Dernière nuit à Soho, de Fiona Mozley

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Agatha est la riche héritière d’un père russe gangster qui lui a laissé sa fortune et des immeubles dans Soho, dont les loyers ne lui rapportent pas assez. Si elle pouvait faire expulser les êtres miteux qui peuplent ces trous à rats, elle remplacerait ces taudis par des hôtels de luxe et consoliderait son capital. Mais voilà, parmi ses locataires, il y a Precious et sa bande, prostituées de leur état, bien décidées à demeurer en ces lieux.

Gentrification à vive allure, éloignement forcé des rebuts d’une civilisation qui ne supporte pas la mixité sociale, centres villes aseptisés réservés aux nantis, aux bobos, où les chaînes à la mode de restauration remplacent les pubs, les thèmes abordés dans son deuxième roman par Fiona Mozley traitent d’un phénomène qui touche toutes les grandes villes de notre belle modernité. Soho, quartier populaire de Londres en passe de devenir un ghetto pour petits bourgeois, prend ici des allures d’allégorie et nombre des personnages de l’auteure se donnent des airs de symboles. SDF, alcolos, putains forment une galerie de réfractaires à ce mouvement urbain qui semble inéluctable, refusent d’accepter que leur quartier perde son âme et s’allient dans la lutte.

En opposant deux visages féminins incarnés mais proches de figures de contes, Agatha contre Precious, le combat gagne en efficacité. Tandis que la première est prête à toutes les exactions pour arriver à ses fins, Precious et ses amies, qui ont choisi librement d’exercer leur profession, sont finalement celles qui représentent l’honnêteté, la moralité, l’altruisme.

Sauvé d’un propos trop simpliste par une description fine et réaliste des mœurs des habitants de ce Soho, faisant de Dernière nuit un roman frisant le naturalisme, le récit est porté par des dialogues qui sonnent juste, souvent drôles, forçant notre empathie envers ces êtres cabossés, farfelus, inventifs. Victimes consentantes, on se laisse volontairement guider dans le labyrinthe des ruelles hantées de personnalités hautes en couleurs, notre regard ravi tourné vers les bas-fonds plutôt que les gratte-ciel.

Dernière nuit à Soho, de Fiona Mozley
Traduit de l’anglais par Laetitia Devaux
Joëlle Losfeld, 2022

Pas de littérature !, de Sébastien Rutès

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Pas de littérature ! L’injonction de Marcel Duhamel à l’encontre de Gringoire Centon n’admet pas de contradiction. C’est un ordre du big boss, directeur de la Série Noire, auquel en tant que traducteur il convient de se plier. Il signifie pas de blablas, pas de grandes phrases, pas d’explications. Des faits, du brut de décoffrage. Il faut faire court, que le lecteur amateur d’intrigues simples s’y retrouve. Gringoire s’y plie, d’autant qu’à l’anglais il entrave que dalle. Tout au plus réécrit-il, dans un argot parigot du plus bel effet, les traductions élaborées par sa petite femme. C’est pour ça qu’il passe le plus de temps possible dans les troquets minables, peuplés de caïds de seconde zone, qui portent le verbe haut et le flingue sous le veston. Pour enrichir son vocabulaire. Mais à fréquenter les gangsters, le risque est grand de se retrouver dans la mouise.

Pastiche réjouissant des romans noirs des années 50, Pas de littérature ! expose les subtilités de notre langue, dans une mise en perspective qui a de quoi réjouir les passionnés du genre et instruire les autres. Réputée pour avoir mis au goût des Français les meilleurs auteurs américains de l’après-guerre, la Série Noire a longtemps été critiquée pour ses transpositions hasardeuses des textes, un caviardage en règle des romans qui ne rentraient pas dans les 256 pages imposées. Rutès s’empare de ce pan fameux de notre histoire littéraire pour livrer un petit bijou d’humour noir, dont même les spécialistes sont certains de rater nombres de références, mais que même le néophyte en la matière appréciera.

Comment résister aux différentes versions des traductions livrées à la va-vite par un Gringoire qui finit au beau milieu d’une pétaudière digne du plus tordu des romans de gare ? Comment ne pas suivre en courant ce récit plein de détectives, de malfrats et d’aguichantes poulettes, dont la parodie s’approche plus d’un Fantasia chez les ploucs pour le côté déjanté et loufoque que Du démon dans ma peau au réalisme désespéré ? Ici, les truands dégoisent sur François Villon et se rêvent héros de romans populaires, sans pour autant se prendre la tête à deux mains. Rutès ne s’embarrasse pas de profondeur psychologique à leur encontre et c’est heureux. Libre au lecteur de se laisser porter, et s’il le veut, aller plus loin, en traquant les sous-entendus sur l’essence de la littérature. Grande ou pas !

