DMT de Irvine Welsh

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Après Trainspotting, Porno, Skagboys, Welsh poursuit, avec DMT, sa saga écossaise. Et si on n’est pas dans le viking, faut reconnaître qu’on est quand même dans le brutal !

Et comment commencer au mieux le quatrième roman (si on écarte L’artiste au couteau, mettant en scène principalement Begbie) sur les quatre magnifiques losers d’Edimbourg ? Par un bon petit coup d’adrénaline !

Imaginez : l’histoire redémarre là où Porno l’avait laissée, ou presque. Begbie s’était fait rouler dessus en coursant le rouquin, qui lui devait du fric. Renton avait passé des années à tenter de ne pas retomber sur le dingue, supposant que sa vengeance serait terrible. Première scène de DMT : Renton est dans un avion au-dessus de l’Atlantique. Et devinez qui se penche sur lui, tel un diable sortant d’une boîte, dans ce lieu clos d’où il est impossible de s’échapper ? Coucou, qui est là ? Le lecteur a quelques longueurs d’avance sur Renton, (et c’est ça qui est bon), car sait que le fou furieux est devenu un artiste dont les œuvres s’arrachent à prix d’or sur le marché de l’art contemporain, et il sait aussi qu’il ne s’est pas assagi autant que ça. Excellente entrée en matière pour un roman qui déroule à grande vitesse une intrigue, sommaire quoiqu’efficace. L’intérêt n’est pas dans l’histoire proprement dite, mais dans le plaisir de voir les anciens potes se rencontrer à nouveau, et celui, évident, de l’auteur à creuser toujours leur psyché et la relation qui les lie.

La vie les avait séparés ; ils ont pris quelques kilos, quelques rides, ils n’ont pas profondément changé pour autant. Sick Boy, toujours latin lover, grand baratineur devant l’éternel, n’a rien perdu de son charme et se sert toujours autant des femmes pour asseoir sa place et sa réputation dans le monde. Il a monté une agence d’escort girls dont il voudrait développer le concept dans sa ville natale. Renton parcourt le monde, manager, nounou de DJs qui ont réussi à faire de lui un homme riche. Spud, toujours à la traîne, toujours dans la dope, clochardisé, mal en point, sempiternel naïf, fait la manche en seule compagnie d’un petit chien qu’il a adopté. Et Begbie sera toujours Begbie.

Les personnages sont comme vivants, anciennes connaissances qui vieillissent en même temps que leur créateur, et que nous. Welsh fouille, dissèque, livrant au passage son lot de scènes impérissables : émouvantes (impossible d’en parler sans trop en dire) et hilarantes – ne jamais se promener au bord d’une falaise en compagnie de Begbie. Ne pas passer une soirée avec Sick Boy si on n‘est pas prêt à en assumer les conséquences. Avec lui, came, cul et embrouilles ne sont jamais loin. Ne pas confier de mission périlleuse à Spud, parce qu’on sait qu’il n’y arrivera pas.

Qu’ont-ils en commun ? Un passé. Une propension à l’addiction. La capacité à se fourrer dans des coups bien foireux. Et une ville, Edimbourg, dont on ne s’évade jamais complètement.

Vieillir, qui a dit que c’était ennuyeux ? Qu’on était obligés de devenir mature, adulte, responsable ? Prendre de l’âge en bonne compagnie est un pur bonheur. C’est rassurant et on espère qu’Irvine Welsh poursuivra son épopée très longtemps encore.

DMT / Irvine Welsh. Trad. de Diniz Galhos. Au diable Vauvert, 2019

Rose Royal de Nicolas Mathieu

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Rose aborde la cinquantaine. Elle ne craint pas (trop) la vieillesse qui vient. Elle a des jambes superbes qui attirent encore les hommes et leurs klaxons. Des rides compliquent sa bouche ? Peu importe, sa silhouette ne l’a pas trahie. Alors, s’ils n’y regardent pas de trop près… De toute façon, elle n’attend plus rien d’eux. Divorcée de longue date, les rencontres Meetic ne sont pas parvenues à combler sa solitude. Finalement, c’est supportable d’être seule, tant qu’on a de quoi picoler, de préférable en compagnie d’une vraie copine, dans ce bar, le Royal, où elle a ses habitudes. Les hommes, elle en a soupé. Jusqu’au dernier, Thierry, qui a cru pouvoir user de sa force en guise de conversation. Un calibre .38 dans le sac à mains fera taire le prochain qui osera élever la voix, lever la main sur elle. Puis arrive Luc. Concours de circonstance… Même âge, mêmes fêlures, mêmes idées. Et l’alcool pour baptiser leur amour naissant. Et tant pis si le sexe est triste, ce sera mieux la prochaine fois…

