Body, de Harry Crews

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Elle s’apprête à concourir pour gagner le titre de Madame Univers. Après des mois d’un travail acharné à modeler son corps pour qu’il se plie à des standards stricts, Dorothy Turnipseed (graine de navet), devenue Shereel Dupont, pseudo beaucoup plus classe, va enfin accéder à la gloire. Rien ne la prédisposait à intégrer le milieu si fermé des bodybuilders pourtant. Il a fallu sa rencontre avec Russell, ancien champion de la discipline, pour qu’elle quitte sa Géorgie natale et se retrouve sous les feux des projecteurs, dans cet hôtel de Miami accueillant la compétition internationale. Elle est près du but, surveillée par son entraîneur, si proche de la victoire… C’est sans compter l’arrivée de sa famille de ploucs et de son petit ami, Clou.

Crews est un maître en son domaine : la peinture d’un univers inconnu (ici celui des compétitions de body-building) et la galerie de personnages improbables mais crédibles qui vont avec. Les gens bizarres ont toujours eu sa préférence. Ils permettent de tant dire sur cette Amérique en dehors de laquelle ils n’existeraient pas, et sur ceux qui les jugent. Dans Body, roman jubilatoire, au rythme effréné porté par des dialogues hallucinants, il porte le cursus au-delà des limites. Confronté à deux univers dont on ignore tout, on poursuit la lecture, bouche ouverte, yeux écarquillés, rictus au coin des lèvres.

D’un côté, Shereel et Russell, ainsi que toute la gamme des compétiteurs et des juges officiels, avec leurs rituels absurdes, leurs manies empreintes de superstition, leur désir d’exhiber ou noter ces corps transformés, transcendés au prix de souffrances continuelles. De l’autre, les parents de la championne, obèses, vulgaires, alcolo, ignares autant que le lecteur des règles de cet art et de la bienséance la plus rudimentaire. Dans le huis clos d’un complexe hôtelier luxueux, tous jurent autant qu’une fanfare au sein d’un orchestre symphonique. La famille, tonitruante, débraillée, exubérante, trouve vite ses marques dans ce nouveau monde – bouffe, cocktails, sexe. Earline, la sœur, exhibe ses 140 kilos comme le font les compétitrices, dans un maillot de bain ne laissant que peu de place à la pudeur et trouve l’amour dans les bras de Bat, bodybuilder incapable de résister à ses rondeurs. Clou, vétéran du Vietnam, parade, distribue des baffes et menace quiconque s’approche trop près de sa fiancée, sans se douter des parties de jambes en l’air qu’elle exécute, telles des figures imposées, avec Russell.

Ça gueule, ça se bouscule dans les couloirs feutrés tandis que les adeptes de la gonflette tentent de se concentrer, tout en usant de toutes les bassesses possibles pour éliminer leurs rivaux. On rit beaucoup, très fort, trop fort. Le dénouement surprend autant que les scènes de fesse. Il percute et rappelle que chez Crews sous l’outrance se cache une réelle finesse, un désespoir profond, un vrai amour pour ces personnages décalés, cabossés. Et on reste là, comme deux ronds de flan, abasourdi après tant de chaos, de bruit, de fureur, peu soucieux que quiconque s’émeuve de nos yeux humides et de la morve qui nous coule du nez.

Body, de Harry Crews

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Rouard

Gallimard (La noire), 1994

Rentre chez toi, Ricky !, de Gene Kwak

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Ricky avait devant lui une prometteuse carrière dans le milieu du catch amateur, jusqu’à ce qu’un adversaire lui brise le cou en même temps que les rêves, et qu’une vidéo amateur enfonce le clou sur les réseaux sociaux. Ricky avait une petite amie, jusqu’à ce qu’elle décide d’avorter sans lui demander son avis et le quitte dans la foulée. Ricky avait un boulot d’homme à tout faire dans son ancien lycée, mais désormais diminué, il se fait licencier. Déprimé, handicapé, l’alcool devient un réconfort et sa mère son unique compagnie. Pour soigner sa déprime et trouver un sens à sa vie, il part sur les routes en quête du père qu’il n’a jamais connu, avec maman sur le siège passager.

