Aurélien Masson (deuxième interview)

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Bifurquer. Emprunter un chemin nouveau sans avoir à fondre ses pas dans celui d’un autre. Sauter joyeusement de la falaise pour voir si on peut voler… Un pari dingue, une audacieuse ambition, un risque kamikaze ? Quand Aurélien Masson, l’ex boss de la Série Noire a quitté Gallimard pour créer EquinoX, une collection de romans noirs aux Arènes, les avis au sujet de ce choix inattendu ont été partagés. Six mois après son lancement, l’impétueux éditeur a prouvé qu’il était retombé sur ses pattes sans même se fouler une cheville. Pas de danger qu’il se casse le col du fémur en chaussons sur du beau parquet ciré. Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, s’il a changé de voie, il a gardé le cap. Proposer des romans qui tabassent, questionnent notre monde avec le sourire ou un coup de dents, des livres qui déstabilisent et vous font étrangement vous sentir moins seul dans le chaos.
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Photos : Stéphane Rémaël
Après une dizaine d’années passées à la tête de la Série Noire, tu as quitté Gallimard pour fonder ta propre collection, EquinoX, aux éditions des Arènes. Est-ce l’excitation de créer quelque chose, de partir d’une page blanche qui a présidé à ce choix ?

Tu m’enlèves les mots de la bouche. Je suis entré à la Série Noire en l’an 2000, j’avais 25 ans, et après 17 ans au sein d’une même maison, aussi prestigieuse soit-elle, j’avais besoin de renouveau, d’air frais. Chez Gallimard, j’avais un peu l’impression de faire partie des murs et j’ai ressenti un besoin de sauter dans le vide, de prendre des risques. Ça a surpris pas mal de gens, mais il n’y a bien qu’en France qu’on passe toute sa vie dans une même boîte. Ce changement est aussi le résultat d’une rencontre avec Laurent Beccaria, le directeur des Arènes, qui m’a tout de suite laissé carte blanche et ça, c’est un fantasme pour tout éditeur. Souvent quand j’étais à la SN, on me disait « oui mais bon, c’est facile pour toi, tu es à la Série Noire ». Donc voila, je voulais prendre mes responsabilités et me mettre à nu. Et soyons honnête, sauter dans l’inconnu c’est excitant. J’aime bien les batailles, les bagarres et quand je repense à la Série Noire, le plus drôle c’était les premières années quand nous repartions de rien et que tout était à faire. Une fois que les succès arrivent, c est chouette pour les patrons et les auteurs bien sûr, mais disons que le jeu devient plus sérieux. Recommencer à zéro, c’était aussi retrouver ces sensations adolescentes qui m’avaient un peu quitté durant les dernières années de la SN.

Tu présentes EquinoX comme une collection de romans noirs. Qu’est-ce que cette appellation de littérature noire désigne pour toi ?

Vaste question qui pourra éternellement se poser. J’ai toujours du mal avec les boîtes, les catégories, les genres, les sous-genres (ça s’applique aussi à la musique quand je lis les chroniques de New Noise sur les disques je pète toujours de rire devant cette volonté de catégoriser les disques genre « black indus metal post symphonique » « doom transcendantal tendance nordique »…). La France est le pays de Descartes et de la logique de classification.

Mais pour répondre à ta question, un roman noir est pour moi un roman ancré dans la réalité sociale de ce qu’il décrit. C’est un roman politique, mais politique au sens large, pas au sens engagé. Il n’est pas là pour vous dire comment penser, juste vous présenter le chaos social qui vous entoure et vous pousser ensuite à réfléchir par vous-même. Je déteste les auteurs à intentions, je n’aime pas le prêt-à-penser. Le roman noir est un roman qui dévoile les zones d’ombres de nos sociétés contemporaines, les zones de conflits, là où rien ne se passe comme prévu, là où ça gratte, où ça ne va pas de soi. C’est aussi un roman de communauté, une littérature où le lecteur n’est plus qu’un simple individu atomisé mais un être « ressentant » et qui se dit « ha putain enfin!! Je ne suis pas seul dans la nuit, ce monde-là que l’on nous offre est bien un monde qui marche sur la tête, je ne suis pas fou ». C’est pour ça qu’en général, plus la société va mal, plus le roman noir se porte bien. De ce point de vue là, merci Macron, continue comme ça et de grands livres noirs vont fleurir à tout va. Tant qu’il y a du noir, y’a de l’espoir, comme diraient les Bérus.