On ne présente plus Nicolas Mathieu. Deux romans ont suffi à le hisser au rang des auteurs qui ont quelque chose à dire et savent comment. Cette novella prouve, s’il le fallait, qu’il excelle aussi dans un format plus court. Pas besoin de beaucoup de mots pour dresser le portrait des différents protagonistes, pour construire un récit, tendu, qui se tient à distance des jugements hâtifs. Nicolas Mathieu observe, écoute. Rose et Luc. Ce qui les rapproche n’est pas très joyeux, quelques certitudes, quelques films, une façon de se conformer, chacun dans leur rôle, aux stéréotypes de genre. Elle aime son énorme 4X4, sa beauté virile, sa manière d’imposer sa puissance, celle du type qui a réussi financièrement. Les apparences sont pour lui. Elle se délecte de cette réussite qu’il affiche, devenant un peu la sienne. Très vite elle ne distingue plus cette fierté de son désir et peu à peu, elle entre dans cette escroquerie de la dépendance.

Nicolas Mathieu dit l’emprise progressive, l’absence de communication et de respect, la violence implicite, presque normale, séculaire, intégrée. Quand Rose et Luc se retrouvent dans un hôtel de luxe, quelques années plus tard, au Royal d’Evian, un même nom d’établissement pour une montée en gamme, on pourrait penser que leur vie, aussi, a pris une belle tournure. Rose n’a fait que quitter son job, s’enfonçant un peu plus dans son rôle de dominée, isolée, prisonnière du mutisme et du confort.

L’auteur ne fait pas dans le pathos. Le gris domine et il n’accable personne. L’histoire qu’il conte n’a pas valeur de (contre)-exemple. S’il démonte parfaitement les mécanismes de la violence conjugale, qu’il sous-entend la difficulté de se sortir des clichés dans lesquels les sexes s’enferment depuis des millénaires, il laisse à ses deux personnages, et surtout à Rose, une liberté de choix, et c’est bien ça qui dérange.

Rose Royal / Nicolas Mathieu. Editions In8 (polaroïd), 2019

La maison de Emma Becker

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Emma Becker vit à Berlin. Les maisons closes y sont légales. Poussée par une curiosité qui la hante depuis toujours, l’envie de témoigner des conditions de vie des femmes qui y font commerce de leur corps, elle décide de se faire embaucher dans deux bordels différents, durant deux ans, afin de partager leur quotidien et leur travail.

La démarche peut sembler surprenante, choquante aux yeux de certains, elle est naturelle pour l’auteur. Emma Becker ne s’embarrasse pas de bonne morale. Le sexe tarifé, pas plus qu’aucun autre sujet, n’est tabou. Sa volonté n’est pas de se sacrifier sur l’autel du journalisme d’immersion ou de la défense d’une cause, qu’elle soit prolétaire ou féministe. Elle veut comprendre, apprendre, au plus près, loin des clichés et du misérabilisme généralement attaché à ce métier.

Très vite, Emma Becker fait beaucoup plus que témoigner. Elle devient partie intégrante de ce monde qui lui livre ses secrets. Du premier établissement, le Ménage, elle dresse un tableau peu concluant. Elle ne s’y sent ni agressée, ni exploitée, mais le lieu manque de magie et de liberté. Ce sera la Maison qui la bouleversera, au point qu’elle aura du mal à quitter l’endroit et les femmes qu’elle y a côtoyées.

Son livre n’est pas un plaidoyer pour la prostitution. Ce n’est pas une condamnation non plus. La Maison est un lieu de travail, avec ses coutumes, sa routine. Les femmes qui y exercent n’ont pas plus de bonheur à s’y rendre qu’une travailleuse à la chaîne, mal payée, pas considérée, épuisée. Elles n’en éprouvent pour autant aucune culpabilité, elles auraient pu choisir une autre profession, moins lucrative mais elles s’y s’épanouissent car les moments de tendresse entre elles sont nombreux, les rires aussi. Sous la plume d’Emma Becker, tout en nuance et se tenant à distance de la vulgarité et du sensationnalisme, naissent des figures troublantes, émouvantes, des portraits de femmes bienveillantes envers leurs sœurs, qui s’acquittent de leur tâche consciencieusement, sans avoir le sentiment de s’abimer et vivent une sororité mystérieuse et réelle.

