Dédale mortel de S. Craig Zahler

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Darren Tasking, super beau gosse classe et propre sur lui est un proxénète qui ne dit pas son nom. Il a mis au point un business lucratif et très sophistiqué qui fait se rencontrer de jolies jeunes femmes pas farouches et des hommes fortunés. Il s’est placé sous la protection d’un consortium de gros méchants auquel il est obligé de verser une partie de ses gains, mais cette association lui permet de rester sous les radars, évite que la police se mêle de trop près de ses affaires et, de fait, que les ennuis ne viennent troubler sa paix. Sous le soleil de Floride, dans cette bonne vieille ville de Great Town, tout va donc pour le mieux pour Task. Prudent, fourbe et méticuleux, il recrute ses filles, en les emberlificotant, chez les paumées, celles qui n’ont pas d’autre alternative, et surtout celles qui sont très belles. Belles à crever comme Erin, canon s’il en est.

Tout roule ? Pendant un temps. Celui que prend l’auteur pour planter le décor et présenter ses personnages. Ainsi, On apprend à connaître Task. Avec ses manières de gentleman et sa jolie petite gueule, on se prendrait presque à l’aimer. Et Erin, avec son franc-parler et ses déboires nous attendrit. Manquerait plus que ces deux-là se plaisent, et en avant la bluette. Mais sans grain de sable dans ce beau mécanisme, pas d’histoire. Et Dédale mortel est signé Craig Zahler, alors ça ne pouvait durer. Ouf. Parce que quand on lit du Zahler, c’est pas pour entendre conter fleurette et se vautrer dans la guimauve. Ce qu’on aime chez cet auteur de série Z, c’est la démesure, l’hémoglobine qui gicle, et sa façon de maltraiter ses créatures. Ici, on est servis.

S’il s’éloigne des grands espaces de Spectres de la terre brisée ou Une assemblée de chacals – parodies de western jubilatoires qui nous entraînaient près de la frontière mexicaine et dans le Montana – pour planter son décor en ville, on retrouve le même plaisir brutal. Thriller déjanté, polar halluciné, Dédale mortel enferme Task dans une spirale abominable, un avant-goût de l’enfer suite à une erreur de débutant qu’il accomplit incidemment et le poursuit. Vous aimez Tarentino ? Reservoir Dogs ? La scène où Mister Blond coupe l’oreille de ce pauvre otage ? Le roman s’en rapproche par cette sensation d’horreur délicieuse et perverse. Sauf que Zahler ne coupe pas au montage. Il montre tout, dans un débordement gore très cinématographique et tellement outré qu’on finit par ricaner sous cape entre deux hauts-le-cœur.

Les clichés du pulp et du polar musclé sont omniprésents, amplifiés, même si la fin, complètement inattendue parvient tout de même à nous surprendre, tout comme Task, son calvaire ne venant pas d’où on l’attend. Les pauvres protagonistes pataugent dans tous les fluides possibles autant que dans la semoule avec pour unique but, que les aficionados du genre se marrent (les autres n’iront pas au bout). Violence exacerbée comme un reflet grotesque d’une Amérique tarée, avec, au bout, aucune sorte de morale, sauf celle de se gausser en attendant la mort. Inutile ? Certes. So what ?

Dédale mortel / S. Craig Zahler. trad. de Janique Jouin-de Laurens. Gallmeister, 2022

Fear of a female planet. Straight Royeur : un son punk, rap et féministe de Cara Zina et Karim Hammou

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Quand Cara Zina et Virginie Despentes fondent Straight Royeur, leur décision de monter sur scène résulte d’années d’immersion dans un underground activiste et s’inscrit dans une démarche logique de la part de ces deux filles enragées qui ont tant de choses à dire. Il est temps. A Lyon depuis quelques mois, l’étudiante et la disquaire, membres de divers collectifs, ressentent l’urgence de ne plus se cantonner au rôle trop souvent dédié aux femmes, même dans les milieux les plus progressistes.