Résumé comme ça, Rentre chez toi, Ricky ! pourrait être vu comme un roman sur la recherche de ses origines par un loser qui n’a ni racine, ni diplôme, ni envie, ni avenir, dans une Amérique peu encline à l’empathie. Ricky pourrait être vu comme un symbole de l’échec dans une société qui déteste les perdants. Bref, Kwak aurait pu écrire un roman désespéré. C’est en partie vrai seulement. Bien sûr, les péripéties subies, les arrières salles des stations-service, les individus sordides que croisent nos deux personnages lors de leur road trip rural n’ont rien de glorieux. Mais ce serait nier le talent de l’auteur pour le décalage euphorisant et les situations rocambolesques. Ricky n’est pas un héros glauque et sombre. Son humour, basé sur l’autodérision, décape. Les réflexions tordantes de cet éternel ado, naïf comme les spectateurs du catch, puéril comme l’Amérique, incapable de prendre des décisions, ou souvent les mauvaises, l’emportent sur tout apitoiement potentiel. Comment ne pas sourire à l’idée de ce géant blond persuadé d’être issu du peuple apache ? Ou à la lecture d’une scène épique où il se retrouve seul avec un de ses nombreux beaux-pères dans les toilettes d’un stade et que… ?

Pour Kwak, les grandes révélations comptent pour du beurre et le destin se cache dans les détails les plus prosaïques de l’existence. Les rencontres les plus banales sont les plus marquantes pour peu qu’on évite de juger ceux qui ne sont en fin de compte que nos semblables, des humains capables de tendresse.

Rentre chez toi, Ricky !, de Gene Kwak

Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Alice Butterlin

Le gospel, 2023

Chronique publiée dans New Noise n°69 – février-mars 2024

La maison hantée, de Shirley Jackson

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Publié en 1959, le premier roman de Shirley Jackson la place d’emblée comme une pionnière du roman néo-gothique et de l’horreur moderne. La maison hantée reprend la figure du scientifique passionné d’ésotérisme désireux de confronter ses connaissances à des phénomènes inexpliqués. Hill House est une demeure édifiée par un riche industriel au XIXème siècle. Construit au fond d’une vallée isolée, entouré de montagnes sombres et de forêts denses, le manoir n’a jamais su retenir ses habitants. Ses locataires successifs ont préféré fuir les lieux après quelques nuits blanches. Le Docteur Montague y convie des hôtes pour un séjour en ses murs.

Eleanor est la première à répondre à l’invitation. Pour la jeune ingénue (victime de poltergeists dans son enfance), entreprendre le voyage et se retrouver seule parmi des étrangers est une victoire, le signe de son émancipation. Sa mère, acariâtre, vient de mourir et Eleanor n’a jamais rien fait d’autre que s’occuper d’elle. Assujettie aux désirs de cette femme malade pendant des années, obligée de loger chez sa sœur depuis son décès, Eleanor n’a aucun avenir. Future vieille fille n’ayant rien vécu, timide, oie blanche, elle est le principal témoin des événements étranges qui vont se dérouler au cours du récit. Théodora est son exact contraire. Excentrique, émancipée, joyeuse et délurée, choisie pour ses dons de télépathe, elle prend vite ses aises parmi l’assemblée. Luke, qui n’a d’autre talent que d’être le neveu de la propriétaire actuelle, se joint à la troupe. Quatre personnages aux psychologies très marquées se rencontrent donc dans la vaste bâtisse pour y loger le temps d’un été et mener observations et expériences.

Hill House dévoile peu à peu ses secrets. Avec ses pièces sans fenêtres au centre de l’édifice et ses différentes chambres donnant sur un jardin lugubre, ses portes qui claquent et refusent de demeurer ouvertes, ses planchers qui penchent, la maison, de bizarre devient vite angoissante, comme animée d’une volonté propre. Shirley Jackson s’y entend pour faire grimper l’angoisse par palier et il faut reconnaître que certains épisodes font toujours frissonner. Chaque nuit est une nouvelle épreuve. Un vent glacial s’engouffre entre les cloisons claquemurées, des inscriptions apparaissent sur les lambris, des rires, des cris à rendre sourd sont entendus… les convives sont secoués par les divers phénomènes qui surviennent, et Eleanor semble plus atteinte que ses comparses. L’auteure nous fait entendre sa voix, suivre ses raisonnements, nous plonge dans son état proche de la folie. Fragile, Eleanor semble rapidement sous l’emprise de la maison. Comme elle était l’esclave de sa mère ? Peut-être. Shirley Jackson, ayant eu elle-même une mère difficile, ayant souffert de son statut d’épouse et mère au foyer, confrontée à des épisodes dépressifs, a peut-être, à travers son héroïne, donné à comprendre les méandres de son propre mal-être.

