Tricky, antistar superstar, de Florine Delcourt

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Bristol est une ville rebelle. Celle qui s’est enrichie grâce aux traites négrières n’a jamais oublié son passé, n’a jamais cessé de questionner sa honte, faisant de ses habitants des citoyens plus sensibles aux inégalités qu’ailleurs. D’autant que la cité est multiculturelle, forgée à la sueur des caribéens invités à œuvrer à sa reconstruction à l’issue de la seconde guerre mondiale. Plus éthique, plus écolo, plus consciente aussi des discriminations frappant les pauvres et les populations noires, émeutière avant le reste de l’Angleterre en 1980, les Sound Systems, le reggae importés des Antilles en constituent la bande son.

C’est dans cette ville originale aux multiples influences qu’Adrian Thaws voit le jour en 1968 et à laquelle il emprunte son caractère singulier. Florine Delcourt fait de l’environnement musical, politique et culturel ayant construit Tricky le fil rouge de son essai. Né d’un père jamaïcain et d’une mère afro-britannique qui se suicide alors qu’il a quatre ans, le jeune Adrian grandit à Knowle West, un quartier blanc, élevé par sa famille maternelle, constituée de durs à cuire. Un rapide séjour en prison à 16 ans le guérit de toute tentation de suivre cette voie. Le hip hop, le rap, les sonorités métissées, les mix pulsés par les DJs le convaincront que la musique est une meilleure issue.

Habitué des clubs underground dès le milieu des années 80, il intègre le collectif Wild Bunch, pose ses premiers flows sur ses propres paroles, mesure l’intérêt des collaborations avec d’autres artistes avant de participer à l’ascension de Massive Attack, fer de lance du trip hop, ce mélange d’influences funk, rock, reggae, électro, et soul, aux accents mélancoliques. Le succès mondial du groupe au début des 90’s l’enfermant dans une spirale anxiogène, démoralisante, heurtant sa créativité, lui fait quitter le groupe. Toujours à côté, en avance ou ailleurs, il préfère explorer de nouveaux horizons. Son premier album solo Maxinquaye en 95 lui confère une notoriété méritée mais subie et lance un parcours fait de risques. Tout plutôt que se répéter. Jamais là où on l’attend. Il n’aura de cesse de (se) chercher. Une quinzaine de LP plus tard, c’est toujours le cas.

Extrêmement documenté, le livre de Florine Delcourt analyse, dissèque, écoute. C’est par le prisme de sa musique et de la conjoncture économique et politique dans laquelle il évolue que Florine Delcourt s’attaque au personnage, plutôt qu’au travers d’anecdotes touchant à sa vie privée. Enigmatique, antisuperstar, portant plusieurs masques, l’homme refuse de totalement se laisser ausculter et l’auteure parvient à respecter cette forme ambivalente de pudeur afin qu’il conserve une part de son mystère.

Tricky, antistar superstar, de Florine Delcourt
Playlist Society, 2023

Où es-tu, monde admirable de Sally Rooney

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Après Conversations entre amis et Normal People, Sally Rooney, qui est devenue avec ses deux premiers romans un phénomène littéraire mondial, poursuit, dans son troisième livre, l’exploration des relations amico-sexuelles des jeunes de sa génération et de leur regard sur leur situation économico-psycho-philosophique dans le monde d’aujourd’hui. Ici, elle s’empare des destins de quatre personnages, trentenaires ou presque, pour affiner sa vision des rapports de couples.

Alice, romancière à succès, vient de quitter Dublin pour un village reculé après avoir surmonté un épisode dépressif. Elle a laissé Eileen, sa meilleure amie, rédactrice dans un magazine, dans la capitale. Tandis qu’elle rencontre Felix par le biais d’une application de rencontre, Eileen entreprend, elle, de renouer avec Simon, attaché parlementaire, qu’elle aime depuis toujours. Les deux amies, séparées, communiquent par e-mails.

Les longs courriers d’Alice et Eileen ne sont pas, selon moi, la partie la plus intéressante du roman, même s’ils permettent de saisir la teneur de leur amitié et de leur état d’esprit du moment. Se lançant dans des discours très philosophiques sur l’existence, elles y apparaissent étonnamment centrées sur elles-mêmes, comme détachées des réalités prosaïques du quotidien, et le procédé, plutôt artificiel, finit par agacer.