Plus question de seulement tenir la caisse, servir les bières, l’heure est à l’action. « Ne pas attendre la permission. Faire ce qu’elles ont à faire. Prendre leur place » en créant un groupe de punk rap féministe. Leur approche est politique, émancipatrice. 1989. Les planètes sont alignées. Pour elles qui viennent du rock et manquent de modèles féminins, le rap de Public Enemy, (dont l’album Fear of a Black Planet inspirera le titre de leur ultime démo en 1992), et le film de Spike Lee Do the Right Thing, proposent une bande son révolutionnaire qui tape fort, une fusion qui les inspire, mêlant guitares saturées et textes scandés, sur laquelle coller des paroles engagées.

C’est le souffle qui leur manquait, l’énergie punk retrouvée, l’impulsion libératrice, la possibilité enfin, de dire. De raconter le viol, les violences faites aux femmes, sans misérabilisme, comme dans leur morceau « Les loutes ». Les mots de Despentes (déjà) claquent : T’as 2000 ans de christianisme restés coincés en haut des cuisses. Assumer sa féminité, c’est bien trop souvent ressembler aux clichés des loutes en papier. J’veux être femme sans me rabaisser, pas minauder pour faire bander. Elles transposent l’antiracisme US au féminisme, et sortent des stéréotypes en sortant de l’ombre. A l’instar d’un Malcolm X, qui incitait à « transformer l’image que l’on a de soi en tant que noir », elles appliquent la sentence à leur sexe. Au début des 90’s, le punk alternatif des Bérus, Parabellum, OTH, Warum Joe… est mort. Le mouvement a laissé derrière lui des radios, des salles, des bars, des envies. C’est un son d’un nouveau genre qui exprime la rébellion, une fusion entre rock et hip hop dont Cara, Virginie et Gilles Garrigos, ex-guitariste de Haine Brigade (que connaissent bien les lecteurs de New Noise), associés à Hashan et MC, s’emparent pour exprimer leur rage.

Le livre Fear of a Female Planet est une enquête fouillée sur le groupe racontée par ses anciens protagonistes. Composé d’interviews, rempli d’anecdotes, avec photos, reproductions de flyers, affiches, grafs, paroles de chansons, il retrace l’historique du milieu rock puis rap lyonnais avec ses lieux et ses figures emblématiques comme une mise en abîme d’une certaine histoire de France, dans laquelle, enfin, des filles entrées en résistance ouvrent la voie, en passant par la grande porte.

Fear of a Female Planet. Straight Royeur : un son punk, rap et féministe / Cara Zina, Karim Hammou. Nada, 2021

Chronique publiée dans New Noise n°61 – mars-avril 2022

Tout sauf Hollywood de Mark SaFranko

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Dernier volume en date des aventures de Max Zajack, Tout sauf Hollywood reprend la vie de l’alter ego de Safranko là où il l’avait laissée, c’est-à-dire à peu près nulle part, autant dire au même endroit. Le misanthrope égocentré n’a pas tellement changé, et on en sait gré à son créateur, tant se replonger dans ses galères est un pur bonheur. Max, dans cet épisode, a simplement décidé que, pour accéder à la gloire littéraire qu’il mérite, puisqu’il faut bien gagner en notoriété, alors il fera acteur pour mieux être auteur. Décision qui fera naître chez lui de grands espoirs et d’immenses déceptions. Tenace il l’est. Lucide, pas toujours.

Evidemment, on assiste hilare à son incapacité à intégrer cet univers. Castings ratés, séances de déshabillage, tournages de spots publicitaires débiles, les rares propositions qu’on lui fait ne sont pas à la hauteur de son talent et Max ne cesse de geindre, de grincer des dents, d’assassiner critiques et réalisateurs de ses apartés. Chacun en prend pour son grade, rien ni personne ne lui plaît. Max ne s’embarrasse pas de demi-mesure pour juger les crétins qui l’entourent et l’obligent, par leur manque de discernement à l’engager à prendre toutes sortes de boulots nuls, puisqu’il faut bien manger et ne pas avoir l’air de trop profiter des largesses de sa femme.