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Parle-nous du logo et des couvertures. Les illustrations sont-elles toutes des dessins originaux ? Comment sont sélectionnés les artistes ? 

Le logo, c’est simple, c’est un rêve de gamin. Je suis un enfant du rock, c’est ma matrice culturelle et tous les groupes que j’ai aimés (et que je j’aime) avaient des logos ou des lettrages bien particuliers reconnaissables de loin : les Stones, les Stooges, les Ramones, les Bad Brains, les Dead Kennedys, les Guns, enfin je pourrais en citer mille…

Quand Beccaria m’a dit « carte blanche », la première chose que j’ai dite c’est « je veux un logo qui claque, un logo dont on pourrait faire un T-shirt ou un tatouage ». C’est le grand Killofer qui a fait le logo, deux lézards qui se mordent la queue dans une ronde que je trouve assez sensuelle. Ils sont noir et blanc, un clin d’œil justement à cette classification littérature blanche/littérature noire et dont j’appelle au dépassement.

Le choix des illustrations, c’est tout simplement que je commençais à en avoir assez de toutes ces photos issues de banques d’images et qui finissaient par toutes se ressembler. J’aime bien l’idée que le livre soit un objet unique, sacré, précieux, comme une belle pochette de vinyle (impossible d’oublier la banane du Velvet ou les Ramones et leur mur de brique). Je bosse avec un ancien directeur artistique de Libé, Alain Blaise, un bon frappadingue qui a fait un AVC l’année du lancement de la collection, mais qui est sur pied et vaillant maintenant, bref un rocker dans l’âme et dans le cœur. C’est lui qui connaît tous ces artistes fabuleux avec qui j’ai l’honneur de travailler: Killofer, Yann Legendre, Stéphane Trapier, Jessy Deshais… En 2019, on a même une couverture faite par Liberatore, le créateur mythique de RanXerox, autant te dire que j’étais comme un gamin quand j’ai rencontré le mec.

J’aime cette idée que des artistes bossent sur les couvertures des livres. Le travail que nous apportons au texte, nous l’apportons avec la même passion pour les couvertures. C’est beaucoup plus compliqué à manœuvrer que si on cliquait sur des photos sur un écran anonyme, mais c est terriblement plus excitant et vivant.

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Les deux premiers textes que tu as publiés, Racket de Dominique Manotti et Un feu dans la plaine de Thomas Sands, témoignent-ils de ta volonté de mettre les auteurs français en avant ? De mêler dans ta collection des romanciers aguerris et des auteurs de premiers romans ? De proposer tes textes courts ou plus longs ?

C’est sûr qu’EquinoX est d’abord et avant tout une collection de romans noirs français. J’ai toujours aimé bosser avec des Français. On est ensemble dans le même van et c’est comme si on partait en tournée. J’ai toujours beaucoup de mal à distinguer le travail de l’affectif. J’aime tous mes auteurs à ma manière, parfois imparfaite mais toujours passionnée, et je me couperais un bras pour eux. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas ne pas être d’accord ou s’engueuler, voire se quitter. Mais le temps où nous avons été ensemble, nous nous sommes aimés. Les livres sont pour moi l’incarnation d’une histoire d’amour et de désir entre un auteur et son éditeur. S’il n’y a pas d’amour, à quoi bon ? On me dit « à trop s’investir, on est parfois déçu, il faut garder une certaine distance professionnelle ». C’est simple, j’y arrive pas et je préfère me prendre dix fois un mur dans la gueule et souffrir plutôt que de me protéger et finir comme un éditeur blasé qui « développe des projeeeeeeets ». Je déteste le terme projet appliqué à l’art. Pour moi, tout est plus flottant, incertain et donc excitant.

