Yvan Robin

Cinq romans au compteur. Yvan Robin construit son œuvre avec une régularité de métronome. Une œuvre poétique, férocement drôle ou rugueuse, décapante, mouvante tant les thèmes qu’il aborde sont vastes et les formes narratives dont il use variées. Dans Travailler tue !, paru en 2015 chez Lajouanie, il racontait le pétage de plomb d’Hubert Garden, salarié zélé d’une grosse boîte de travaux publics qui l’employait pour faire des économies sur le dos des ouvriers, jusqu’à son déclassement… L’appétit de la destruction (Lajouanie, 2019) lui était prétexte à suivre la dérive d’un groupe de rock, de son ascension à sa chute… Dans Après nous le déluge (In8, 2021), ses personnages tentaient de survivre dans un environnement dévasté, sous des torrents de pluie, sans soleil désormais… Une couleur cependant teinte tous ses romans. Le noir évidemment. Et cinquante nuances de rouge, comme dans son dernier livre en date, La fauve, paru chez Lajouanie en 2022. Montcalme. Les hommes portent la culotte et les fusils. Pour prouver leur force, ils rôdent. Dans leur comité de vigilance citoyenne, il y a le doc, l’instit, l’employé de mairie, le paysan. Tous blancs, virils, chasseurs, ils sillonnent les bois nocturnes, au cas où quelque bronzé forcément mal intentionné se risquerait dans le coin. Leur ronde effectuée, un petit verre au bistrot, et zou, retour chez bobonne, pour ceux qui ont su garder une chienne au chaud. Blanche fait partie de ces femmes. Bonne épouse et mère, elle a vécu la peur au ventre, dans l’isolement et la crainte des coups. Enceinte à nouveau, c’en est trop. Epuisée, elle a décidé d’en finir. A moins qu’elle ne devienne la Fauve… Revenge novel où la tension monte par palier lors d’une unique nuit, où chaque action libératrice des opprimé(e)s est une victoire, la Fauve dresse des portraits sensibles de femmes poussées à bout. Leur belle colère, la violence qui déferle jusqu’au paroxysme final sont l’exact contrepoint de leur désir de vivre en paix, dans un monde libéré des hommes ou du moins soulagé d’une masculinité toxique. Amen.
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J’ai lu qu’avant de te lancer dans l’écriture, tu avais joué dans un groupe de rock. Dans quel groupe ? De quel style ? Ecrivais-tu les textes ?

J’ai passé mon enfance à jouer de la « air guitare » en pyjama devant le miroir de ma chambre, à dessiner des logos de groupes de rock imaginaires sur des tee-shirts publicitaires, et à écrire des chansons contestataires… Ma première expérience scénique remonte au CE1, trois titres d’Elmer Food Beat a capella devant la classe avec mes potes Kévin et Julien. A la demande de l’institutrice qui nous avait chopés en train de photocopier clandestinement des paroles de chansons. À l’époque, nous écoutons la Mano Negra, les VRP, les Garçons bouchers, et du punk (j’enregistre des compilations K7 pirates sur la radio Quartier Orange). Quelques temps après, Nevermind sort, et confirme nos aspirations rock. Avec les deux mêmes potes, dès l’entrée au collège, nous montons enfin notre groupe… La première répétition est décrite telle qu’elle s’est réellement déroulée dans mon roman L’appétit de la destruction. Après quelques années, un peu de turn over autour du noyau central, la formation se stabilise. Entre-temps, l’horizon musical s’est élargi. Au collège, alors qu’on écoute plutôt du métal (voire du néo-métal, Korn, Deftones, Marylin Manson…), la sortie de Paris sous les bombes bouscule nos certitudes, puis ce sont d’autres sonorités, plus acoustiques, le premier album de Louise Attaque, la découverte des Têtes raides, de Mano Solo, qui orientent nos nouvelles compos. Sans renier l’esprit punk des débuts, le groupe Les Gens apporte sa petite pierre à l’édifice de ce qu’on appelle alors la « néo-chanson française », mêlant des textes (que j’écris en partie), des grilles d’accord à la Nirvana (je m’occupe de la guitare rythmique), et des arrangements world (Lo’Jo, Taraf de haïdouks, Ciocarlia…). Drôle de cocktail, qui nous entraîne sur les routes de France, en première partie des grands-frères (Hurlements d’Léo, Ogres de Barback, DSLZ, Rageous Gratoons…). Notre premier album est enregistré dans une distillerie, et nous nous retrouvons à peine majeurs à la tête d’une petite boite de prod, avec un distributeur qui nous met la pression, un tourneur, un petit label pour l’export… Le deuxième opus Pourvu qu’il me laisse le temps, enregistré dans le studio flambant neuf de notre ingé-son, est masterisé au studio Sterling Sound à New York… Un rêve de gosses ! Bref, en 2009, alors qu’une moitié des membres se professionnalise, coordonner les agendas (12 personnes sur la route) devient compliqué, et nous devons nous résoudre à laisser le projet de côté. En suivant, j’enregistre avec mon pote Norbert un album concept (plus d’inspiration Bashung, Rodolphe Burger ou Daniel Darc…) sous le nom de L’œil du maître. Le travail de studio en petit comité, et l’écriture de la totalité des titres du disque me rapprochent indéniablement de l’écriture romanesque…