Car Max s’est débarrassé de sa Putain d’Olivia, et la relation qu’il entretient avec Gayle est l’exacte opposée de celle qu’il vivait avec son ancienne maîtresse. Quelle femme admirable que cette Gayle ! Persuadée du talent d’écrivain de son homme, elle est un miracle de patience face aux (in)décisions de Max. Jusqu’à ce qu’elle décide de reprendre ses études et donc de déménager très loin, obligeant son amant à se trouver un autre pied à terre. Comme à son habitude, SaFranko laisse la part belle à Max, en un sens, puisqu’on ignore si la belle ne choisit pas l’exil pour s’éloigner de celui qu’elle aimait et qui a peut-être fini par la lasser. Le seul point de vue avancé reste celui de Max, plaçant le lecteur dans l’obligation de prendre pour argent comptant tout ce qu’il raconte.

Et c’est ce qui fait qu’on aime tant les romans de Mark. La mauvaise foi, la mauvaise humeur du anti-héros loser qui a toujours d’excellentes explications à apporter sur le fait qu’il ne réussit pas, reportant le plus souvent la faute sur les autres, tous ces autres imbus d’eux-mêmes, incultes vulgaires qui méprisent son travail et déprécient son art. Comment l’en blâmer ? Les réflexions acides de Max sur le monde de l’édition et du cinéma, sur l’état de dégénérescence des cerveaux de ses compatriotes sont d’une telle justesse qu’on ne peut qu’adhérer, satisfait et le sourire aux lèvres de cette petite vengeance qu’il nous accorde.

L’histoire finit dans un grand flou quant à l’avenir de Max, reflet de l’absurdité de la vie, la sienne, la nôtre, qui pousse aux concessions et aux bassesses, à accepter le quotidien avec résignation et son lot de tâches ingrates, sans qu’on ait pour autant ce génie, cette part de folie, qui font de SaFranko un immense écrivain.

Tout sauf Hollywood / Mark SaFranko. Trad. par Annie Brun. Mediapop, 2022

Merci infiniment à Nico Tag de Nyctalopes pour cette chronique de ouf

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Un humain n’est jamais aussi intéressant que quand on va fouiller dans la noirceur, quand il se révèle. Après, il y a le contre-jour. Pour faire exister la lumière, il faut qu’il y ait le contrepoint de la lumière, et le contrepoint, c’est la noirceur. Franck Bouysse

Pas de roman ni de nouvelles pour cette chronique, uniquement des entretiens. Restez car sous cette couverture anonyme l’affiche est bien alléchante. Des auteurs comme Richard Krawiec, Mark SaFranko, Michaël Mention, Cathi Unsworth, Irvine Welsh, Christophe Siébert, etc, complétés par l’éditeur Aurélien Masson,et par le touche-à-tout rasta-punk Don Letts. Marianne Peyronnet a choisi vingt-sept de ses interviews parues entre 2011 et 2022 dans le magazine musical New Noise où elle occupe le poste de pilier littéraire, et les a regroupées dans Bruit noir édité à Limoges par On verra bien.

 À la lecture de tous ces entretiens, la conclusion est évidente : Marianne Peyronnet maîtrise l’art de l’interview. Elle sait mettre en valeur ses interlocutrices et interlocuteurs ; ne perd jamais de vue son sujet, même quand elle semble s’éloigner vers la musique c’est toujours pour mieux revenir au(x) livre(s) des personnes interrogées.

  
Grâce à la pertinence de ses questions sur des sujets tels que le travail et la construction des histoires, des dialogues, des personnages, des lieux, et de la place de la musique, on se rend vite compte que ses questions sont aussi importantes que les réponses, elles permettent de mieux lire après. Lire ce n’est pas uniquement dévorer une histoire, c’est apprécier la consistance d’une phrase, la tenue d’un paragraphe ou le rythme d’un dialogue. Les réponses apportées par Franck Bouysse sur son travail donnent envie de (re)plonger dans ses livres pour voir comment c’est fabriqué dedans, percevoir le squelette et les muscles par dessus. L’entretien avec Patrick K. Dewdney va encore plus loin avec en plus la thématique du genre : littérature noire, blanche, populaire, politique, science-fiction. Voilà, pour moi, un auteur à découvrir.
Au fur et à mesure des entretiens, classés alphabétiquement et non chronologiquement, on perçoit bien ce qui permet à une bonne histoire de devenir un bon roman.