Donc, oui, je bosse avec ceux qui veulent toujours bien de moi après toutes ces années, comme Dominique Manotti, Ingrid Astier, Sylvain Kermici, Frédéric Jaccaud, Pierric Guittaut ou Clément Milian. Ils m’ont suivi de la Série Noire et je les en remercie, car passer de Gallimard aux Arènes, c’est un vrai saut quantique. Mais à côté des ces auteurs « compagnons de route », EquinoX entend laisser une vraie place aux premiers romans. Une collection, c’est comme un organisme vivant. Si on reste fermé sur soi, on finit par se scléroser et mourir. C’est aussi tout l’intérêt d’être éditeur que de donner leur chance à de parfaits inconnus. Le monde de l’édition est un monde parfois un peu fermé et replié sur lui-même, j’aime bien ouvrir les portes et les fenêtres et laisser rentrer le vent.

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Quant à la longueur des textes, c’est pour moi une non-question. L’essentiel est que le texte ait la longueur qu’il doit intrinsèquement avoir. Certains textes sont faits pour être courts et furtifs comme un coup de lame, tandis que d’autres ont besoin de plus de temps pour se déployer. Chez EquinoX, on peut aussi bien trouver des romans secs et nerveux comme du Minor Threat que de longs récits épiques à la Sleep. C’est pour ça que nous avons trois formats (petit, moyen et grand). Il s’agit de ne rien nous interdire si on sent qu’un texte se doit d’être publié. Vous ne m’entendrez jamais dire « j’adore ton texte mais je ne peux pas le faire car il est trop petit ou trop long ». Comme pour beaucoup de choses de la vie, c est le désir qui crée le réel et non l’inverse.

Comment as-tu découvert Thomas Sands ? Peut-on espérer être publié chez EquinoX en envoyant son manuscrit ?

Thomas Sands, c’est le premier livre que j’ai signé chez EquinoX. Je l’ai reçu tout simplement par la poste et, dès les premières pages, j’ai su que ce livre était pour moi, que je me devais de l’éditer. Un feu dans la plaine est un livre qui me tient plus qu’à cœur, c’est un livre que j’aurais aimé écrire. C’est écrit comme du Manset passé à la broyeuse noire, ça parle de violence symbolique, de colère, de soulèvement, de violence. Quand on l’a sorti en mars dernier, la France baignait en pleine histoire d’amour avec Macron qui planait dans les sondages. On nous a accusés de faire l’apologie de la violence, de cracher dans la soupe. Quand je vois le mouvement des gilets jaunes, qui pour moi est avant tout un mouvement d’insurrection face à la violence symbolique d’un pouvoir arrogant et méprisant, je me dis que Thomas avait tout compris avant les autres.

Le plus drôle, c’est que je ne sais rien de ce mec, on échange par mail et par téléphone. Il ne veut pas se montrer, ni aux medias, ni aux libraires, ni aux lecteurs, ni à son éditeur. C’est un homme de l’ombre. Ses livres sont comme des pavés et ils se suffisent à eux-mêmes. Cette attitude d’effacement de soi dans un monde narcissique très « moi je » me plait beaucoup. En ce moment, il bosse sur son second roman, Les divisions de la joie. Ça parlera, entre autre, de l’ultra-droite, de migrants, de déliquescence sociale et de dégoût. Bref, ça parlera de la France d’aujourd’hui.

