet, part à la recherche d’un adulte qui pourrait la sauver. Dans les rues de la bourgade, il ne trouve personne de sa famille et revient auprès de sa sœur. Il sera emporté par la « pestilence » qui noircit l’avenir de la campagne anglaise.

Une époque. Un lieu. Un nom. De quoi intriguer. En exerce de son roman, l’auteure précise : « Hamnet et Hamlet sont en fait le même prénom, parfaitement interchangeables dans les registres de Stratford de la fin du XVe siècle et du début du XVIIe siècle. » Alors, on sait. Maggie O’Farrell va nous conter l’histoire d’Hamnet, fils oublié de Shakespeare, dont il fera une pièce quatre après la disparition et d’Agnes, un rien sorcière, surtout guérisseuse. Lui est instruit, enseigne le latin. Elle tire son savoir de la transmission, par les femmes, de remèdes trouvés dans la nature. Ils ont vécu une passion dévorante, au début, et ont eu trois enfants. Ils devaient quitter ce coin austère, mais une de leurs filles est trop fragile pour la ville, alors ils restent. Trop près de la belle-famille, du qu’en dira-t-on, de la violence du patriarche, ancien gantier ayant eu des revers de fortune.

Dans cette promiscuité, le couple étouffe. Quand Hamnet meurt, il suffoque. Agnes demeure-là, anéantie, sèche comme une des herbes qu’elle aimait cueillir, tandis que lui s’échappe, part, rejoint une troupe de théâtre à Londres, l’abandonne. De l’éloignement de son époux, Agnes souffre une deuxième mort. Comment peut-il songer à autre chose qu’à leur fils ? Ne compte-t-elle plus du tout pour lui ? L’incompréhension face à son manque de réaction, l’impression qu’il est indifférent à sa peine, qu’il n’éprouve rien, la transporte en enfer. Jusqu’à la scène finale, où elle prend conscience de leur peine partagée.

L’auteure ne cite jamais le nom de Shakespeare. Il brille par son absence. En se plaçant du point de vue d’Agnes, elle dresse avec force le portrait d’une épouse, autrefois sauvage, sensuelle, puis terrassée par la perte de l’amour et le deuil d’un fils. La ruralité est dure en cette période élisabéthaine, la vieillesse vient vite dans cet environnement où la mort est omniprésente. Il faut la puissance de la littérature pour transcender sa place dans le monde et trouver un semblant de paix.

Hamnet / Maggie O’Farrell. trad de Sarah Tardy. Belfond, 2021

Milliame vendetta de Bernard Munoz

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Milliame est une ville sale composée de différents quartiers plus ou moins aux mains de la pègre. La violence est partout, à des degrés divers. Les truands y prospèrent : leurs méthodes expéditives n’ont rien à envier à celles des flics. Bernard Valéria l’a été, flic. Tout comme son propre père, Josef, avec lequel il est en froid depuis des années. Ces deux-là ne se sont jamais aimés. La mère de Bernard est morte en le mettant au monde et Josef l’a corrigé de cette faute en l’élevant à coups de ceinturon. Et voilà que son paternel vient de faire un AVC et que Bernard se voit obligé de trouver l’argent pour lui payer l’hospice. Pas drôle, alors qu’il se démène déjà avec ses fantômes, celui de sa femme assassinée à leur domicile, et celui de sa mémoire qui refuse de se rappeler la scène, et donc le meurtrier. Dans le même temps, Franck Caruso, ex-flic lui aussi, est relâché dans la ville, après la peine qu’il vient de purger pour un braquage raté. Ils étaient quatre lors de l’attaque. Les 600 000 euros dérobés à la mafia n’ont jamais été retrouvés. Il a été dénoncé. Sa sortie de prison signe le début de sa vendetta.

Milliame Vendetta est de facture classique. C’est même justement pour cela qu’il suscite l’intérêt. Parce qu’il a l’audace de s’attaquer à des images et des intrigues connues sans craindre les redites. Sans chercher à renouveler le genre, celui du roman de gangsters avides de vengeance, l’auteur, plutôt que s’affranchir des codes, s’applique à les alimenter, à y fondre ses personnages, dans un bel exercice de style. Il prouve par là que le flic en rupture de ban, accro aux drogues diverses, prêt à aller jusqu’au bout, pour lequel on éprouve une grande empathie, reste une figure fiable. Il ‘suffit’ de lui trouver une enquête à mener assez captivante, de mettre en avant de bonnes vieilles blessures, et de le transposer dans une ville fictive parfaite pour s’y perdre, et il devient un nouveau anti-héros des plus efficaces.