As-tu abandonné la musique parce que la littérature correspondait plus à tes aspirations ? Ou considères-tu, comme un de tes personnages dans Après nous le déluge que « la poésie (les mots, donc), c’est ce qui meurt en dernier » ?

J’ai abandonné pour raison de santé… Enfant, j’ai eu des otites à répétition, plusieurs opérations pour la pose d’aérateurs tympaniques… Et à 25 ans, à la suite d’un énième trauma sonore (j’ai joué du punk dans des garages dès l’âge de onze ans), de violents acouphènes des deux côtés, ainsi qu’une sévère hyperacousie (avec un seuil de tolérance à 33dB) m’ont contraint à me couper définitivement du bruit… Après, c’était aussi une suite logique. Je n’ai jamais cessé d’écrire depuis l’enfance (poèmes, chansons, journal, nouvelles…) et ce tournant artistique correspondait à une évolution de mode de vie, moins nomade, plus posé… La poésie, c’est ce qui vient en premier, et qui meurt en dernier, je crois. D’ailleurs, le moment venu, je m’accorderai ce luxe, je n’écrirai plus que de la poésie.

On dit toujours que c’est dans son premier roman qu’un auteur met le plus de lui-même. Ton premier roman, La disgrâce des noyés, est malheureusement épuisé. De quoi parlait-il ? Quel regard portes-tu sur cette première oeuvre ?

La Disgrâce des noyés, publié en 2011 chez Baleine, est une sorte d’amalgame de poèmes en prose qui forment un roman OVNI. Une série de courtes vignettes, avec un titre pour chacune, relate la vie d’un homme à travers ses rencontres avec « la mort » (au sens large, métaphorique du terme… Décès de proches, mais aussi vagues à l’âme, déceptions amoureuses, presqu’accidents, orgasmes…). J’avais 25 ans, quasiment lu aucun livre, aussi ce texte n’a pas conscience de ce qu’il est, de ses emprunts à la littérature de genre, ni de ses citations involontaires… Cela en fait un roman à part, assez candide, mais sans doute aussi surprenant… Par la suite, j’ai dû apprendre à écrire de « vrais » romans. Il m’a fallu quelques années de labeur, une dizaine de manuscrits qui resteront dans mes tiroirs, lire énormément pour rattraper mon retard, avant d’être publié de nouveau, en 2015. Pour en revenir à ce premier roman, je lui porte un regard assez tendre. Quant à savoir s’il « me contient » plus que les autres, pas sûr. J’y relate des scènes vécues dans l’enfance, plus ou moins détournées, y décortique mes obsessions… Mais c’est le cas dans tous mes écrits.

Tes romans, malgré d’évidents changements de registre, ont tous un côté très noir. Cela correspond-il à ta vision de l’existence ?

On me fait souvent remarquer cette noirceur… Je n’ai pas le sentiment d’avoir le choix. D’ailleurs, c’est toujours après la publication que je le réalise (en faisant des lectures publiques, en discutant avec les lectrices et les lecteurs…). Ce n’est pas une volonté de choquer, de déprimer, de dégoûter. Les projets me tombent dessus, puis je creuse, je cherche, je tâtonne, pour trouver la meilleure façon de raconter cette histoire qui s’ébauche en moi… Il se trouve qu’à chaque fois c’est très sombre, alors que je suis plutôt quelqu’un de joyeux dans la vie… Angoissé mais joyeux. Pour le reste, je crois que les dysfonctionnements sociaux, l’absurdité de nos comportements, me nourrissent. Les questions auxquelles je n’ai pas de réponse… Et puis, l’urgence du temps qui passe, la finitude… Depuis toujours, j’ai peur de manquer de temps. Donc, oui c’est probablement lié à ma vision du monde, si j’écris des « feel bad books ».