Donc, oui, envoyez vos livres par la Poste chez EquinoX, à l’ancienne. Je suis un mec du monde d’avant, et cela de plus en plus. Par contre, je vais être honnête, je suis à présent tout seul aux manettes, je n’ai plus d’assistant ou de stagiaire, donc je suis désespérément lent. Il m’arrive de rater des trucs, enseveli que je suis de manuscrits. Mais je préfère le plus au moins, donc je ne me plains pas.

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Comment s’est faite la rencontre avec Patrick Michael Finn ou Jedidiah Ayres, qui sont américains ? Comment choisis-tu les romans d’auteurs étrangers ?

Il y a 3 ans, j’ai été invité à Philadelphie à une convention noire dédiée à Goodis, pour recevoir un prix pour ce que nous avions fait ces dernières années à la SN. J’avais l’impression d’être déjà mort. En fait, je me suis marré comme une baleine, il y avait plein de frappadingues, de passionnés, de cœurs à vif. Ça a beaucoup bu, fumé, rigolé et c’est là que j’ai rencontré Jedidiah qui lisait sur scène une nouvelle. J’ai adoré direct et le mec était drôle, un fils de pasteur texan qui écoute du death et du black et qui ne jure que par le cinéma indépendant des années 70. On est allés se bourrer la gueule dans un bar texan de la ville, où les serveuses vous montraient leurs seins quand vous leur laissiez des pourboires (c’était avant me too et balance ton texan). A la fin de la soirée, il était évident que nous allions bosser ensemble. On a commencé par Les féroces, une novella crépusculaire qui décrit une révolte de prostituées mexicaines dans le désert à la frontière du Texas et on est en train de traduire (enfin Antoine Chainas, son traducteur) son premier roman Peckerwood.

Finn, c’est le libraire de la convention qui me l’a foutu dans les pattes. Après mon intervention sur scène, le mec est venu me voir avec un petit texte édité par une presse universitaire inconnue en disant « mec, je t’ai écouté, ce livre, il est pour toi ». Il ne s’était pas trompé. Ceci est mon corps est un petit chef d’œuvre qui vous décrit en une centaine de pages la soirée apocalyptique et fondatrice d’une jeune ado de 14 ans qui va découvrir la vie lors d’une longue nuit de beuverie. C’est un livre cru, mystique, on se croirait dans un tableau d’Otto Dix projeté au cœur des Etats-Unis. Depuis on se parle régulièrement par mail et c’est devenu un ami (je dois aller chez lui cet été en Arizona avec mon fils Iggy découvrir le désert, les coyotes et la bouffe épicée). On vient d’acheter son roman, A place for snakes to breed, alors qu’il n’a pas encore trouvé d’éditeur dans son pays. Les ricains trouvent ça trop dur, tu parles.

Donc pour répondre à ta question, je ne choisis pas vraiment ces livres, ce sont plutôt eux qui me choisissent. Je n’ai que du bol d’être au bon endroit, au bon moment. C’est souvent ça une vie d’ailleurs, une succession de hasards, plus ou moins bien maîtrisés.

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Tu as désormais huit titres à ton catalogue. Après six mois d’existence, l’heure est-elle à un premier bilan ? 

C’est un peu trop tôt. Disons que nous avons eu de bonnes surprises avec Mamie Luger de Benoit Philippon, Racket de Dominique Manotti ou encore Présumé Disparue de l’anglaise Susie Steiner. Ces trois titres se sont vendus entre 7 et 10 000 exemplaires chacun et me permettent d’équilibrer un peu les ventes moins bonnes d’autres textes comme Sands, Finn ou Kermici. Mais là encore, c’est pas grave. J’édite souvent des livres en sachant pertinemment que je vais à peine en vendre mille. L’édition, c’est une histoire d’équilibre et les livres qui vendent servent à financer ceux qui se vendent moins. Comme je dis parfois en rigolant, il faut bien signer Blondie pour financer Napalm Death. Je ne suis pas un idéaliste radical. Ce qui m’importe, c’est de durer et de pouvoir creuser un sillon.