Milliame Vendetta / Bernard Munoz. Les Arènes (EquinoX), 2021

Après nous le déluge de Yvan Robin

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Lazare élève seul son petit garçon, Feu-de-Bois, dans une cabane au bord de la rivière. Un matin, tandis que son fils est à l’école, le soleil ne se lève pas. Et la pluie se met à tomber, à torrents. Commence un long périple, chacun des deux protagonistes partant à la recherche de l’autre, s’efforçant de gagner un refuge, en haut de la montagne.

Si les foudres du ciel s’ abattaient sur nous, que les eaux montaient au risque de tout engloutir, serions-nous préparés, mériterions-nous de seulement survivre ? Telles sont les questions posées dans ce roman d’une noirceur d’encre, auxquelles l’auteur se retient bien d’apporter des réponses, laissant le lecteur patauger dans le cloaque poisseux perpétré par le déluge. Déluge qui n’est pas sans nous en rappeler un autre, ancien, historique ou mythique, auquel l’Humanité a survécu semble-t-il puisque d’autres s’en sont fait écho. Faut-il, cette fois encore, que l’Homme s’en sorte, qu’il ait la chance de créer un monde nouveau, lui qui est responsable de la destruction programmée de son environnement ?

Le récit du périple des principaux personnages, réincarnations de figures mythologiques ou bibliques survivant à l’Apocalypse, ou ultimes lanceurs d’alerte, si proches de celui de tant d’hommes maintenant ou demain, fait boire la tasse. C’est nous, cet individu qui se lance sur les routes, acculé, obligé de se mêler de nouveau à ses semblables, lui qui avait depuis longtemps fui leur compagnie. C’est nous, ce petit garçon, innocente victime des pluies diluviennes. Dans leur quête d’un nouvel Eden, ils croisent d’autres hommes, d’autres nous, chacun vivant à sa façon, pas toujours des plus belles, la fin de son monde.

Tout n’est pas terminé. Dans cette obscurité terrifiante, dans cette solitude immense, de faibles lueurs persistent, des sons rassurants subsistent. Des feux restent allumés, phares pour les âmes en peine, auprès desquels on peut se réchauffer, parler, inventer des poèmes et jouer de la musique. On peut toujours danser.

Roman cruel, poétique, Après nous le déluge, plein de fureur, de terreurs incarnées, mais aussi plein d’amour, se révèle inclassable. Autant réaliste que post-apocalyptique, onirique que futuriste, horrifique que sensuel… peu importe, il est avant tout une belle œuvre de la littérature.

Après nous le déluge / Yvan Robin. Editions In8, 2021

Pépé le Moko de Henri La Barthe

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Pépé le Moko, paru initialement en 1931, et resté dans les mémoires grâce au film que Duvivier réalisa en 37 (avec Gabin dans le rôle principal, excusez du peu), était introuvable depuis des décennies. Thierry Tuborg en réédite le texte original, l’auteur n’étant autre que son grand-père, détective de son état et fondateur du magazine du même nom. En voilà une idée qu’elle est bonne.

Alger, c’est pratique. Quand la police est à vos trousses, suffit de s’embarquer avec de faux papiers à Marseille, de prendre la mer pour aller prendre l’air. Une fois arrivé, la Casbah vous tend les bras. C’est dans ce quartier, ce coupe-gorge où se terrent caïds en tous genres, voleurs, braqueurs et leurs dames, que Pépé se cache. Tout le monde le respecte, Pépé, l’a même pas besoin d’élever la voix. Il est quasi le taulier des lieux. Les flics sont bien à sa recherche, mais pas question de pénétrer la zone, trop dangereux. Comme Pépé le dit lui-même : «la Casbah, c’est sacré, c’est une planque. La police sait parfaitement que si elle voulait m’faire ici, y aurait pas moyen. Les bicots, les noirs et tous ils s’raient là. » C’est sans compter Slimane, le flic autochtone, « un bicot, un petit mec sournois, mais qu’à pas les flutes (…), un petit avec une tranche jaune, une vraie gueule de faux témoin » qui s’est juré de l’arrêter…

Parfait roman noir à la française, avec cette tension qui grandit, cette issue qu’on devine fatale, Pépé le Moko transpose son intrigue hors de la Métropole et pose ses personnages dans un milieu dont on ignore tout et qu’on découvre au fil des pages. Bouges et hôtels de passe sordides, coups de surin et menaces, prostituées et crapules à chaque coin de rue, la Casbah est un abri autant qu’un lieu de perdition. Un endroit exotique, où les touristes de passage aiment venir s’encanailler de nuit, à condition qu’ils aient un guide. On vient voir de plus près ces bicots aux mœurs étranges, dans leurs baraques sordides, pour se faire peur et surtout des souvenirs. La condescendance est de mise, de même qu’un fond de racisme et de misogynie.