John King est très bien traité dans  Bruit noir, Marianne Peyronnet lui consacre trois entretiens, en 2012, 2017 et 2021, ce dernier avec la participation d’Irvine Welsh. Cinquante ans d’histoire populaire britannique défilent dans ses réponses, les skinheads, les punks, les hooligans, Thatcher, la classe ouvrière, le football. C’est une image réaliste de l’Angleterre, crue et très éloignée des élites, que J. King décrit, et dont il se sert comme cadre de ses romans.
Le deuxième entretien, le plus long, est consacré à The liberal politics of Adolf Hitler, dystopie non-traduite en français. C’est un éclairage inhabituel sur la perception de l’Europe et de l’Union Européenne chez les anglais.
 

 On conseille toujours d’écrire sur ce qu’on connaît. Et c’est vrai. Mais pointe alors le danger de n’écrire que des réflexions personnelles. Écrire uniquement sur ce dont tu as fait l’expérience offre une vision limitée du monde. C’est important d’écrire sur ce qui t’a nourri, mais c’est aussi important d’écrire sur ce que tu as observé de la vie des autres, d’accorder de l’attention à ceux que tu as rencontrés, même ceux que tu n’aimes pas, d’essayer de comprendre ce qui leur est arrivé, pourquoi, comment cela affecte leur personnalité, et ce que cela entraîne dans leurs interactions avec les autres. Les auteurs ne sont-ils pas là pour comprendre les forces qui fondent chaque être humain ? Richard Krawiec

 Vingt-trois autrices et auteurs figurent au sommaire de ce recueil qui est un véritable panorama du polar et du roman noir actuels. Il n’est pas possible de tous les évoquer. Parmi les quelques Américains il y a Mark SaFranko, c’est en partie grâce à cette interview parue en 2020 que j’ai eu envie de me plonger dans ses livres.
Cathi Unsworth, romancière anglaise, est une des rares femmes de  Bruit noir. Elle est issue du journalisme rock des années 90, c’est ce qui lui a permis de rencontrer son compatriote Robin Cook, grâce à qui elle découvre le roman noir, puis se met à l’écriture. Elle explique pourquoi la musique tient une place prépondérante lors de l’écriture puis dans ses livres.

 Je connaissais Michaël Mention par son très bon  Jeudi noir sur un France-Allemagne de triste réputation. Ses propos, souvent drôles, sur sa façon d’écrire, de bâtir des histoires donnent véritablement envie d’ouvrir ses autres romans, notamment sa trilogie anglaise sur l’Éventreur du Yorkshire dont l’angle semble différer totalement de celui de David Peace. Plus sérieusement, ce qu’il dit de la situation économique et de la place sociale des auteurs est assez triste.
Autre riche entretien, celui avec Sébastien Raizer. Tout y passe : sa découverte de Mishima et de la spiritualité orientale, sa carrière passée d’éditeur de livres consacrés au rock, sa première vie en Lorraine, son départ au Japon, et bien entendu ses romans.

Toutes ces personnes interviewées consacrent leurs livres à se confronter à la noirceur du monde et aux tréfonds de l’âme, bien loin de la littérature de salon feutré, ils grattent le réel comme le dit si bien Christophe Siébert. C’est aussi le cas de Peter Murphy, Lisa McInnerney, Caryl Férey, Martyn Waites, etc.

 Tous les polardeux ont des lunettes, ils vont regarder vers une direction où un auteur de littérature traditionnelle n’ira pas obligatoirement gratter. L’obsession de la mort est omniprésente dans le polar, c’est quand même une des forces les plus importantes de l’existence. Je ne connais pas une personne qui ne soit pas, et encore moins chez les mecs, obsédée par la question de la mort. Je ne parle pas de la vieillesse, mais de la mort, de l’absurdité. Je vois le polar comme essayer de mettre de l’ordre dans un monde de désordre. Ça peut apparaître comme une littérature un peu ébouriffée, mal élevée, mais j’y vois aussi un cri d’amour à la vie, et le rock aussi. Aurélien Masson

Aurélien Masson a droit à deux entretiens, le premier en 2011 alors qu’il était directeur de la Série Noire, le second en 2019 quand il crée EquinoX aux Arènes. Ses fonctions d’éditeur et de directeur de collection y sont méticuleusement autopsiés. Là encore, lire ces entretiens ouvre de nouvelles portes à la lecture, au plaisr de tourner les pages.