Comment as-tu vécu le lancement de ta collection ? As-tu ressenti de la bienveillance de la part des autres éditeurs, des critiques, des journalistes, que tu connais depuis longtemps, ou t’a-t-on fait comprendre que tu devais faire tes preuves à nouveau ?

Euh comment dire…hahah…Disons que j’ai eu l’impression d’être Keith Richards en 1975 qui quitte les Rolling Stones pour intégrer les Ramones. Finis les jets privés, bienvenue dans le van. Je pensais avoir plus de soutiens, ce ne fut pas vraiment le cas. Mais je ne suis pas amer du tout, je suis plutôt content finalement de redémarrer de rien. Comme ça, on ne peut pas nous accuser de copinage ou de complaisance. J’avoue que les débuts ont été très toniques mais dans quelques temps, je me connais, je penserai à ces moments avec nostalgie: « et tu te souviens au début où on galérait, on se marrait bien quand même ». J’aime beaucoup Guns N’Roses mais seulement de 85 à 88, après Appetite for Destruction, après le succès, ça devient de la merde. Use your Illusion 1&2, globalement, c’est de la merde. Le succès, ça rend bouffi. C’est pour ça que j’aime les Ramones et Motörhead, ils n’ont pas eu le temps d’être ramollis par le succès. Donc, oui, on est repartis à la baston comme en 14, mais c’est chouette, on se sent vivants. It’s Alive…

« L’intérêt principal d’être en bas de la montagne, c’est qu’on peut espérer la gravir et arriver au sommet. Quand on est déjà au sommet de la montagne, on peut au mieux y rester ou alors tomber. » 

Y a-t-il des avantages à être moins visible qu’une collection établie?

Des avantages, je sais pas… disons qu’on a plus de liberté de tirer dans tous les sens car on n’est pas sous les feux de la rampe. Mais je ne suis surtout pas dans une esthétique pseudo-punk de la loose. Sûrement pas, pour moi le punk, c’est un pirate individualiste fuck’em all. Je cherche le succès, je veux par dessus tout que mes auteurs vendent des livres et se fassent du fric. Que l’étau de la société qui les enserre puisse justement se desserrer. Mais pas à n’importe quel prix. L’essentiel, c’est qu’au crépuscule de sa vie, on puisse regarder à la fin derrière soi, se regarder dans le miroir en assumant ce qu’on a fait. Je veux que mes auteurs soient fiers d’eux. La vie est trop courte et absurde pour avaler des couleuvres, en plus c’est pas très bon.

En y pensant, je me dis que l’intérêt principal d’être en bas de la montagne, c’est qu’on peut espérer la gravir et arriver au sommet. Quand on est déjà au sommet de la montagne, on peut au mieux y rester ou alors tomber.

J’ai suivi la critique autour de tes premières parutions. Je l’ai trouvée particulièrement frileuse, facilement effarouchée, même venant de chroniqueurs spécialisés dans le noir. J’ai lu, notamment au sujet de Ceci est mon corps de Patrick Michael Finn ou de Requiem pour Miranda de Sylvain Kermici, des remarques du style « Mais pourquoi écrire un tel texte ? », sous-entendu aussi dur ? Qu’as-tu à répondre à ça ? Pourquoi éditer de tels textes ?

Je dois avouer que ces critiques m’ont tout d’abord blessé. C’est une chose que d’aimer ou ne pas aimer un livre mais mettre en cause son existence même, je trouve cela particulièrement féroce. Après tout, on ne fabrique pas des armes, on n’oblige personne à lire, ce ne sont que des livres de papier. Et puis, j’ai fini par prendre cela pour un compliment. On disait la même chose de certains disques de Lou Reed ou des Stooges, de certains films de Haneke ou de Gaspard Noé. Les deux livres dont tu parles sont effectivement radicaux dans la mesure où ils décrivent des réalités difficiles (les excès parfois morbides de l’adolescence chez Finn et la pulsion meurtrière et nihiliste chez Kermici) sans apporter aucun jugement ni explication. Ce sont des livres cliniques qui nous laissent nous débrouiller tout seul avec la folie dans laquelle ils nous projettent. Personne ne nous tient la main, ni ne nous console. Je pense que c’est cela finalement qui a déstabilisé les gens, et quand on est fortement déstabilisé, on a tendance à détourner le regard et à en vouloir, un peu, à celui qui vous a fait voir en face ce que vous ne soupçonniez pas ou ne vouliez pas voir. On parle en musique parfois de bruit « blanc ». Ces deux livres peuvent être considérés comme des romans noirs « blancs ».