Si l’on considère L’appétit de la destruction, qui raconte les excès, l’ascension et la chute d’un groupe, est-ce qu’il reflète le milieu du rock tel que tu en as fait l’expérience ?

J’ai toujours été fasciné par l’impunité que confère le succès. Comme les émotions fortes, que procure la scène par exemple, amènent celles et ceux qui les vivent, à repousser certaines limites pour se sentir encore vivants une fois redescendus sur terre… Comme le fait d’être assisté de toutes parts, conduit au restaurant, à l’hôtel, au lieu du concert, déresponsabilise et pousse à la régression… Sur scène, on t’apporte ta guitare déjà accordée, on t’aide à passer la sangle, on te tend ta serviette blanche et ta bouteille d’eau… Ma courte expérience m’a permis de constater que l’éthique défendue en public pouvait parfois être bafouée sans complexe en coulisse… Sur la route toute l’année, certains groupes sont coupés du monde, déconnectés. J’avais envie de réfléchir à cette question, et puis j’avais accumulé avec gourmandise des récits d’excès, des anecdotes de chambres d’hôtel ravagées… La plupart de mes potes travaillent dans la musique, je suis toujours friand de connaître l’envers du décor des tournées. D’ailleurs, tu parles de « milieu du rock » mais cela n’est pas forcément lié au style de musique, la plupart des histoires vraies que j’ai replacées dans ce roman concernent des « artistes de variété » comme on dit poliment. Ce livre était surtout l’occasion de refaire du bruit dans le silence… De composer, d’écrire des chansons, de recréer cette énergie des concerts qui me manque parfois.

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Appetite for Destruction est le titre d’un album des Guns N’ Roses. Est-ce un groupe que tu aimes particulièrement ? Qu’est-ce que tu écoutes ?

Le clin d’œil était parfait pour le titre du bouquin, mais au risque de te décevoir, je ne suis pas un grand fan des Guns. J’écoute beaucoup moins de musique qu’auparavant, même si je reste curieux… J’aime les productions du label No Format (Blick Bassy, Ballaké Sissoko, Mélissa Laveaux…), j’ai toujours un penchant pour les textes en français, Laura Cahen, MPL, Sages comme des sauvages, Mansfield TYA, Gargäntua… Côté rock, j’écoute les copains de Roseland,  les petits jeunes de Pogo Car Crash Control, Viagra Boys… Comme en littérature, c’est la diversité qui fait la beauté du paysage. Je n’ai aucune chapelle, j’écoute TOOL et Georges Brassens. Seulement, je n’y trouve pas les même choses.

La musique, sans être centrale, occupe une grande place dans tes livres. Hubert Garden, dans Travailler tue !, écoute de l’opéra. Lazare, dans Après nous le déluge, écoute Satie, du classique. Judith, dans La fauve, du punk. Leurs goûts musicaux t’aident-ils à définir tes personnages ? De même que les marques de leur électroménager, de leurs clopes, de leurs vêtements, que tu cites souvent ?

Elle définit les personnages, leur état d’esprit, leur humeur, et campe une atmosphère. Elle joue un rôle fondamental dans l’esthétique du projet, la couleur, le rythme que je cherche à impulser. Au départ, je m’interdisais beaucoup de choses, qui me semblaient nuire à la poétique du texte (les marques, les lieux, l’époque, l’ancrage dans le réel en somme…), avec le temps j’essaye d’assouplir mes principes. L’usage des marques a plusieurs fonctions, caractériser un lieu ou un personnage (son statut social, ses goûts, l’image qu’il donne de lui…), le tourner en ridicule ou faire entendre sa détresse, mais cela me sert aussi à créer des déséquilibres, des anachronismes… Ce n’est jamais gratuit, pour autant, ce n’est pas de la publicité.

