A la première étoile de Andrew Meehan

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Une jeune femme, plongeuse dans un restaurant à Paris, fait un malaise. A son réveil, elle ne se rappelle plus son nom. Son accent prononcé semble indiquer qu’elle est irlandaise. Personne dans son entourage ne lui donne d’indice sur son identité, ni Ségo sa patronne, ni Daniel avec qui elle sort. Un jour, au sortir d’une boulangerie, elle croit reconnaître un ancien amant. Commence un jeu de piste à la recherche de son passé.

Curieux roman que celui-là. On découvre qui est Eva à mesure que les souvenirs lui reviennent. Sans angoisse au début. Eva est belle, allumée. Elle est décalée partout et l’auteur s’attache, dans un premier temps, à montrer sa folie douce et joyeuse. Puis les révélations se font plus douloureuses et font remonter la mémoire d’une vie d’errance, les traces d’une personnalité fragile que les coups durs n’ont pas épargnée.

Dans le même temps, le lecteur s’interroge. Pourquoi Ségo et Daniel lui cachent-ils ce qu’ils savent de son parcours ? Désirent-ils la protéger d’elle-même, lui épargner la souffrance d’avoir à revivre des événements qui l’avaient conduite au bord du gouffre ? Ou ont-ils des choses à cacher ?

Les réponses ne seront finalement que partiellement données. Alors demeure, en fin de lecture, un sentiment d’étrangeté, d’inachevé. Comme si l’on avait fait la rencontre d’une amie potentielle, qu’on ait commencé à s’attacher et qu’elle ait disparu de notre existence aussi vite qu’elle y était entrée. Nous laissant avec nos doutes.

La vie est un labyrinthe. Les intersections que nous croisons nous offrent une multitude de chemins possibles qui nous font rencontrer une infinité de personnes différentes, nous mènent sur des voies de garage ou nous font gagner la sortie. Hasard ou choix ? Il nous faut accepter l’absurde et parfois, comme à la lecture de ce texte, prendre plaisir à se perdre.

A la première étoile / Andrew Meehan. trad. de Élisabeth Peellaert. Joëlle Losfeld, 2020

L’affaire N’Gustro de Jean-Patrick Manchette

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Deuxième roman de Manchette paru à la Série noire en 71, ce texte court et nerveux est réédité par la collection en hommage à l’inventeur du néo-polar mort il y a vingt-cinq ans.

Henri Butron se fait dessouder dès les premières scènes. Plusieurs balles trouent la peau d’un homme que personne ne va regretter. Mais qui était-il ? Et surtout comment s’était-il retrouvé mêlé à la disparition de N’Gustro, leader tiers-mondiste du Zimbabwin, enlevé et exécuté à Paris parce qu’il prenait de l’ampleur politique et devenait gênant ?

C’est par le biais d’un enregistrement que l’histoire se dessine, celui de Butron racontant sa vie et son implication dans l’affaire. La cassette est soigneusement écoutée par le maréchal Georges-Clémenceau Oufiri et le colonel Jumbo, tous deux compatriotes de N’Gustro. Un moyen comme une autre de patienter dans l’attente du « suicide » de Butron par les services de renseignements français.

Butron, par cette confession d’outre-tombe, est donc présent tout au long du récit. C’est par ses propres mots que son portrait se dresse. Manchette s’en donne à cœur joie. Butron se donne tous les beaux rôles, tandis que le lecteur comprend quel petit joueur c’était. Fils d’un médecin de Rouen, raciste, misogyne, acoquiné un temps aux milieux d’extrême droite, puis à la vulgaire pègre, il en rajoute et on fait le tri. Il a participé à la Guerre d’Algérie sans combattre, puis fait de la taule pour des actes sans gloire alors qu’il se dépeint blessé lors d’une offensive puis auteur d’attentats. Franchement détestable, il a néanmoins pour lui la faconde et les jugements définitifs des esprits limités. Ses tournures de phrase, ses idées abruptes font rire sous cape, le plus souvent de lui. On aime le détester. Faut dire qu’il ne fait pas tache dans le paysage, agrémenté d’une belle brochette de salopards, dont Oufiri, futur dictateur et Jumbo, cruel homme de main, font partie.

Pas un pour rattraper l’autre, comme dans la vie. En s’appropriant les grandes lignes de l’affaire Ben Barka, opposant marocain à Hassan II, enlevé et disparu à Paris dans des circonstances jamais complètement élucidées, Manchette ne fait que nous le rappeler.

L’affaire N’Gustro / Jean-Patrick Manchette. Gallimard (Série noire), 2020

Marseille 73 de Dominique Manotti

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Dominique Manotti n’a pas son pareil pour gratter là où ça fait (encore) mal, exciter des plaies que l’on voulait cicatrisées, en extraire les croûtes et libérer le sang. Ses sujets sont comme d’anciennes blessures, anodines en apparence mais qui, négligées, ne guérissent pas et vous fichent la gangrène.

Marseille, 73, donc.