Quatre ans après la parution du roman, Robert Wise en réalise une adaptation très réussie, sorti en France sous le titre La maison du diable. Suivant de très près la construction narrative de l’histoire, le film immerge le spectateur dans des décors ténébreux, une ambiance étouffante décuplée par le huis clos subi par les protagonistes. Sans effets spéciaux impressionnants, privilégiant la suggestion plutôt que des images (trop) réalistes, ce classique du cinéma d’épouvante conserve toute sa force. Quelques scènes d’anthologie encore gravées dans ma mémoire ont marqué mon adolescence, et forgé mon goût pour les films de genre, le genre qui fait peur.

La maison hantée, de Shirley Jackson

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Mols

Rivages (Rivages/noir), 2016

Fuck up, d’Arthur Nersesian

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Initialement publié aux Etats-Unis en autoédition en 1991, ce roman devenu culte raconte les déboires d’un anti-héros dans le New-York des années 80. Le narrateur, dont on ne saura jamais le nom, détaille par le menu son quotidien de jeune adulte sans le sou et ses difficultés sentimentales et financières qui ne feront que s’aggraver au fil des pages. La vie n’est pas qu’une question de choix, mais quand même. Si le sort s’acharne, il faut reconnaître qu’il accompagne bien le mouvement, le bougre. Revisitant la figure de l’écrivain raté, l’auteur s’escrime à lui faire prendre les mauvaises décisions, comme un leitmotiv, une forme d’autodestruction érigée en art de vivre.

Alors qu’un de ses poèmes est sur le point d’être publié dans une revue renommée, il trouve un emploi dans un cinéma porno. Jusque-là tout va bien. Une des ouvreuses, charmante, ne semble pas insensible à son charme. Il tente le coup et se fait pincer par sa régulière qui le vire de son appart, le jetant à la rue. Désormais célibataire, il trouve refuge chez un pote, sorte de dandy charismatique, mais celui-ci se voit également contraint de le jeter dehors, étant lui-même impliqué dans une relation toxique. Passant du lit d’une femme mariée aux pas de portes glaciaux et aux foyers puants pour sans-abris, sombrant dans une déchéance annoncée après des tentatives de vols et des espoirs de gloire et de fortune déçus, se faisant casser sa jolie petite gueule avec une régularité de métronome, il finit par toucher le fond.

Sera-t-il sauvé ? Rien n’est moins sûr et peu importe. Quelque que soit son sort, il emporte l’adhésion du lecteur tant il semble décalé, à côté, presque indifférent à ce qui peut lui arriver, et on ne peut qu’être touché par sa nonchalance, son esprit vif, son humour noir, ses réflexions sur ses pathétiques semblables et cette irrésistible force qui l’attire vers le bas. Témoin d’une époque où les rues de New-York étaient remplies de marginaux, splendides ou sordides, devenus des fantômes depuis la gentrification et le nettoyage des quartiers malfamés, il déambule dans les avenues tel un guide nous faisant éviter toutes les beautés de la ville.

C’est sans danger, pour nous, et les mauvaises rencontres ne peuvent nous atteindre réellement. Pas physiquement du moins. Les déconvenues de ce personnage nous touchent néanmoins. La légèreté dont il fait preuve face à l’adversité, son incapacité à décider de ce qui pourrait être bon pour lui et sa lucidité quant à son inadaptation au monde sont des miroirs de notre propre instabilité. A l’instar d’un Roberge ou d’un SaFranko, doubles littéraires de leurs créateurs, il incarne magnifiquement ces perdants magnifiques assaillis par le doute, persuadés d’avoir un destin d’écrivain tout en s’avérant écrasés par la chape de plomb de leur environnement social et de leur talent à gâcher toutes les opportunités possibles. Des reflets de notre face sombre, en somme.