 C’est dans cette bonne trentaine de pages que le rapport entre polar et musique, polar et rock, est le mieux éclairé. La mise en parallèle des deux est discutée avec beaucoup de pertinence.  Finalement c’est presque la constante de beaucoup de ces entretiens, les rapports tissés entre le rock et le roman noir. Marianne Peyronnet y revient à chaque fois ou presque. C’est ce qui donne une belle cohérence à ce livre, et qui rend la lecture bien plus que plaisante. Bruit noir plaira aux amateurs de romans noirs, plaira aux fans de rock, et encore plus à ceux qui sont les deux à la fois.

Quand j’étais gosse, je ne me suis jamais dit qu’il me serait impossible de voyager, mais la lecture m’a permis d’accéder à des mondes nouveaux, d’élargir mon horizon. Kerry Hudson 

 C’est exactement ce qu’offre  Bruit noir, joli petit pavé de 370 pages dans lequel autrices et auteurs disposent de temps et de place, bien loin du mainstream habituel.

NicoTag

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Sales chiens de JB Hanak

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C’est JB qui raconte. JB Hanak, le plus jeune frère de dDamage, duo qui depuis leur premier album en 2000, balance son « électronique sale, faite de sons maltraités, de saturation et de chants colériques perdus dans un bordel sonore maîtrisé ». Après 10 ans de galère, sur le point de sortir leur quatrième disque, ils signent chez Spartan Music début 2010 et s’apprêtent à partir en tournée. Sur le papier, ça le fait. Mohand, au volant de son van Volkswagen, taille la route. Gino et Kurt, stars US de l’électro, partageront leur scène. Ainsi que Dèbe, un petit jeune qui dispense une immonde daube festive, avec eux pour se faire les dents, faut bien commencer. Ourko, le chien imaginaire des Hanak, complète la troupe. Go. Direction le chaos.

Voyage en immersion totale dans l’univers déglingué de dDamage. Les éléments, contre eux, s’acharnent. Vent de face. Outre une organisation de départ plutôt confuse, les obligeant à se taper 700 km entre chaque date, la tournée prend des airs de punition, où ils vivent « tous les jours, 23 h de souffrance motivées par le shoot d’une heure sur scène. » Londres. Tout l’underground de la capitale anglaise s’est donné rendez-vous dans un supermarché désaffecté où, après un concert de ouf devant une foule déjantée et à poil, l’incendie qui ravage le bâtiment conduit les organisateurs en zonzon sans passer par la case ‘payer les groupes’. Berlin. Le public expérimente les glissades sur purée de bananes, écrasées par Dr Beeber en première partie, et déserte la fosse. Milan. La salle est squattée par une asso coco de défense des sans-papiers et s’en bat l’oeil, de la musique. Toutes les dates italiennes sont à l’avenant. Rencontre avec la mafia locale et tenancier de bar qui se tire au moment de passer à la caisse. Cassages de gueules, embrouilles, hôtels miteux sous un ciel hivernal glacial, et j’en passe. De quoi être dégouté.

Mais il en faut plus aux dDamage pour se décourager. D’autant que la bande s’y entend pour en rajouter. Dèbe a oublié ses fringues de rechange et schlingue comme un putois mouillé. Kurt, (ex) toxico est en bout de course. Et la paire de Maisons-Alfort a un don pour la débâcle. Fred, atteint d’une maladie orpheline, calme ses douleurs musculaires en fumant de la beuh toute la journée. Quant à JB, quand ce n’est pas son passeport qu’il perd, c’est son sang froid. Il serait dommage de dévoiler le dénouement d’un tel périple, mais sachez que le pire est à venir. JB assure en tant que témoin (et acteur) désopilant de leurs mésaventures. Le ton est drôle. L’accumulation de leurs déboires tourne à la farce, agrémentée de réflexions acerbes sur l’industrie musicale et les artistes : « les musiciens comme moi clament haut et fort ne jamais avoir vendu leur cul, alors qu’ils devraient avouer ne pas avoir trouvé acheteur ».