Le nombre de collections de polars ne cesse d’augmenter, comme si c’était la poule aux œufs d’or. Est-ce difficile de se faire une place dans le paysage ?

Je ne sais pas vraiment, ce sont des questions trop concrètes que j’évite de me poser. Si on se pose trop de questions, on ne fait rien. Il y a effectivement une multitude de collections, le meilleur comme le pire. Dans l’absolu, je ne fais pas partie des râleurs. Je me place du point de vue des auteurs et je me dis que plus il y a de collections, plus il y a de possibilités de publier un texte. Le prisme est à présent très large et le paysage est plus diversifié que dans les années 90 où 3-4 collections représentaient l’essentiel du marché. L’apparition de Gallmeister ces dernières années, notamment, a permis de mettre un joli coup de pied dans la fourmilière. Alors oui, c’est difficile, le combat fait rage. Mais comme dirait je ne sais plus qui «  à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». L’important, c’est de se battre et de rêver les yeux ouverts en se donnant justement les moyens de rêver.

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Malgré cet engouement, le noir ne reste-t-il pas considéré comme un sous-genre ? Le fait que les différents prix littéraires continuent à ne mettre en avant que des auteurs édités en « blanche », alors que beaucoup viennent de la « noire », (comme le Goncourt attribué à Nicolas Mathieu) n’en est-il pas la preuve ?

Cette question est pour moi un vieux cliché. On en parle depuis les années 80, avec le passage de certains auteurs de la Série Noire à la Blanche. Je pense à Pennac et Benacquista notamment. C’est vrai que Lemaitre et Mathieu ont eu le Goncourt en passant d’une collection noire à une collection dite blanche. Moi, ça ne me dérange pas plus que cela en fait. J’aime même bien l’idée qu’une collection noire puisse être un incubateur et forme des auteurs avant de les laisser partir pour des collections plus grand public. La difficulté réelle pour un éditeur de noir et de garder ses auteurs dans sa collection alors qu’ils louchent vers la littérature blanche mais bon, ça c’est le cœur même du métier : réussir à établir des liens forts qui durent dans le temps. Et rien n’empêche les va-et-vient, la vie est longue, multiple et complexe. Et puis, j’ai toujours aimé la culture populaire de genre, je m’en fiche un peu de ce que les gens pensent. Là encore, si on réfléchit trop, on ne fait plus rien.

« Les éditeurs de noirs, les auteurs de noirs, nous savons ce que nous faisons, nous savons où nous nous inscrivons dans l’échelle de valeur. On défend aussi une littérature radicale, critique, qui gratte là où ça fait mal. On ne peut pas non plus se plaindre de ne pas être invité chez Michel Drucker. »

Ce mépris affiché envers la littérature noire n’est-il pas très pénible quand on cherche à mettre en avant justement la qualité des textes que l’on publie ?