Pas de littérature !, de Sébastien Rutès
Gallimard (La Noire), 2022

Le livre de la rentrée, de Luc Chomarat

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Delafeuille, éditeur de fiction, est contrarié. C’est la rentrée, sempiternel marronnier du milieu littéraire, et il est sommé en tant que directeur de collection des éditions Mirage, de dégoter une pépite pour que libraires et critiques s’intéressent (enfin) au travail de la maison. C’est son boulot, évidemment, mais Delafeuille, dont on retrouve ici le penchant dilettante, déteste la précipitation, l’emballement de cet instant automnal obligé. Surtout qu’il n’en a pas à proposer, de pépite, tous les manuscrits qu’il a commencé à lire lui sont tombés des mains. Alors, quand Luc, auteur à succès, l’invite dans le sud-ouest, dans sa grande propriété avec piscine, il saute sur l’occasion d’échapper à ses obligations. Luc, qu’il n’a pas vu depuis des années, est en train d’écrire un ouvrage où sa femme tiendra le rôle central, sa troisième ou quatrième épouse, Delphine, dont l’éditeur tombe instantanément amoureux.

Chomarat se délecte à replonger son personnage récurrent (après L’espion qui venait du livre et Le dernier thriller norvégien) dans les affres de son métier, et à travers lui, à dépeindre les travers d’une industrie dont il connaît parfaitement les enjeux. Copinage, mise en avant d’œuvres qui seront aussi éphémères que des papillons, pléthores de romans que personne n’aura le temps de lire, modes symptomatiques de l’époque, tout ce cirque l’écœure, lui qui n’aura jamais les réseaux pour intégrer l’élite germanopratine. Un rien misanthrope, dépassé par la modernité, Delafeuille demeure à côté, pas loin mais jamais dans, le cercle de ceux qui comptent, qui font les carrières. Il observe et livre ses réflexions acerbes, balance sa rancœur et les preuves de son incompétence au lecteur qui hésite entre empathie et impuissance à ne pas se moquer de lui.

Mise en abîme, sens de l’absurde, Chomarat fait de Delafeuille le pantin de Luc, qui lui donne vie sur le papier en même temps que son invité pense vivre sa véritable existence. Editeur de fiction – comprenez ici qui n’existe pas – Delafeuille se retrouve le héros du métaroman de son hôte sans pouvoir agir pour l’empêcher. Impossible, dès lors, de ne pas se tenir à distance du personnage. Impossible de ne se railler de ses émois envers une femme qui elle-même n’existe que dans l’imagination de l’auteur. Le propos donne le tournis sans créer la nausée, mais se savoure plutôt un rictus aux lèvres devant tant de manipulation maîtrisée et limpide.

Manipulation de la part de Luc, qui tire les ficelles, fait ce qu’il veut de sa marionnette, qui s’en rend compte. Delafeuille, totalement démuni, prend conscience qu’il n’existe pas tout en refusant cette non existence tout à fait désagréable. D’autant que Luc, comble de la perversité, se révèle un être abject ; « pour lui, l’époque avait tort et c’est lui avait raison. Des tas de vieux cons avaient pensé ça avant lui », misogyne, obsolète et pourtant mâle alpha dirigeant son monde, inventant son monde. Pas plus que sa femme de papier, Delafeuille ne peut faire taire son inventeur, parangon de l’homme blanc vieillissant omnipotent qui déclare, dans une diatribe au sujet de #metoo : « Nous ne pouvons plus rien penser des femmes ».

Manipulation de Chomarat, dans ce jeu de poupées russes délectable, tellement subtil et drôle, qui en profite pour dézinguer aimablement le cirque convenu, marchand de la rentrée éditoriale tout en explorant la question de qu’est-ce que la littérature, sinon des codes que le lecteur approuve tacitement – le lecteur intelligent, merci pour nous.

Le livre de la rentrée, de Luc Chomarat
La Manufacture de livres, 2023

Au bon vieux temps de Dieu, de Sebastian Barry

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Tom Kettle, 66 ans, ancien flic, file une retraite paisible dans un village à quelques encablures de Dublin. Sur son siège en rotin, à l’écart du tumulte, il passe ses journées, solitaire, à admirer le paysage. Un soir, deux jeunes collèges de sa brigade viennent demander son aide sur une vieille affaire non résolue. « Pas ces putains de prêtres », se dit Tom, refusant de se replonger dans le passé.