JB aurait-il tendance à l’exagération ? On ne doute pas de la véracité des faits. On n’invente pas de tels souvenirs. Mais l’auteur nous le dit, en page de garde, Sales chiens est un roman. Un moyen de raconter en prenant de la distance. Une façon de revivre la démesure de leur parcours. Le besoin de mettre un terme, en beauté, à l’aventure dDamage qui s’est achevée avec la disparition de Fred en 2018, « la personne qu’il aime le plus au monde », la moitié de son groupe, une partie de lui-même. Rire pour ne pas sombrer, car rien n’est grave, tant que les grands frères sont là.

Sales chiens / JB Hanak. Léo Scheer, 2022

Chronique publiée dans New Noise n°61 – mars-avril 2022

Les paralysés de Richard Krawiec

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Des monceaux d’ordures sur les trottoirs, des rats, des cafards qui se faufilent dans les lézardes des murs couverts de moisissures, des voisins barricadés derrière des volets fermés, telle est la cité. Avant, les gens se parlaient parce qu’ils avaient encore l’espoir de pouvoir se tirer de là. Avant les 70’s, avant le Vietnam et le retour des vétérans qui ont ramené avec eux les pires désillusions. Avant les crises successives qui ont fini d’acculer les habitants au fond de leur gouffre. Depuis que la cité est devenue leur prison, que la misère, les drogues, les suicides, la violence sont partout, ils ne rêvent plus, ils sont simplement là, comme paralysés.

Dans ce contexte, Donjie, qui revient chez sa mère Big Sue après un accident au cours duquel il a perdu ses jambes fait figure d’emblème. Il faut dire qu’il cumule. De retour chez lui, sa mère, qui ne sait partager avec lui que des joints, a vendu son lit et lui a réservé un coin par terre près du canapé. Il n’a jamais connu son père et Kevin, son grand frère, son modèle, le fuit, incapable de surmonter sa culpabilité d’avoir fait estropier son frangin. Seule Charlene, sa petite sœur, semble se préoccuper de son sort. Alors, à la recherche de son identité profonde, lui qui ne sait même plus son âge, Donjie bouge. Victime des moqueries des gosses, se déplaçant sur les mains ou son skate, qualifié de monstre, il affronte le monde. D’abord dans les rues de son quartier, puis au-delà de la frontière, en ville, là où passent les bus et les camions poubelle, là où les gens sont aimables et respectueux.

Les paralysés est le roman le plus dur de Richard Krawiec, le plus autobiographique sûrement, et la lecture s’effectue le cœur serré face à tant d’injustice, à une telle solitude, devant tant de noirceur. L’extrême pauvreté déshumanise. Les individus sont niés, uniquement considérés selon leur appartenance sociale, jugés en bloc. Toute une partie de la population, abandonnée par les pouvoirs publics, tente de survivre, tellement accablée, moquée, rejetée qu’elle ne sait plus aimer. Les mères reproduisent l’éducation qu’elles ont reçue et vendent leurs filles. Les pères ont quitté le navire. Les trafiquants rôdent et prospèrent. Tous les personnages se débattent. Tous sont en quête d’amour et Krawiec ne juge pas.

Dans cette oeuvre terrible nimbée d’étrangeté, s’il y a peu de lumière, la beauté est toujours prête à surgir, fulgurante dans un sourire ou un geste d’empathie qui laisse sur les genoux. L’humain est capable du pire – et certaines scènes sont extrêmement douloureuses – mais l’auteur ne renonce pas. L’avenir est possible. Si Donjie peine à lire les signes d’affection, il apprend. Il se questionne, sur la fraternité, la parentalité, et malgré son inculture, il avance. Certains quitteront la cité, malgré les discriminations dont ils sont victimes, à force de volonté, grâce à l’éducation ou à l’amour.

Les paralysés / Richard Krawiec. trad. d’Anatole Pons-Reumaux. Tusitala, 2022