Fuck up, d’Arthur Nersesian

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Bonnot

La croisée, 2023

Okavango, de Caryl Férey

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 Caryl Férey se rêvait tueur de braconnier quand il était petit. La rage éprouvée contre ces hommes vils capables de massacrer des animaux sauvages pour de l’argent, loin de l’avoir quitté, embrase  son dernier roman qui nous emmène au cœur de KaZa, une immense réserve africaine s’étendant sur cinq pays, la Namibie, le Botswana, la Zambie, le Zimbabwe et l’Angola. Sur ce territoire grand comme la Suède, sanctuaire imaginé par Mandela afin de gommer les frontières nationales et les suites des conflits hérités des années 90, les animaux migrent en liberté jusqu’au delta du fleuve Okavango. Dans le meilleur des mondes, ils y vivraient en paix. Ce serait oublier la cupidité, la stupidité de l’espèce humaine. Le braconnage, devenu le troisième trafic mondial, rapportant 20 milliards de dollars par an, y continue. Orchestré par des mafias locales constituées d’anciens soldats, destiné à alimenter un marché asiatique notamment où les bienfaits supposés des cornes de rhinocéros font encore fantasmer, le carnage se poursuit. Ce qui est rare est cher, plus on tue d’animaux sauvages, plus ils sont rares et chers, la défaunation s’accentue donc, malgré les volontés politiques de lutter contre ce fléau.

Caryl Férey n’est plus un petit garçon. Il sait se méfier des raccourcis simplistes et se fie à une solide documentation en plus d’un séjour sur place pour étayer ses histoires. Surtout il a le talent de créer des personnages crédibles pour incarner la complexité des éléments à l’œuvre, il sait faire ressentir à travers les sentiments et les relations entre les protagonistes plutôt qu’assommer le lecteur de données factuelles. Ici l’histoire est portée par Solanah Betwase, ranger, chargée d’enquêter sur la mort d’un braconnier dans la réserve de Wild Bunch, dont John Latham est le propriétaire. Là, animaux en liberté et hommes, du peuple San, cohabitent en bonne intelligence. Mais John, sous ses airs philanthropes, ne cache-t-il pas un terrible passé ?

On s’en doute, de multiples péripéties vont advenir et bouleverser le cours de l’existence des deux héros. Férey ne leur épargne aucun coup bas, aucune désillusion et les précipitent dans les méandres nauséabonds d’une intrigue complexe et sanglante. La lecture est rapide, le style efficace mais l’auteur, comme à son habitude, ne se contente pas de livrer un thriller prenant mais jetable. Il expose les tenants géopolitiques de la région, rappelle les guerres intestines, confronte les vues. Il donne à voir, la nature grandiose et dangereuse, les animaux et leur souffrance, et tout le spectre des émotions humaines, à l’unisson des nôtres à mesure du récit.

Okavango, de Caryl Férey

Gallimard (Série noire), 2023

Furies, de Meagan Jennett

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Sophie est barmaid au Blue Bell, un café qui remplit le rôle qu’on attend de ce type d’établissement dans un bled paumé de Virginie. On s’y croise, on s’y rassemble. On y vient oublier les difficultés de semaines mornes dans le bruit et l’alcool. Sophie aime bien son job. Inventer des cocktails. Couper les fruits avec son petit couteau qui semble inoffensif mais qui tranche. Ce qu’elle apprécie moins, ce sont les regards lubriques des clients bourrés, leurs gestes déplacés, leurs réflexions salaces. Les hommes se permettent tout, parce que c’est la fête, parce qu’elle est une femme. Alors, un soir où l’un d’entre eux s’avère encore plus lourd qu’à l’ordinaire, Sophie lui rappelle les limites. Marc Dixon n’aurait pas dû insister, forcer. Sophie lui fait définitivement bien fermer sa gueule.