La vie revient sous l’effet de la sonnette de sa porte d’entrée, d’ordinaire silencieuse, tuant son oubli. Tom est obligé se reconnecter ses souvenirs à la réalité, anéantissant le cocon psychique qu’il s’est forgé. Sebastian Barry fait « entendre » ses pensées. Idées passant du coq à l’âne, hésitations, non-dits, le lecteur fait le tri et, à l’instar du vieil homme, sent monter l’angoisse à mesure qu’il (re)découvre la vérité enfouie. L’horreur de l’évidence afflue, Tom a perdu tous ceux qu’il aimait, sa femme June, sa fille Winnie, son fils Joe. La souffrance du deuil, niée un temps, revient avec force. Ainsi que les éléments terribles de cette ancienne affaire qui se confondent avec ceux de sa vie. June a été violée quand elle était petite par des représentants de l’Eglise catholique, martyrisée en toute impunité comme des milliers de gosses livrés à de sombres pervers sexuels secondés par des bonnes sœurs serviles et cruelles. Destins brisés, traumatismes insurmontables commis par « des chacals, des serpents, des scorpions (…), des hommes répugnants, ineptes et sans scrupules qui n’avaient de cesse de faire le mal. »

Nous sommes dans les années 90. La découverte des monstruosités commises sur tant d’enfants pousse les autorités à enfin réagir, dans des procès retentissants qui bouleversent tout le pays, toute la structure sociale de cette Irlande soumise, où même les représentants de l’ordre, même les médecins, ont préféré baiser la main des prélats, « les archevêques des saloperies dévastatrices, » couvrant leurs méfaits, plutôt que défendre les victimes. La mémoire de Tom, orphelin lui-même élevé en Institution, revient, (lui) rappelant l’infamie, réveillant son deuil, l’absence insupportable. L’auteur agit avec délicatesse, par paliers, pour décrire l’effroi. A l’image du personnage principal, il procède lentement, comme si, avec trop de détails, il prenait le risque de lui faire perdre définitivement la raison. Tom est à la limite et c’est cette faille, cette possibilité qu’il se laisse sombrer qui le rend si attachant. Réfugié dans un monde qui n’existe plus que dans sa tête, il (re)prend conscience, parfois, de sa détresse. Sa douleur brise le cœur. Comment survivre quand on reste seul et que les monstres existent ?

Ponctuant le discours de Tom de « Doux Jésus », de « Dieu du ciel », Barry ne dit pas si c’est la force de l’habitude ou un reste de foi qui lui fait prononcer ces termes. Il ne dit pas si Tom a conservé sa foi en l’homme. Il émaille son récit de passages lumineux néanmoins. La nature dans sa beauté peut être un réconfort. Parler aux morts aussi. Les voir, comme le fait Tom. Les toucher, quand on a décidé de lâcher prise, ne plus souffrir, se laisser pénétrer par la douceur, dans un ultime élan, une joie enfin désespérée.

Au bon vieux temps de Dieu, de Sebastian Barry
Traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux
Joëlle Losfeld, 2023

Les affreux, de Jedidiah Ayres

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On pouvait s’attendre, avec Les affreux et son titre laconique, à une œuvre dans la même lignée que le premier roman de Jedidiah Ayres, Les féroces, paru chez EquinoX en 2018. On se mettait le doigt dans l’œil bien profond tant l’auteur emprunte une voie nouvelle, inattendue. Entre la frontière mexicaine et le fin fond du Missouri, il existe des points communs bien sûr, surtout si l’on insiste sur la face sombre des bâtiments et des âmes qui les peuplent.

Ayres s’y complaît, dans ces hangars lugubres. Ils n’abritent ici simplement plus de prostituées mais des labo de meth. Et surtout si le décor demeure le théâtre de coups de pétoires, de règlements de compte sanglants, le point de vue et le ton différent du tout au tout. Ayres nous engage sur le terrain boueux du grotesque, de la farce, de l’humour noir, avec pour résultat, un immense éclat de rire à la place de la hargne.