Beaucoup de tes personnages masculins sont des anti-héros, avec comme apogée ceux de ton dernier roman. Ils sont violents, sexistes, racistes, bas du front. Ils cumulent tant de tares qu’on éprouve une jubilation certaine face à leurs déconvenues. Les hommes sont-ils irrécupérables ? Comme dans La fauve, le monde se porterait-il mieux sans la plupart d’entre eux ?

Ahahah, il m’est arrivé de le penser… Pour revenir à la notion d’anti-héros, j’ai toujours eu du mal avec la glorification, avec les héros positifs… Quand j’étais gosse, il y avait cette émission à la télé qui s’appelait La nuit des héros avec des reconstitutions de drames du quotidien pour mettre en lumière la bravoure de valeureux anonymes. Ça me terrorisait… J’ai plus de tendresse pour ceux qui s’empêtrent et font les mauvais choix, qui ratent les rendez-vous avec le destin, qui échouent à leurs examens… Les winners m’emmerdent. Dans La Fauve, ils sont particulièrement gratinés c’est vrai, mais je n’ai rien inventé, j’ai déjà entendu chaque ligne de dialogue ici ou là… Après, la difficulté consiste à parvenir à créer un minimum d’empathie autour d’un personnage détestable, pour cela, il faut qu’on se retrouve un peu en lui… Mais je crois qu’on a tous quelque chose de détestable.

Blanche a du mal à éprouver de l’amour pour son fils. Elle le voit devenir, malgré elle, une réplique de son père, « conforté(e) par l’école, les copains, le club de sport, le voisinage, la télévision, la société ». Si c’est l’éducation des garçons qui entraîne une masculinité toxique, cela veut-il dire que nous sommes collectivement responsables du patriarcat ?

Je suis prudent avec tout ce qui pourrait ressembler à une certitude. Il y a une responsabilité collective, c’est indéniable, et des leviers d’actions individuels. Il tient à chacun de faire en sorte de devenir meilleur, et l’entourage, les médias, la société, peuvent encourager les prises de conscience. À travers l’écriture, je me suis glissé dans la peau de cette femme, Blanche, qui vit sous le joug de son mari, et qui constate avec désolation l’évolution de son petit garçon… On en revient à la question de l’impunité et de l’assistanat, vecteurs de régression… Il est absurde d’être adulé, conforté, cajolé, servi à table, pour le simple fait d’être né garçon… Depuis quelques semaines, je poursuis cette réflexion en travaillant sur un roman noir pour ado, autour des modèles de masculinité… La fiction a probablement un rôle à jouer.

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Dans deux de tes livres, il y a des scènes dans des ehpad. Vieillir t’angoisse-t-il ? La façon dont on s’occupe de nos vieux te préoccupe-t-elle ?

Ne m’en parle pas, je viens de fêter mes 39 ans, et j’accuse le coup. Vieillir m’angoisse, diminuer, s’effacer du monde et de soi-même… Les vieux n’ont plus d’utilité sociale, et sont parqués dans des stabulations en attendant une mort qui arrive de plus en plus tard… Oui, c’est préoccupant. Sans doute avons-nous trop peur de vieillir, d’être dépendants, de mourir, pour nous emparer sérieusement du sujet.

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Roman réaliste, récit post-apocalyptique, conte, mythe… aucun de tes romans ne se ressemble et tu expérimentes beaucoup. A quel moment du processus d’écriture décides-tu de la forme ?

Tout se met en place en même temps… J’accumule des éléments dans un carnet, et au fil des notes, l’esthétique du projet prend forme. Un peu comme en musique, le style, les étiquettes, ce n’est pas vraiment mon problème… La bonne littérature transcende la notion de genre. D’ailleurs, quand un livre de SF ou un roman noir a du succès, il n’est pas rare qu’il soit republié en littérature générale…

D’une manière plus générale, où puises-tu ton inspiration ? Fais-tu beaucoup de recherches ?