Meagan Jennett a été barmaid, apprend-on dans la courte biographie qui la présente. Elle a dû en voir et en entendre. Dans l’univers des bars et de la nuit, quand vous êtes seule face à la meute qui n’a d’yeux que pour vous, quand vos collègues masculins rigolent des plaisanteries lourdingues de fins de soirée, qu’il faut sourire contre un pourboire, on comprend aisément que la rage finisse par l’emporter sur la lassitude. Une barmaid concentre tous les fantasmes. Derrière son comptoir protecteur, Sophie doit quand même lutter, s’imposer, réprimer les désirs qu’elle inspire alors qu’elle ne fait que son job à des hommes qui ne comprennent pas le mot non. Quand elle laisse exploser une sauvagerie qui n’anime normalement que les mâles, on oscille entre deux sentiments, parfaitement distillés par l’auteure, le dégoût face à des actes de barbarie, et une jubilation profonde de voir un connard récolter ce qu’il mérite.

Meagan Jennett propose deux portraits de femmes dans son roman. Face à Sophie, à côté d’elle plutôt, puisque les deux héroïnes se lient d’amitié, Nora Martin doit elle aussi s’imposer dans un monde d’hommes. L’enquête lui est confiée, à elle, jeune, nouvelle venue dans cette contrée reculée, et noire. Elle aussi doit prouver sa valeur face aux rumeurs, au dénigrement systématique de policiers sans flair. Nora doute, ressent, trouve une forme de paix, une sororité inédite dans sa relation avec Sophie, dont elle devine pourtant la part sombre. Sophie et Nora incarnent deux faces d’une même pièce, l’instinct libéré contre la rationalité, l’enfance contre l’autorité. Elles ont surtout plus en commun que leur statut ne leur confère. Elles partagent une hargne féroce contre la normalité des comportements induits par le patriarcat, l’envie d’en découdre en réponse aux coups qu’elles ont reçus, et en creux le désir d’un monde respectueux, empli de sérénité.

Furies est un grand roman féministe. L’auteure, par son style, ses mots pleins de fureur, son hommage appuyé à la nature, ses références à des forces inconnues, obscures ou lumineuses, développe une tension addictive tout au long du récit. Elle fait naître deux visages féminins, animés de sentiments contradictoires, deux êtres humains en somme, complexes. Elle rappelle à qui en douterait que les femmes sont capables du meilleur et, tout comme les hommes, du pire. Pour peu qu’on les y pousse.

Furies, de Meagan Jennett

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yoko Lacour

Les Arènes (EquinoX), 2024

La partie vide du verre à moitié plein, de Thierry Didot

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Alexis, 30 ans, a décidé d’en finir. Souffrant depuis toujours de troubles anxieux de plus en plus invalidants, il se sent inadapté, incapable de maîtriser les crises d’angoisse qui le paralysent, l’empêchent de trouver un boulot stable, de vivre une relation durable avec une femme. Il se pense un poids pour ses parents aimants, pour ses trois amis qui l’accompagnent depuis l’enfance. Il se rend au Creux-du-Van, un cirque rocheux dans le Jura. Le précipice est là, sous ses pieds. Il saute.

La chute fait remonter des souvenirs. Dans une jolie invention narrative, Thierry Didot, dont c’est ici le premier roman, fait s’attarder son héros sur différents épisodes marquants de son existence. Au présent, il raconte certaines dates clés, à rebours, à mesure des mètres qu’il parcourt avant de s’écraser. Les faits sur lesquels il revient ne sont pas des révélations. Il n’y a pas de scoop, pas d’élément déclencheur qui expliquerait son geste désespéré. Simplement le déroulé fugace d’un parcours somme toute banal (les fêtes entres copains, le skate, le punk rock, les premières bêtises, premières amours…) s’il n’était atteint de ces tocs, cette maladie mentale synonyme d’inaptitude au bonheur.

« Ce qui compte c’est pas l’arrivée, c’est la quête », les paroles d’Orelsan offriraient une parfaite résonnance au récit du jeune auteur suisse. Si l’histoire en elle-même et les péripéties successives se lisent sans déplaisir, ce sont bien les questions existentielles exposées par Alexis qui font l’intérêt du roman. Comment devenir adulte ? Pourquoi vivre quand on sait qu’on devra mourir ? Fruit d’une époque désabusée, terriblement angoissante, le narrateur déploie aussi sa dimension universelle, intemporelle au fil des pages et livre un propos d’une belle profondeur.