Si les protagonistes restent des victimes, c’est d’eux-mêmes et de leur inénarrable connerie. Dans le genre redneck bas du front, Ayres a chargé la mule : un shérif corrompu qui s’est donné pour mission d’éliminer les concurrents du trafiquant de drogue régnant sur la ville. Faut dire que c’est pratique, et lucratif de choisir son allié quand on veut faire un max de thune. Ajoutez deux débiles avec un penchant pour la violence gratuite et l’alcool bon marché qui fomentent un plan d’enfer pour faire chanter un évangéliste aux mœurs dissolues, des jeunes filles portées sur les flingues et les parties de jambes en l’air, et vous obtenez une galerie d’affreux dont les galères, loin d’émouvoir, font se tordre de rire.

L’intrigue, menée à l’allure d’une bonne grosse vieille bagnole comme il n’en roule que sur les routes défoncées de la campagne américaine, entraîne tous ces cadors dans une course en avant vers les pires ennuis possibles. Ni comédie de mœurs, ni critique sociale, Les affreux distille un venin qui se refuse à la subtilité, celui de la moquerie pure et réjouissante. Ayres n’hésite pas, ne freine jamais. C’est bon, ça !

Les affreux, de Jedidiah Ayres
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Antoine Chainas
Les Arènes (EquinoX), 2023

Je ne suis pas là, de Lize Spit

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Léo est vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter pour femmes enceintes. Elle a une trentaine d’années et vit depuis dix ans avec son petit Simon qui bosse dans une start-up. Même si elle n’a jamais concrétisé son projet d’écriture de scénario après des études de cinéma, Léo est heureuse. Enfin, Léo était heureuse.

Ceux qui ont lu Débâcle, le premier roman de la belge Lize Spit, ne peuvent avoir oublié sa faculté à poser des mots justes pour décrire le malaise, l’effroi même, dans cette histoire terrible d’une enfance percutée. L’autrice poursuit ici, avec un talent renouvelé, son décorticage de la psychologie et des relations humaines. Le propos et la construction de son roman sont tout autre néanmoins. Quand Débâcle remontait le fil du temps pour révéler l’événement qui avait mené à l’effondrement de l’héroïne, Je ne suis pas là s’attache à examiner, au fur et à mesure de l’intrigue, les rapports qui unissent deux être amoureux jusqu’au moment de bascule, symbolisé par un coup de fil qui interrompt à intervalles réguliers le cours du récit et dont on se doute qu’il va délivrer un message terrible. Car de joyeuse, l’existence de Léo passe à déprimante, puis angoissante, tant le comportement de Simon change alors qu’il semble confronté à une forme de psychose s’installant progressivement dans son esprit et finissant par prendre toute la place dans le foyer.

Les premières années de vie commune du couple, tellement harmonieuses, où leur bonheur semblait tellement durable, s’effacent devant un quotidien fait de doutes, d’accusations, de perte de confiance. Simon plonge dans une parano aveuglante et Léo ne le reconnaît plus. La maladie les isole, les autres les fuient, elle se retrouve seule avec un inconnu.

L’histoire racontée dans Je ne suis pas là n’a rien d’inédit. C’est une histoire simplement triste. Si le roman est remarquable, c’est dans sa façon de livrer d’infimes détails qui sont, après coups, des preuves de désordre psychique. C’est dans son développement, lent, décrivant ces petits riens qui font un être, ces légères variations de comportement qui font qu’il est en train de devenir un autre, si ténues que le lecteur peine longtemps à croire l’un ou l’autre des protagonistes. C’est dans sa description de l’enfermement virtuel dans lequel Simon se précipite, et dans lequel il entraîne comme s’il la noyait, celle qui fut sa moitié, et qui annonce un dénouement d’autant plus insupportable que leur amour était immense.

Je ne suis pas là, de Lize Spit
Traduit du néerlandais (Belgique) par Emmanuelle Tardif
Actes sud (Lettres néerlandaises), 2023

Toxic Berlin, de Calla Henkel

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Zoé, étudiante en art à New-York, se voit proposer l’opportunité d’une année d’étude à Berlin. Zoé est fragile. Sa meilleure amie, Ivy, a été assassinée de quatorze coups de couteaux et son meurtrier n’a pas été retrouvé. Zoé est perdue. Depuis l’enterrement, elle sort avec Jesse, le compagnon d’Ivy. Ensemble, ils pleurent la disparue, mais cette relation n’est guère réconfortante tant elle charrie de culpabilité. Dans ce contexte, partir semble salutaire. D’autant qu’elle sera accompagnée d’Hailey, flamboyante rousse dégourdie. Sur place, elles partagent le luxueux appartement de Beatrice, autrice de thrillers à succès, partie en résidence se concentrer sur l’écriture de son prochain roman.