L’auteur ne fait pas de son expérience un exemple. Elle fait néanmoins preuve d’un respect envers les prostituées qui en a dérangé beaucoup. Ceux qui s’empressent de juger ces femmes de mauvaise vie aussi bien que ceux qui prétendent les défendre à leur place, sans leur donner la parole, niant par là-même le choix qu’elles ont fait de leur profession, en toute connaissance de cause, comme des grandes filles.

La Maison / Emma Becker. Flammarion, 2019

L’art de ranger ses disques de Frédéric Béghin et Philippe Blanchet

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L’art de ranger ses quoi ? demanderont les moins de vingt ans qui, de fait, ont résolu le problème, ou les plus de cinquante qui ont remisé ces vestiges de leur fougueuse jeunesse  dans leurs garages, quand ils ne les ont pas fourgués dans des vide-greniers. L’épineuse question concerne donc un public restreint, ceux qui ont conservé leurs précieux trésors, bien en vue, à portée de main parce qu’indispensables à leur survie, et qui continuent à alimenter leur collection. Ces gens-là existent, j’en connais. C’est donc à ces Mohicans que les auteurs s’adressent, dans ce petit livre, mi manuel technique, mi essai sociologique, mi traité psychologique (il n’y a jamais trop de mi).

Partons du début. Tout dépend de ce qu’on souhaite faire de sa discothèque. Si l’idée est de ne la rendre accessible qu’à soi-même, selon le principe du « sitytouchestesmort », ou si on se fout complètement de passer des heures à chercher le premier LP de Truc qu’on est pourtant sûr d’avoir acheté, le classement par ordre d’arrivée fera l’affaire, ou n’importe quel autre type de tri, voire aucun. Mais le cerveau humain étant ainsi fait, si on désire présenter fièrement au monde ce reflet intime de notre biographie et qu’on veut y retrouver ses petits, la nécessité de classer intelligemment ses disques s’impose dès lors qu’on en possède plus de douze.

Depuis l’avènement de l’homme civilisé, c’est-à-dire depuis l’invention des premières gravures sur gramophones, celui-ci s’est creusé les méninges pour maitriser le chaos. A l’ordre alphabétique par nom de groupe ou d’artiste, qui a ses limites (Cat Power ou Power Cat ?), certains lui préfèrent une savante séparation par genres, à l’intérieur de laquelle ils retombent… sur ce satané ordre alphabétique. Et que faire de ces coffrets de luxe qu’on n’écoute jamais, de ces compils à plusieurs groupes qu’on n’écoute pas non plus ? Et que dire du choix délicat des meubles où il faudra bien caser tout ça ? Quant à décider si on fait étagères communes avec la personne qui partage notre vie… les interrogations sont sans fin.

Bref, faire un choix et s’y tenir, c’est le seul conseil qu’apportent les auteurs de ce livre à des lecteurs qui n’en demandaient pas tant. Alors, inutile L’art de ranger ses disques ? Il a deux mérites. Celui de rappeler qu’il est doux de faire partie d’une communauté, d’autant plus si elle est en voie d’extinction. Et celui de faire marrer. Parce qu’en plus des exemples racontés par des grands noms de la littérature et de la presse musicale, sa lecture invoque immanquablement des expériences personnelles : – des souvenirs (le déménagement de la collection de ce pote qui a occasionné plus de manutention que l’ensemble des bouquins de la Bibliothèque Nationale de France) ; – des ratés mémorables (l’achat du même album à trois reprises malgré un classement strict et une liste tenue à jour) ; – l’observation de comportements étranges certainement destinés à conjurer la mort (attribuer une note à chacun de ses disques pour déterminer sa place ou non dans une réserve, classée par ordre alphabétique…).

L’art de ranger ses disques / Frédéric Béghin, Philippe Blanchet. Rivages Rouge, 2019

Chronique publiée dans New Noise n°50 – Septembre-octobre 2019