La partie vide du verre à moitié plein, de Thierry Didot

Editions Torticolis et Frères, 2022

Six versions : Le disparu du Wentshire ; Le vampire d’Ergarth, de Matt Wesolowski

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Troisième et quatrième volumes de la série des Six Versions qui en comptera six, Le disparu du Wentshire et Le vampire d’Ergarth reprennent le principe des deux premiers tomes. Scott King revient sur des affaires criminelles ayant défrayé la chronique qui, sans être de véritables cold cases dans la mesure où des jugements ont été rendus, ont laissé suffisamment de zones d’ombre pour qu’elles méritent qu’on s’y intéresse à nouveau, qu’on creuse davantage les relations entre les différents protagonistes. C’est ce à quoi s’attelle le journaliste, toujours sous la forme d’un podcast de six épisodes où sont interrogées six personnes dont les témoignages permettent de jeter un regard nouveau sur ces intrigues passées. La formule pourrait lasser mais il n’en est rien tant l’originalité de la forme continue d’étonner et permet de suivre le déroulé des découvertes successives sans ennui.

Difficile, voire inutile, de résumer en détail les péripéties qui surviennent dans ces deux épisodes. L’auteur continue de manier avec talent l’art du suspense et distille habilement les points de détails et les rebondissements faisant avancer le récit. Chacun des entretiens qu’il accorde et diffuse sur sa radio sont savamment abordés et le lecteur se perd en conjecture à mesure que des faits nouveaux lui sont livrés. L’apparition d’éléments étranges, proches du fantastique, fait naviguer les histoires entre enquêtes policières classiques et romans horrifiques. Dans Le disparu du Wentshire, la forêt sombre abritant des êtres et des sons indescriptibles fait frissonner, tandis que dans Le vampire d’Ergarth, une tour en bord de mer fait naître toute une série d’images sordides et terrifiantes.

La critique sociale demeure bien présente à travers les rapports de classe détaillés et leurs conséquences sur les liens qu’entretiennent les divers acteurs de ces histoires. Une plongée dans l’environnement économique d’une Angleterre qui n’épargne pas les plus faibles souligne les tensions entre les membres des groupes et leur psychologie reste fouillée, approfondie par plusieurs points de vue. Et, donnée appréciable, l’auteur se permet de faire des révélations au sujet de Scott King, son personnage principal, en toute fin du tome 3, n’attendant pas le dénouement de sa série comme on pourrait l’escompter.

Matt Wesolowski, avec Six Versions, fait preuve d’une parfaite maîtrise et d’une imagination sans limite, renouvelant le genre, se moquant des codes, et développe un concept inédit, populaire dans le bon sens du terme.

Six versions, tome 3 : Le disparu du Wentshire ; tome 4 : Le vampire d’Ergarth, de Matt Wesolowski

Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Antoine Chainas

Les Arènes (EquinoX), 2024

Cold Wave, d’Adrien Durand

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Ed a toujours détesté la ville où il a grandi. Cerbère, banlieue parisienne, quartier résidentiel plutôt chic où il fait bon être comme tout le monde. Géant d’1,92 m, squelettique à cause du syndrome de Marfan, Ed n’est pas comme tout le monde. Ni physiquement, ni mentalement. Il trimballe une déprime profonde, collée à son âme comme la peau sur ses os. Cette différence il la cultive, l’alimente.

Les sapes qu’il porte sont noirs, sombres comme les disques qu’il écoute, ces vinyles hérités de son père, Siouxsie Sioux, Bauhaus, This Mortal coil… Dark, so dark. La musique comme échappatoire. Avec Lila, sa seule amie, il fonde un groupe, Ligne 13. Leur unique concert, au lycée, tourne court. Moqués par une foule d’ados débiles, agressés, ils finissent bannis. TS. HP. Avec l’argent légué par son père, il s’enfuit direction Montréal. Sa carrière de DJ s’envole. Ascension, désillusion et chute. Retour à Cerbère.