En 72, une circulaire ministérielle, dite Marcellin-Fontanet, exige des travailleurs immigrés, Algériens principalement, qu’ils aient un contrat de travail et un logement décent pour pouvoir demeurer en France. Du jour au lendemain, des centaines d’entre eux basculent dans la clandestinité. Dans le Sud de la France, les groupuscules d’extrême droite, Ordre Nouveau en tête, en profitent pour dénoncer l’immigration de masse, cette invasion qui menace l’emploi et le mode de vie de leurs compatriotes. La chasse aux Arabes, qui osent réclamer leur régularisation, est ouverte.

En 73, à Marseille, les maghrébins tombent comme des mouches. Ce n’est pas une invention de l’auteure mais le point de départ véridique dont elle se sert comme base de son récit. Une cinquantaine d’entre eux se retrouve dans la rubrique des faits divers. Noyés, tombés, écrasés. Meurtres ? Attentats racistes ? Allons donc, plutôt des règlements de compte, la France n’est pas raciste ! Il suffit pour s’en convaincre, de lire les (vraies) Unes des quotidiens locaux… N’empêche. Quand le commissaire Daquin, dont ce n’est ici que la deuxième enquête dans ce coin qu’il connaît mal, s’intéresse au décès du jeune Malek, 16 ans, abattu de sang-froid, comme pour faire un carton ou un exemple et qu’il constate que personne ne se soucie de lui rendre justice, il prend l’affaire en main et ne la lâchera plus.

En 73, la situation politique en France est des plus tendues. La guerre d’Algérie s’est finie hier et le conflit s’est déplacé dans l’hexagone. Les membres de l’OAS ont été amnistiés, les flics à l’œuvre là-bas se retrouvent intégrés dans la police ici, même les pires. Marseille focalise toutes ces tensions. La violence s’expose au grand jour. Pieds noirs, corses, harkis fricotent avec les mouvements d’extrême droite, dont le tout nouveau front national, le SAC commence à faire parler de lui, le gouvernement Pompidou est obligé de négocier avec Boumedienne pour le pétrole et les essais nucléaires, alors le sort de quelques bicots….  L’heure est à l’idée de remigration par la terreur, et bien peu apportent leur soutien aux immigrés des quartiers nord.

L’enquête progresse au présent, au jour le jour. Les mots de Manotti, secs, précis, sont des armes, non pas au service d’une cause, mais pour lutter contre l’oubli et mieux comprendre le présent.

Marseille 73 / Dominique Manotti. Les Arènes (EquinoX), 2020

Hurry on down ; Et frappe le père à mort de John Wain

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Basées à Marseille, les éditions du typhon proposent depuis 2018 des textes exigeants, pépites oubliées ou manuscrits contemporains inclassables, servis par une maquette classieuse et soignée. Pour s’en convaincre, il suffit de se plonger dans la lecture de ces deux romans imparables de John Wain (1925-1994), parus initialement en Angleterre en 53 et 62.

Dans Hurry on down, Wain s’attache à décrire les mésaventures de Charles Lumley, diplômé en Histoire, qui s’écarte de la route rectiligne, faite d’ennui et de conformité, que d’autres avaient tracée pour lui. Il sera laveur de carreaux, dealer, chauffeur, préférant une vie sur le fil mais jamais écrite à l’avance au confort d’un destin préétabli.

Dans Et frappe le père à mort, Jeremy Coleman ne s’intéresse à rien d’autre que le piano. Orphelin de mère, élevé par un père prof de lettres classiques qui place l’effort et le travail au-dessus de tout, et par une tante bigote et effacée, il décide, à la suite d’une ultime dispute avec son paternel, de lui aussi tailler la route. La seconde guerre mondiale fait rage, Londres est bombardée, ses habitants souffrent du rationnement, qu’importe, c’est là qu’il lui faut être, car il a découvert le jazz et se fait pianiste dans les clubs.

Ces deux textes portent en eux la rage de la jeunesse, tels des prémices d’œuvres à venir marquées au fer du Live fast and die young. Incarnations de ces angry young men, mouvement littéraire britannique des 50’s, dont l’auteur est une figure majeure, Charles et Jeremy sont des rebelles sans cause qui se jettent dans l’existence avec la seule envie furieuse de vivre plus. Sublimés par un réalisme sans concession et une langue sans fioritures, Hurry on down et Et frappe le père à mort sont aussi des romans initiatiques dans lesquels les deux héros grandissent au gré des rencontres et des expériences. Charles se fond dans des milieux qu’il n’aurait pas dû connaître, Jeremy est confronté au racisme à travers Percy, musicien jazz américain, dont il devient l’ami. Ils progressent et changent parce qu’ils se frottent au monde.

Créés à une époque où le concept « d’adolescence » commence à peine à exister, ils incarnent déjà à la perfection ces images de jeunes éperdus de liberté que la littérature et le cinéma ne tarderont pas à décliner à l’envi.

Hurry on down : les vies de Charles Lumley / John Wain. trad. de Anne Marcel. Les éditions du typhon, 2018

Et frappe le père à mort / John Wain. trad. de Paul Dunan. Les éditions du typhon, 2019