Fuck up, d’Arthur Nersesian

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Initialement publié aux Etats-Unis en autoédition en 1991, ce roman devenu culte raconte les déboires d’un anti-héros dans le New-York des années 80. Le narrateur, dont on ne saura jamais le nom, détaille par le menu son quotidien de jeune adulte sans le sou et ses difficultés sentimentales et financières qui ne feront que s’aggraver au fil des pages. La vie n’est pas qu’une question de choix, mais quand même. Si le sort s’acharne, il faut reconnaître qu’il accompagne bien le mouvement, le bougre. Revisitant la figure de l’écrivain raté, l’auteur s’escrime à lui faire prendre les mauvaises décisions, comme un leitmotiv, une forme d’autodestruction érigée en art de vivre.

Alors qu’un de ses poèmes est sur le point d’être publié dans une revue renommée, il trouve un emploi dans un cinéma porno. Jusque-là tout va bien. Une des ouvreuses, charmante, ne semble pas insensible à son charme. Il tente le coup et se fait pincer par sa régulière qui le vire de son appart, le jetant à la rue. Désormais célibataire, il trouve refuge chez un pote, sorte de dandy charismatique, mais celui-ci se voit également contraint de le jeter dehors, étant lui-même impliqué dans une relation toxique. Passant du lit d’une femme mariée aux pas de portes glaciaux et aux foyers puants pour sans-abris, sombrant dans une déchéance annoncée après des tentatives de vols et des espoirs de gloire et de fortune déçus, se faisant casser sa jolie petite gueule avec une régularité de métronome, il finit par toucher le fond.

Sera-t-il sauvé ? Rien n’est moins sûr et peu importe. Quelque que soit son sort, il emporte l’adhésion du lecteur tant il semble décalé, à côté, presque indifférent à ce qui peut lui arriver, et on ne peut qu’être touché par sa nonchalance, son esprit vif, son humour noir, ses réflexions sur ses pathétiques semblables et cette irrésistible force qui l’attire vers le bas. Témoin d’une époque où les rues de New-York étaient remplies de marginaux, splendides ou sordides, devenus des fantômes depuis la gentrification et le nettoyage des quartiers malfamés, il déambule dans les avenues tel un guide nous faisant éviter toutes les beautés de la ville.

C’est sans danger, pour nous, et les mauvaises rencontres ne peuvent nous atteindre réellement. Pas physiquement du moins. Les déconvenues de ce personnage nous touchent néanmoins. La légèreté dont il fait preuve face à l’adversité, son incapacité à décider de ce qui pourrait être bon pour lui et sa lucidité quant à son inadaptation au monde sont des miroirs de notre propre instabilité. A l’instar d’un Roberge ou d’un SaFranko, doubles littéraires de leurs créateurs, il incarne magnifiquement ces perdants magnifiques assaillis par le doute, persuadés d’avoir un destin d’écrivain tout en s’avérant écrasés par la chape de plomb de leur environnement social et de leur talent à gâcher toutes les opportunités possibles. Des reflets de notre face sombre, en somme.

Fuck up, d’Arthur Nersesian

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Bonnot

La croisée, 2023

Okavango, de Caryl Férey

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 Caryl Férey se rêvait tueur de braconnier quand il était petit. La rage éprouvée contre ces hommes vils capables de massacrer des animaux sauvages pour de l’argent, loin de l’avoir quitté, embrase  son dernier roman qui nous emmène au cœur de KaZa, une immense réserve africaine s’étendant sur cinq pays, la Namibie, le Botswana, la Zambie, le Zimbabwe et l’Angola. Sur ce territoire grand comme la Suède, sanctuaire imaginé par Mandela afin de gommer les frontières nationales et les suites des conflits hérités des années 90, les animaux migrent en liberté jusqu’au delta du fleuve Okavango. Dans le meilleur des mondes, ils y vivraient en paix. Ce serait oublier la cupidité, la stupidité de l’espèce humaine. Le braconnage, devenu le troisième trafic mondial, rapportant 20 milliards de dollars par an, y continue. Orchestré par des mafias locales constituées d’anciens soldats, destiné à alimenter un marché asiatique notamment où les bienfaits supposés des cornes de rhinocéros font encore fantasmer, le carnage se poursuit. Ce qui est rare est cher, plus on tue d’animaux sauvages, plus ils sont rares et chers, la défaunation s’accentue donc, malgré les volontés politiques de lutter contre ce fléau.

Caryl Férey n’est plus un petit garçon. Il sait se méfier des raccourcis simplistes et se fie à une solide documentation en plus d’un séjour sur place pour étayer ses histoires. Surtout il a le talent de créer des personnages crédibles pour incarner la complexité des éléments à l’œuvre, il sait faire ressentir à travers les sentiments et les relations entre les protagonistes plutôt qu’assommer le lecteur de données factuelles. Ici l’histoire est portée par Solanah Betwase, ranger, chargée d’enquêter sur la mort d’un braconnier dans la réserve de Wild Bunch, dont John Latham est le propriétaire. Là, animaux en liberté et hommes, du peuple San, cohabitent en bonne intelligence. Mais John, sous ses airs philanthropes, ne cache-t-il pas un terrible passé ?

On s’en doute, de multiples péripéties vont advenir et bouleverser le cours de l’existence des deux héros. Férey ne leur épargne aucun coup bas, aucune désillusion et les précipitent dans les méandres nauséabonds d’une intrigue complexe et sanglante. La lecture est rapide, le style efficace mais l’auteur, comme à son habitude, ne se contente pas de livrer un thriller prenant mais jetable. Il expose les tenants géopolitiques de la région, rappelle les guerres intestines, confronte les vues. Il donne à voir, la nature grandiose et dangereuse, les animaux et leur souffrance, et tout le spectre des émotions humaines, à l’unisson des nôtres à mesure du récit.