Le moins possible. Cela me donne l’impression de tricher. J’adore l’idée de pouvoir entrer dans une pièce aveugle et d’en sortir quelques temps plus tard avec un roman. Néanmoins, là encore, il y a un minimum nécessaire à la crédibilité… Je regarde des tutos sur le maniement des armes, fais des visites virtuelles de certains édifices pour les besoins d’une scène, ou lis des témoignages… Mais toujours pour glaner un détail infime, qui va me donner le sentiment de contenir le réel. Je préfère relier mon récit à la réalité par un fil ténu plutôt que par de grosses ficelles… Et puis, je me connais, si je fournis un gros travail de recherche, je vais m’évertuer à ne « pas gâcher ». C’est le risque, quand on s’est beaucoup documenté en amont… En tant que lecteur, je suis souvent gêné par le côté Wikipédia de certains passages. Quant à la question de l’inspiration, il s’agit simplement pour moi d’adopter une posture d’ouverture pour capter tout ce qui pourrait constituer une matière romanesque (lire, écouter la radio, voir des films, vivre, travailler, boire des coups, parler avec des gens…), en faisant le lien entre plusieurs idées/notions/sensations, il arrive que naisse un concept d’histoire. Ensuite, il faut se mettre au travail, et tenir la distance.

J’ai pensé à Thelma et Louise quand j’ai lu une scène de La fauve – celle où trois générations de femmes se retrouvent en voiture. Penses-tu être influencé par certains artistes, certaines oeuvres ?

Ce n’est pas la première fois qu’on me le fait remarquer, et la référence me plait bien. Pour La Fauve, il y a bien une sorte de choc à l’origine du roman… À l’âge de six ou sept ans, j’ai souvenir d’être descendu dans le salon où mes parents regardaient un film. J’avais une otite, comme souvent, qui m’autorisait à m’installer quelques instants sur le canapé… Le temps de voir débarquer Isabelle Huppert et Sandrine Bonaire armées de fusils pour décimer la famille Lelièvre, dans La cérémonie. J’ai gardé en mémoire cette vision, sans jamais revoir le film. Ce n’est qu’une fois le manuscrit rendu à l’éditeur, que j’ai visionné le chef-d’oeuvre de Chabrol. Sinon, en règle générale, je n’ai pas vraiment conscience d’être influencé (l’avantage peut-être d’avoir commencé à écrire avant de lire). Après, certaines lectures m’ont transformé c’est certain, Bove, Bukowski, Echenoz, Despentes, Forton, Céline, Fante, Faulkner, Bret Easton Ellis, Goliarda Sapienza, Jean Hegland… Là encore, c’est la diversité des voix, des propos, des genres et des époques qui prime…

As-tu des rituels quand tu écris ? Ecris-tu en musique, à des horaires particuliers ?

J’écris partout, au café, au lit, dans le train… et à n’importe quelle heure. Parfois en musique, parfois non. Sur l’ordinateur, toujours, pour me balader d’un chapitre à l’autre via la recherche par « mot clef ». Mes rituels concernent surtout la façon de ne pas perdre mon travail. Sauvegardes multiples sur différents supports, envois des fichiers par mail après chaque séance… Quand je bloque sur une scène, cela m’obsède, et j’ai besoin de varier les lieux, les rencontres, les activités, pour stimuler la réflexion et trouver la solution.

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L’absence de points d’interrogation dans tes dialogues, le fait que Blanche se vouvoie elle-même, l’emploi du « je » ou du « tu », du passé ou du présent, le vocabulaire ultra précis, les phrases qui sonnent, le rythme toujours soutenu… ton style est particulièrement efficace et inventif. Retravailles-tu beaucoup tes textes ?

Bravo pour cette lecture très précise. Pour la ponctuation, là encore, c’est très perso… J’essaye de me passer de certains signes, points d’interrogation et d’exclamation entre autres, pour que l’intention transparaisse dans le choix des mots. Je retravaille énormément, c’est d’ailleurs l’essentiel du temps passé sur le manuscrit. Trouver la musique, la justesse du propos, sans surcharger la phrase. Je cherche des procédés narratifs, fais des essais plus ou moins fructueux. En cours de rédaction, il m’arrive de changer de personne (Passer du « je » au « tu » ou au « il », par exemple), ou de temps, pour m’approcher de l’effet recherché, de l’esthétique, de la vision que j’avais au départ… Je m’amuse avec la focalisation, un peu comme avec une caméra qui filmerait un plan large avant de plonger dans la tête d’un personnage… La littérature permet cela, et c’est l’une des facettes de l’exercice qui m’intéresse, inventer des procédés, expérimenter. Il n’y a aucune contrainte technique ou financière, en littérature tout est permis…

L’intrigue de La Fauve est condensée sur un temps très limité, avec indication de l’heure précise des événements. Par contre, tu ne donnes jamais la date, comme dans aucun de tes romans. De même, Judith écoute beaucoup de groupes punks, la plupart disparus et français, comme Camera Silens, Brigada Flores Magon, Paris Violence, Washington Dead Cats, Gogol 1er, les Bérus, sur des cassettes dans son autoradio. Pourquoi brouiller ainsi les pistes quant à la période où se passeraient tes récits ?