C’est dans la description de la relation entre Alice et Felix qu’opère le talent de Sally Rooney. L’homme est brut de décoffrage, manœuvre dans une usine, et plein de questionnements face à une écrivaine intello sur la défensive. Les sentiments qui les animent sont dévoilés lors de dialogues sonnant juste, délicieux de confrontation et d’agressivité larvée au début pour aboutir à des déclarations déconcertantes de délicatesse à mesure que le couple s’apprivoise. Leur liaison, tout d’abord faite d’incompréhensions et de maladresses, les change ou plutôt les révèle et le style de l’auteure accompagne chacun de leurs battements de cils. Au plus près. Chaque détail compte. Le temps qu’il fait, une main sur un visage, signe d’anxiété ou de lâcher prise, un mégot jeté négligemment, une moue, un sourire, une phrase murmurée, une confidence, dire qui l’on est, et par-là même, toucher vraiment.

Où es-tu, monde admirable ?, de Sally Rooney
Traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux
Ed. de l’Olivier, 2022

Le voyage de Colbert d’Hermann Ungar

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Sans les éditions Ombres, il fait peu de doutes que Hermann Ungar serait tombé dans l’oubli. Ecrivain tchécoslovaque de langue allemande, mort en 1929, il a pourtant connu une notoriété immédiate suite à la publication de son premier roman Enfants et meurtriers en 1920, ou des Sous-hommes en 1923, avant de succomber à 36 ans d’une appendicite mal soignée. Certaines des dix nouvelles présentées dans ce recueil, tel « le voyage de Colbert », furent publiées de son vivant, mais la plupart le furent un an après sa mort.

Textes courts, presque expérimentaux, ne dépassant pas quelques pages, les histoires d’Ungar reflètent un merveilleux sens de l’ellipse et une maîtrise parfaite de la narration. Pas un mot de trop pour narrer l’étrangeté de l’existence, son absurdité. Les personnages semblent frappés de désillusion, incapables de réaction face aux événements pourtant banals qu’ils subissent, comme si tout élément nouveau dans le déroulé de leur existence était synonyme de déroute. Déterminisme social, défaitisme atavique, décrits non sans une certaine ironie par l’auteur, les plongent dans des situations dramatiques, mortelles, soulignant leur inaptitude à s’adapter.

Dans « le voyage de Colbert », le héros, Colbert donc, « meurt des suites des émotions que ce voyage lui occasionna ». Lorsqu’on sait qu’il n’est pas allé plus loin que le fond de son jardin, après des mois de préparations secrètes, il y a de quoi se moquer. « Mellon, l’acteur », sait depuis toujours ce qu’il fera en sortant de l’école. Il sera comédien. Premier de sa classe, on lui dégote un emploi de commercial pour le récompenser. De désillusion, il se laissera mourir de faim.

Dans « la guerre secrète », le narrateur est certain que son professeur l’a vu en train de flirter avec une demoiselle et qu’il l’a dénoncé. Persuadé qu’il sera renvoyé de l’école, l’attente de la sanction le rend malade toutes les années qu’il passe au lycée. Et rien n’arrive… Dans « les frères », deux frères se retrouvent dans un train en route vers leur maison d’enfance. Deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Ils étaient tellement heureux de se serrer dans les bras, se raconter leurs mésaventures. Face à face à nouveau, ils sont incapables de la moindre démonstration de joie ou d’affection. Ils font le voyage sans un mot, de plus en plus froissés, irrités de la réaction de l’autre autant que de la leur…

Souvent racontées à la première personne, ces tranches de vie touchantes placent le lecteur en position du voyeur qui ne devine qu’un bout de l’histoire, comme si un pan de rideau lui cachait la totalité de la scène. Impossible de savoir si le protagoniste se fait des idées, exagère, est réellement victime ou simplement parano, frustré, empêché d’agir par sa propre faiblesse. Malheureux en tout cas, c’est certain, possédant l’art de se gâcher la vie en conjectures, les héros de Ungar le sont tous, et dépeints en quelques mots, ils soulignent tout le talent de leur maître.

Le voyage de Colbert / Hermann Ungar. trad. de François Rey. Ombres (petite bibliothèque Ombres), 1998