Berlin, ville tentaculaire, permissive, libertaire. Berlin, dangereuse, sans limite, excessive. Par cette immersion des deux copines dans la capitale inconnue, Calla Hankel fait se juxtaposer l’exploration de leur nouvel environnement et la connaissance qu’elles approfondissent l’une de l’autre. Toxic Berlin est un roman sur l’ambiguïté. L’intrigue principale, qui décrit la succession d’épisodes étranges où les deux colocataires se rendent compte qu’elles sont surveillées de l’intérieur dans ce logement qui dévoile des secrets, se pose en reflet d’une trame plus vaste, explorant les thèmes des faux-semblants, des masques. Zoé est à un âge et à un moment de sa vie où elle se cherche. Elle est en perte de repères dans ce Berlin labyrinthique. Elle ne parle pas la langue et aucun cadre ne s’impose à elle. L’exil donne lieu au lâcher prise, à l’expérimentation – de drogues notamment, qui la questionne sur son identité profonde, son orientation sexuelle. Et tandis qu’elle progresse dans la compréhension de son moi intime, Hailey se fait de plus en plus mystérieuse.

Henkel use avec finesse de tous les stratagèmes pour accentuer le sentiment de perplexité du lecteur. Et finir en apothéose ce récit envoutant sur l’équivoque. Miroirs, déguisements, au propre comme au figuré sont le décor de son histoire où les fêtes grandioses permettent aux participants de devenir autre, de se travestir, se métamorphoser le temps d’une nuit. Sait-on jamais qui on est vraiment ? Connaît-on réellement les personnes avec qui on vit ? Qui sont les copies ? Les originaux ? La vie rêvée, nocturne est–elle la vraie vie ? Faut-il se réveiller, affronter ses fantômes et les lendemains douloureux pour grandir ? Ou se laisser glisser, allègrement, dans l’exubérance, la folie ?

Toxic Berlin, de Calla Henkel
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Rémi Boiteux
Les Arènes (EquinoX), 2023

Shit !, de Jacky Schwartzmann

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Tout juste affecté à son nouveau poste de CPE au collège de Planoise, quartier sensible de Besançon, Thibault, trentenaire célibataire gentiment de gauche, emménage dans une des tours à quelques encablures de son boulot. Il se rend vite compte que l’appartement en face du sien est un point de deal, un four, tenu par des Albanais peu commodes. Pour passer le porche de son immeuble, il lui faut montrer patte blanche, papiers à l’appui comme preuves de son droit à pénétrer la résidence, ce qui ne l’exempt pas de prendre quelques baffes au passage. Une nuit, une fusillade sur son palier le réveille, les malfrats se font dessouder par une bande rivale. Rendu sur les lieux avant l’arrivée des flics, il découvre l’ingénieux système permettant d’accéder au stock de shit. Le voilà assis sur un gros paquet de came, et de fric.

En faisant endosser à Thibault le rôle du naïf qui se déniaise à mesure qu’il appréhende un environnement jusqu’alors inconnu, Jacky Schwartzmann fait mouche. L’habile stratagème lui permet de faire avancer son récit, au rythme des péripéties rencontrées par son personnage, et de faire comprendre au lecteur les ressorts de toute une économie souterraine, sans rentrer dans des explications lourdingues de pédagogue assermenté. Le salaire du petit fonctionnaire ne fait pas le poids par rapport aux millions que rapporte le trafic qu’il met rapidement en place, et qu’il entreprend de redistribuer aux habitants, nombreux, qui ont besoin d’un coup de pouce.

Evidemment, le business comporte des risques, que l’auteur souligne d’un trait de plume réjouissant. Petites frappes, gros méchants sont dépeints à travers le regard d’un Thibault acerbe, tandis qu’une galerie de personnages attendrissants, élèves à l’humour ravageur, travailleurs et chômeurs d’une zone délaissée par l’Etat, mères de famille solidaires, trouve grâce à ses yeux. Dans Shit !, rien n’est manichéen et la distance que concède la satire bienveillante fonctionne. On cavale derrière notre héros malgré lui, à un rythme soutenu, en évitant les balles perdues et les pièges tendus par la flicaille. Notre cœur penche pour ce dealeur qui n’a pas que de l’herbe à revendre, mais aussi une énergie créative et une bonté sans limite.

Shit !, de Jacky Schwartzmann
Seuil (Cadre noir), 2023