Bien observé. J’essaye d’inscrire l’histoire dans une sorte d’universalité… Une entreprise (« V2V » dans Travailler tue) qui serait un peu toutes les entreprises, un groupe de rock (« Âme less » dans L’Appétit de la destruction) qui serait un peu tous les groupes de rock, etc… L’époque est volontairement floue. J’aime l’idée qu’un roman puisse voyager dans le temps… Cela me semble plus intéressant que de le situer dans un contexte historique très cadré. C’est ce que j’apprécie en tous cas, en tant que lecteur… Lire Mes amis (le premier roman d’Emmanuel Bove sorti en 1924), à l’époque des réseaux sociaux, c’est fabuleux ! Le hasard crée de nouvelles pistes d’interprétation, augmente l’expérience de lecture. Je procède de la même manière avec les lieux, dans Travailler tue, l’action se situe à Neuville, une cité imaginaire avec ses quartiers, son fleuve… Dans La Fauve, j’ai imaginé le village de Montcalme. En lisant Après nous le déluge, des lecteurs situent l’action en Europe, en Asie, en Afrique, à une époque parallèle à la nôtre, voire située dans un futur plus ou moins proche… S’inscrire d’emblée dans un univers fictionnel, à distance du réel, permet de poser les règles du jeu et de s’autoriser toutes les outrances, puisque « c’est pour de faux »…

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L’humour, noir évidemment, est très présent dans tes romans. Qu’est-ce qui te fait rire, pleurer, peur ?

Si c’est une devinette, je dirais la mort. Sinon, j’aime assez l’absurde, dans les situations, les comportements, les bouquins de Seb Gendron, de William Kotzwinkle, me font rire… Vigile de Hyam Zaytoun m’a fait pleurer toutes les larmes de mon corps, la déclaration d’amour à sa mère d’Antonia Crane dans Consumée aussi… Pour ce qui est de la peur, le réel sera toujours plus fort que la fiction.

Tu vas très loin dans La Fauve en abordant des thèmes rarement développés en littérature. N’as-tu aucun tabou ? Crains-tu parfois la réaction de tes lecteurs ?

J’ai toujours peur des réactions. Elles sont très diverses d’ailleurs, ce qui me surprend et m’amuse toujours. Le lecteur fait la moitié du boulot, plus qu’au cinéma, pour construire les images. Je croise des petites mamies qui m’assurent s’être bidonnées en lisant mes histoires, et des métalleux tout de noir vêtus, avouent que mon texte était beaucoup trop sombre pour eux… J’ai surtout peur d’être mal compris, de rater un effet, de donner le sentiment d’être complaisant vis-à-vis de la violence, de blesser, ou de parler « à la place de »… Ce n’est pas toujours évident, surtout quand on pratique une littérature un peu amorale, où les notions de bien et de mal ne sont pas clairement définies, qu’on aborde des sujets de société… Je ne pense pas avoir de tabou, d’ailleurs si j’en trouvais un, il y a de fortes chances qu’une force irrépressible me conduise à essayer d’en faire un livre.

Interview publiée dans New Noise n°65 – février-mars 2023

Après nous le déluge de Yvan Robin

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Lazare élève seul son petit garçon, Feu-de-Bois, dans une cabane au bord de la rivière. Un matin, tandis que son fils est à l’école, le soleil ne se lève pas. Et la pluie se met à tomber, à torrents. Commence un long périple, chacun des deux protagonistes partant à la recherche de l’autre, s’efforçant de gagner un refuge, en haut de la montagne.

Si les foudres du ciel s’ abattaient sur nous, que les eaux montaient au risque de tout engloutir, serions-nous préparés, mériterions-nous de seulement survivre ? Telles sont les questions posées dans ce roman d’une noirceur d’encre, auxquelles l’auteur se retient bien d’apporter des réponses, laissant le lecteur patauger dans le cloaque poisseux perpétré par le déluge. Déluge qui n’est pas sans nous en rappeler un autre, ancien, historique ou mythique, auquel l’Humanité a survécu semble-t-il puisque d’autres s’en sont fait écho. Faut-il, cette fois encore, que l’Homme s’en sorte, qu’il ait la chance de créer un monde nouveau, lui qui est responsable de la destruction programmée de son environnement ?