Okavango, de Caryl Férey

Gallimard (Série noire), 2023

Furies, de Meagan Jennett

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Sophie est barmaid au Blue Bell, un café qui remplit le rôle qu’on attend de ce type d’établissement dans un bled paumé de Virginie. On s’y croise, on s’y rassemble. On y vient oublier les difficultés de semaines mornes dans le bruit et l’alcool. Sophie aime bien son job. Inventer des cocktails. Couper les fruits avec son petit couteau qui semble inoffensif mais qui tranche. Ce qu’elle apprécie moins, ce sont les regards lubriques des clients bourrés, leurs gestes déplacés, leurs réflexions salaces. Les hommes se permettent tout, parce que c’est la fête, parce qu’elle est une femme. Alors, un soir où l’un d’entre eux s’avère encore plus lourd qu’à l’ordinaire, Sophie lui rappelle les limites. Marc Dixon n’aurait pas dû insister, forcer. Sophie lui fait définitivement bien fermer sa gueule.

Meagan Jennett a été barmaid, apprend-on dans la courte biographie qui la présente. Elle a dû en voir et en entendre. Dans l’univers des bars et de la nuit, quand vous êtes seule face à la meute qui n’a d’yeux que pour vous, quand vos collègues masculins rigolent des plaisanteries lourdingues de fins de soirée, qu’il faut sourire contre un pourboire, on comprend aisément que la rage finisse par l’emporter sur la lassitude. Une barmaid concentre tous les fantasmes. Derrière son comptoir protecteur, Sophie doit quand même lutter, s’imposer, réprimer les désirs qu’elle inspire alors qu’elle ne fait que son job à des hommes qui ne comprennent pas le mot non. Quand elle laisse exploser une sauvagerie qui n’anime normalement que les mâles, on oscille entre deux sentiments, parfaitement distillés par l’auteure, le dégoût face à des actes de barbarie, et une jubilation profonde de voir un connard récolter ce qu’il mérite.

Meagan Jennett propose deux portraits de femmes dans son roman. Face à Sophie, à côté d’elle plutôt, puisque les deux héroïnes se lient d’amitié, Nora Martin doit elle aussi s’imposer dans un monde d’hommes. L’enquête lui est confiée, à elle, jeune, nouvelle venue dans cette contrée reculée, et noire. Elle aussi doit prouver sa valeur face aux rumeurs, au dénigrement systématique de policiers sans flair. Nora doute, ressent, trouve une forme de paix, une sororité inédite dans sa relation avec Sophie, dont elle devine pourtant la part sombre. Sophie et Nora incarnent deux faces d’une même pièce, l’instinct libéré contre la rationalité, l’enfance contre l’autorité. Elles ont surtout plus en commun que leur statut ne leur confère. Elles partagent une hargne féroce contre la normalité des comportements induits par le patriarcat, l’envie d’en découdre en réponse aux coups qu’elles ont reçus, et en creux le désir d’un monde respectueux, empli de sérénité.

Furies est un grand roman féministe. L’auteure, par son style, ses mots pleins de fureur, son hommage appuyé à la nature, ses références à des forces inconnues, obscures ou lumineuses, développe une tension addictive tout au long du récit. Elle fait naître deux visages féminins, animés de sentiments contradictoires, deux êtres humains en somme, complexes. Elle rappelle à qui en douterait que les femmes sont capables du meilleur et, tout comme les hommes, du pire. Pour peu qu’on les y pousse.

Furies, de Meagan Jennett

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yoko Lacour

Les Arènes (EquinoX), 2024

La partie vide du verre à moitié plein, de Thierry Didot

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Alexis, 30 ans, a décidé d’en finir. Souffrant depuis toujours de troubles anxieux de plus en plus invalidants, il se sent inadapté, incapable de maîtriser les crises d’angoisse qui le paralysent, l’empêchent de trouver un boulot stable, de vivre une relation durable avec une femme. Il se pense un poids pour ses parents aimants, pour ses trois amis qui l’accompagnent depuis l’enfance. Il se rend au Creux-du-Van, un cirque rocheux dans le Jura. Le précipice est là, sous ses pieds. Il saute.

La chute fait remonter des souvenirs. Dans une jolie invention narrative, Thierry Didot, dont c’est ici le premier roman, fait s’attarder son héros sur différents épisodes marquants de son existence. Au présent, il raconte certaines dates clés, à rebours, à mesure des mètres qu’il parcourt avant de s’écraser. Les faits sur lesquels il revient ne sont pas des révélations. Il n’y a pas de scoop, pas d’élément déclencheur qui expliquerait son geste désespéré. Simplement le déroulé fugace d’un parcours somme toute banal (les fêtes entres copains, le skate, le punk rock, les premières bêtises, premières amours…) s’il n’était atteint de ces tocs, cette maladie mentale synonyme d’inaptitude au bonheur.

« Ce qui compte c’est pas l’arrivée, c’est la quête », les paroles d’Orelsan offriraient une parfaite résonnance au récit du jeune auteur suisse. Si l’histoire en elle-même et les péripéties successives se lisent sans déplaisir, ce sont bien les questions existentielles exposées par Alexis qui font l’intérêt du roman. Comment devenir adulte ? Pourquoi vivre quand on sait qu’on devra mourir ? Fruit d’une époque désabusée, terriblement angoissante, le narrateur déploie aussi sa dimension universelle, intemporelle au fil des pages et livre un propos d’une belle profondeur.

La partie vide du verre à moitié plein, de Thierry Didot

Editions Torticolis et Frères, 2022