A en faire une mauvaise lecture, Ashelbé mériterait d’être ce qu’il a fallu être, effacé de notre Histoire, de notre mémoire. Ce serait lui faire un mauvais procès. D’abord, c’est un écrivain, il écrit ce qu’il veut, sans compter qu’il est le témoin de son époque. Et puis, il n’est pas ses personnages. Manquerait plus que les affranchis, dans les livres de gangsters, ne puissent plus distribuer de baffes aux donzelles récalcitrantes (ce que Pépé se permet uniquement quand Inés la Mauresque, sa régulière, fait trop sa jalouse). Ensuite, si Pépé est bien le personnage central du roman, avec sa belle petite gueule, le héros n’est autre que Slimane, le fameux « à tranche jaune », qui monte un plan démoniaque pour arriver à ses fins. Il en faut de l’intelligence pour imaginer tout ça : amener dans la Casbah, une de ses touristes pas farouches, une grande, belle, blonde, distinguée, et lui faire croiser le chemin de Pépé. Et surtout, quand on écrit dans cette langue tellement fleurie, qu’on invente, restitue un argot si juste, pointu, drôle, on mérite évidemment de passer à la postérité.

Pépé le Moko / Henri La Barthe, détective Ashelbé, éditions relatives, 2021

Radio silence de Franco Mannara

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Depuis le suicide de Mélanie, il y a huit ans, il y a un vide dans la petite bande soudée qu’elle formait avec ces amis de toujours. Ils étaient deux filles, elle et Cristina, et trois garçons, Max l’artiste, Stan le flic, Lucas l’animateur radio. Trois hommes qui ont été fous amoureux de Mélanie, trois pères potentiels pour la jeune Zoé. C’est Lucas qui l’a élevée, comme il a pu. Mal. Trop occupé à tenter de maîtriser ses propres démons. Trop rongé par la culpabilité engendrée par la mort de Mélanie. D’autant que les autres membres de leur groupe lui en veulent, le tiennent responsables, sans le lui dire en face, de la perte de la belle. Les liens entre eux se sont distendus. Puis, Zoé disparaît. Maintenant majeure, vivant seule dans un studio, elle ne donne plus signe de vie. Lucas se raisonne au début, puis devient fou d’inquiétude. Retrouver sa fille devient sa raison de survivre, ainsi que celle des quatre autres…

Thriller lancé à pleine vitesse sur le macadam parisien ou dans les docks d’Amsterdam, Radio silence t’attrape et t’embarque sur le porte-bagages de la Vespa de Lucas. T’as plus qu’à te cramponner. Les virages sont serrés, les culs de sac multiples jusqu’à la dernière ligne droite. Faut dire que la scène d’ouverture (une de celles sont l’auteur a le secret, relisez celle de Duplicata son deuxième roman) te propulse d’entrée dans une terreur telle que tu ne peux qu’avoir envie de savoir, et de faire taire les cris.

A mesure des découvertes de Lucas sur la vie de sa fille dont il ignorait qu’elle était aussi cabossée que lui, des avancées de l’enquête menée par une équipe de flics aux taquets, te voilà propulsé dans des univers étranges et dangereux, mondes parallèles aux victimes consentantes, cercles interlopes, trafics dégueulasses qui ne laissent aucun répit. Plusieurs intrigues se croisent pour mieux s’entrechoquer. L’étau se resserre dans une fin logique qu’on ne pressentait pas. Le rythme est soutenu, porté dans une bande son imparable distillée par un Lucas aux abois qui n’a que ce moyen pour communiquer avec Zoé. La puissance évocatrice de la musique prend toute sa force, les morceaux choisis sont la réminiscence d’un passé englouti, d’un avant, où ceux qui s’aiment étaient ensemble, amis, amants, pères et fille.

Radio silence / Franco Mannara. Calmann Lévy, 2021