Le récit du périple des principaux personnages, réincarnations de figures mythologiques ou bibliques survivant à l’Apocalypse, ou ultimes lanceurs d’alerte, si proches de celui de tant d’hommes maintenant ou demain, fait boire la tasse. C’est nous, cet individu qui se lance sur les routes, acculé, obligé de se mêler de nouveau à ses semblables, lui qui avait depuis longtemps fui leur compagnie. C’est nous, ce petit garçon, innocente victime des pluies diluviennes. Dans leur quête d’un nouvel Eden, ils croisent d’autres hommes, d’autres nous, chacun vivant à sa façon, pas toujours des plus belles, la fin de son monde.

Tout n’est pas terminé. Dans cette obscurité terrifiante, dans cette solitude immense, de faibles lueurs persistent, des sons rassurants subsistent. Des feux restent allumés, phares pour les âmes en peine, auprès desquels on peut se réchauffer, parler, inventer des poèmes et jouer de la musique. On peut toujours danser.

Roman cruel, poétique, Après nous le déluge, plein de fureur, de terreurs incarnées, mais aussi plein d’amour, se révèle inclassable. Autant réaliste que post-apocalyptique, onirique que futuriste, horrifique que sensuel… peu importe, il est avant tout une belle œuvre de la littérature.

Après nous le déluge / Yvan Robin. Editions In8, 2021

L’appétit de la destruction de Yvan Robin

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Chambre d’hôtel de luxe. Gueule de bois carabinée. Trou noir concernant la fin de la soirée de la veille. Réveil difficile, sinon inhabituel, pour Adrien, le chanteur de Ame less. Les autres membres du groupe (Pierre, son frère, batteur ; Nina, guitariste ; Jan, bassiste) l’attendent dans leur tourbus de stars. Destination une nouvelle ville anonyme pour un nouveau concert sans surprise, un show réglé au millimètre, devant 3000 fans. Ame less a fait du chemin depuis leurs premières répéts à Bordeaux. Tant de chemin qu’ils se sont perdus en route.

Pas facile de renouveler le genre quand il s’agit de conter l’histoire d’un groupe de rock. L’enthousiasme des débuts, les excès qui se transforment en addictions, les tournées interminables lors desquelles la promiscuité vient à bout de toutes les patiences, les groupies pas farouches, l’éloignement des proches et la perte des repères, la gloire, la chute… tout cela chante un refrain connu. Pourtant, Yvan Robin parvient à insuffler du neuf et de la fougue à son récit.

D’abord, la peinture qu’il fait du milieu rock et de sa faune, de l’ambiance des concerts, des requins de l’industrie qui gravitent autour, est d’un réalisme saisissant. L’immersion est totale, jusqu’à la description de la façon de composer des musiciens.

Ensuite, en proposant différents points de vue, à divers stades de l’existence du groupe, pour tracer son parcours, il dresse un portrait au plus juste, très profond, des personnages. Tour à tour, on entend la voix d’Adrien, au passé du temps de la splendeur de Ame less, puis au présent, après la déchéance. Celui « qu’on rêve d’embrasser, puis de gifler dans la foulée » porte un regard sévère sur ses frasques d’antan, sur cette foire aux vanités qui a fait de lui un monstre d’indifférence, sur cette célébrité qui l’a englouti. Il faut dire que l’auteur a pris soin d’en faire un être complexe, plein d’aspérités et de contradictions, un rien merdeux, un rien paumé, qui contribue à l’intérêt que le lecteur lui porte, partagé qu’il est entre agacement et empathie à son égard.

Enfin, entre cette plongée dans la psyché autocentrée du chanteur, se glissent des passages où deux narrateurs, inconnus jusqu’à la toute fin, livrent leur version au sujet du groupe.

Malgré l’issue que l’on sait inéluctable, le procédé est habile pour maintenir une forme de suspense proche du polar. Good job.

L’appétit de la destruction / Yvan Robin. Lajouanie, 2019

Chronique publiée dans New Noise n°48 – avril-mai 2019