Le premier roman d’Adrien Durand, journaliste aux Inrocks, créateur du fanzine Le Gospel et des éditions du même nom, auteur d’essais, Kanye West ou la créativité dévorante, et Tuer nos pères et puis renaître, qui « arpente depuis 15 ans les scènes et coulisses de l’underground rock » ne pouvait être que musical. Dans ce bel hommage aux groupes cold wave ou goth des années 80, les morceaux charpentent le récit, donnent de l’épaisseur à la mélancolie d’Ed. Ils sont le fil qui relient les différentes étapes de sa vie, dans cette histoire qui mixe passé et présent, ici et ailleurs.

Ils posent une question primordiale : peut-on définir quelqu’un à partir de sa collection de disques ? Et dans ce cas, comment définir Ed ? Qui est-il ? Un flambeur attiré comme sa mère par les projecteurs et les vapeurs d’alcool ? Un solitaire, porteur de la même fragilité psychologique que ce paternel disparu dans d’obscures circonstances ? Adrien Durand ne tranche pas, il cache. Il laisse les souvenirs émerger, l’avenir se rêver, dans le flot des pensées de son personnage. Des pensées qui s’agitent, acides, violentes comme les Bad Brains, ou se perdent, lentes comme la mémoire sous Lexomil, et composent un récit onirique et étrange, sublimé par une mise en page singulière.

Cold Wave, d’Adrien Durand

Othello, 2023

Les voleurs d’innocence de Sarai Walker

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Elles étaient six sœurs, portant chacune un nom de fleurs –Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. Au moment où débute le récit, seule Iris a survécu. C’est donc par ses mots que l’on découvre l’histoire des filles Chapel et que l’on comprend, au cours cette vaste saga familiale débutant dans les années 50, comment elle a réussi à fuir la malédiction frappant les femmes du clan.

Le destin semble s’acharner sur la lignée. Belinda, la mère, erre dans la grande maison victorienne au nom évocateur du gâteau de mariage. Assaillie par les fantômes victimes des armes à feu Chapel, fabriquées par la manufacture de son époux, terrassée par le souvenir des hurlements de sa mère morte en lui donnant le jour, elle n’est qu’une ombre, dérangeante. Il n’y a qu’Iris pour croire à son mauvais présage, qui enjoint ses filles à ne pas se marier, sous peine de mort. Ce qui ne manquera pas de frapper les sœurs, les unes après les autres.

Roman à suspense, à tiroirs, conte gothique avec ses fantômes et ses cadavres enterrés dans le jardin, fable où la nature étaye les événements de senteurs florales ou d’effluves fétides, récit de vie féministe enragé, Les voleurs d’innocence questionne avant tout la place des femmes dans une société bourgeoise sclérosée à une époque que l’on souhaite révolue. Sarai Walker choisit la métaphore, tout en émaillant son histoire de force détails prosaïques, afin de renforcer son propos en évitant moraline et clichés. L’étrange prend ici une puissance qui surprend et émeut. Le mystère permet au lecteur de broder, de remplir les non-dits d’une dentelle ajourée et de se faire une opinion aussi résistante que du fil de fer barbelé.

Les femmes sont les victimes, certes, de cet enfermement que sont le mariage, la maternité, de cette négation de leur individualité qui les prive de toute émancipation. Mais l’auteure n’éreinte pas ses personnages masculins. Elle suggère plus qu’elle n’assène. Point de scènes de viols, de violence dans ses pages. Hormis le titre, rien ne sous-entend une maltraitance manifeste. C’est qu’elle est partout, insidieuse, et qu’elle agit de façon presque douce sur le destin des héroïnes. En opprimant leurs véritables désirs. En leur indiquant quoi penser et quoi dire. En les privant d’exprimer leur créativité, à travers l’art notamment.

La mort symbolique des femmes prend la forme d’une réalité terrifiante. Néanmoins, preuve sa longue vie, les souvenirs d’Iris s’étalent sur plusieurs décennies. Si son père est parvenu à faire taire les hurlements de Belinda en internant son épouse à l’asile, il échoue à réduire au silence sa dernière fille. Parsemé de vers d’Emily Dickinson ou de Tennyson, hommage à peine voilé à la peintre Georgia O’Keeffe, le roman de Sarai Walker, avec ses multiples interprétations possibles, thèmes et références pourrait bien avoir comme maxime : s’exprimer ou mourir.

Les voleurs d’innocence, de Sarai Walker

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janine Jouin-de Laurens

Gallmeister, 2023