Los Angeles, quartier South Central, district policier de la 77e Rue. En totale immersion des mois durant dans le ghetto, Jill Leovy, journaliste au Los Angeles Times, déploie une enquête minutieuse sur la violence extrême qui règne dans cette partie de la ville en partant de cette terrible constatation : alors que les hommes noirs ne constituent que 6% de la population, comment se fait-il qu’ils représentent 40% des personnes assassinées, et en grande majorité, par d’autres hommes noirs ? Question délicate, s’il en est. A laquelle peu s’intéressent. Les médias, même locaux, n’en parlent pas, niant un phénomène majeur, considérant implicitement qu’il n’y a pas de victimes mais uniquement des délinquants, traduisant le No Human Involved (pas d’humain impliqué) employé officieusement par la LAPD pour catégoriser ces affaires n’impliquant que des Noirs. Appréciation dont découle une logique implacable : pas d’humain abattu, donc pas d’enquête, pas d’élucidation, pas de justice.
Une logique contre laquelle se battent deux policiers emblématiques, l’inspecteur John Skaggs, baraque Blanche et blonde du 77e, et l’inspecteur Wally Tennelle, Noir originaire du Costa Rica, travaillant à la LAPD. Leurs méthodes sont semblables, ils sont sur le terrain, au milieu de la population et cherchent sans relâche à trouver les coupables. Ils sont persuadés, à l’instar de Max Weber, « qu’en privant les afro-américains de justice efficace, en leur refusant le droit exclusif de l’Etat à exercer la force légitime, on ne fait qu’encourager la violence personnelle. » En ne condamnant sévèrement les Noirs que pour des broutilles (comme du temps de l’esclavage dans les Etats du sud) et non pour ces meurtres commis « entre eux », on les encourage à se faire justice eux-mêmes, à rendre les coups puisqu’ils ne sont pas graves. « Pendant la ségrégation, les Blancs avaient la loi pour eux. La loi officielle frappait uniquement les Noirs pour les contrôler, non pour les protéger. Les petits délits étaient sévèrement punis, les gros délits tolérés, tant que les victimes étaient noires. » Skaggs et Tennelle ne s’étaient jamais croisés. Jusqu’à ce que Bryant, le fils de Wally, prenne une balle en pleine tête, un soir de mai 2007, et que Skaggs se voie confier l’enquête.
Dans cette personnification des différents protagonistes de l’affaire Tennelle, le travail de Jill Leovy prend toute sa force. Les parcours des personnages sont détaillés, autopsiés. Qu’ils soient victimes ou coupables, ils ont tous une mère, ils ont tous un nom. Le lecteur est happé dans le ghetto, touché par le désespoir et l’impuissance des familles et des flics. Les comportements violents sont explicités et l’on comprend qu’ils sont juste humains, trop humains finalement.
Les émeutes de 1990-1993 ont fait plus de 6000 morts, principalement chez les Noirs ? Pourquoi n’ont-ils pas, alors, attaqué la communauté blanche, les riches qui ne manquent pas à LA ? Parce que « quand les gens ne sont plus protégés par la loi et se retrouvent dans des situations désespérées, le risque est plus grand, et non pas plus faible, qu’ils se retournent les uns contre les autres. Les milieux où le droit est absent sont terrifiants. »
Sociologie, Histoire, politique sont décortiquées, au service d’une étude fouillée comme une thèse de doctorat et qui se suit comme un épisode de The Wire. Côté ghetto est une œuvre magistrale, se basant sur des faits et tentant d’en comprendre les raisons et les implications, sans manichéisme. C’est une dénonciation majeure des a priori qui touchent les membres d’une communauté depuis trop longtemps discriminée, préjugée. Côté ghetto est un document indispensable.
Côté ghetto / Jill Leovy. trad. de Clément Baude. Sonatine, 2017