Non, je ne suis pas aussi sombre que toi. Il y a peut être un certain snobisme critique mais de là à parler de mépris, je trouve le terme un peu trop fort et surtout un peu trop victimaire. Les éditeurs de noirs, les auteurs de noirs, nous savons ce que nous faisons, nous savons où nous nous inscrivons dans l’échelle de valeur. On défend aussi une littérature radicale, critique, qui gratte là où ça fait mal. On ne peut pas non plus se plaindre de ne pas être invité chez Michel Drucker. Cela fait partie du trip. Cela dit, je comprends très bien qu’après des années, un auteur de noir ait envie de changer de registre et de montrer à la Terre entière de quel bois il se chauffe. Mais, en tant qu’éditeur, je ne le vis pas si durement, et le milieu de la littérature noire est un milieu vivace et riche. Et les gens aiment les romans noirs. La vraie reconnaissance, c’est de pouvoir atteindre son public et ça ne dépend pas que de la couleur de la collection, heureusement d’ailleurs.

Ne peut-on pas faire de la littérature exigeante, de qualité et populaire ?

Evidemment, voyons. Pour parler de mes années SN quand je pense à Caryl Férey, DOA, Nesbo, je ne rougis pas. Ce sont des auteurs qui écrivent avec les tripes, des auteurs honnêtes et droits qui écrivent comme s’ils allaient mourir demain. Et ta question s’applique à tous les champs de la culture, que ce soit la littérature (blanche ou noire d’ailleurs), le cinéma, les séries télé… Il est toujours difficile d’allier grand public et ambition culturelle mais heureusement on y arrive quand même assez souvent. Je dois être plus optimiste que toi hahaha.

Qu’est-ce qu’une bonne collections de romans noirs ? Tu proposes également des textes moins « rugueux », comme Mamie Luger de Benoît Philippon ou L’éternité n’est pas pour nous de Patrick Delperdange. L’équilibre est-il difficile à trouver ?

Aucunement, c’est même ce qui fait l’intérêt du job. Arriver à concilier dans une même collection des textes totalement divers, offrir un spectre le plus large possible. Editer, ce n’est pas juste publier ce que l’on aime intimement. Sinon ça serait trop facile. Editer c’est aussi sortir de soi et se dire « ce bouquin, c’est pas ma came au premier abord, mais dans le genre, c’est vachement bien ». Quand je commençais dans l’édition en 2000, je citais souvent Arnold et Willy « faut de tout pour faire un monde » et je pense toujours pareil. Je considère toujours une collection littéraire comme une micro-maison d’édition. Et je compte bien qu’EquinoX réunisse en son sein la diversité du genre, que ce soit le petit roman noir poing dans la gueule qui provoque des grimaces (mais pourquoi ce livre? Mais pourquoi?) ou des thrillers efficaces que vous ne pouvez pas lâcher. Ce qui compte pour moi, c’est que mes auteurs soient honnêtes dans leur appréhension de leur art. Comme en musique, d’ailleurs : j’ai plutôt tendance à aimer la musique très bruyante voire « extrême » (le grind, le black, le drone) mais il m’arrive souvent de chialer en écoutant Elliott Smith. La vie est multiple et complexe encore une fois, et quand on édite des artistes, je trouve cela salutaire d’avoir la palette la plus large possible. Sinon, c’est pas drôle, et si on ne s’amuse pas en le faisant, si on commence à tomber dans une routine esthétique, eh ben, c’est qu’on est déjà mort.

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Tu m’as dit que les auteurs qui t’avaient suivi chez EquinoX, (et que ça te rendait très heureux), savent pourquoi ils sont là. Pourquoi sont-ils là ? As-tu changé quoi que ce soit dans ta façon de travailler ? Qu’est-ce qu’un bon éditeur ?

Tu penses bien que je ne peux pas répondre comme ça à une telle question, ça serait gravement prétentieux. Je pense d’abord qu’il y a une communauté esthétique. A chaque fois que je parle à des auteurs, je vois que nous partageons des goûts en matière de ciné, de musique, d’arts plastiques. Nous partageons aussi une certaine ouverture d’esprit. La musique joue aussi une grande place : je vais voir Nick Cave avec Marie Van Moere, Nine Inch Nails avec Ingrid Astier, Napalm Death avec Clément Milian et Sylvain Kermici. Tous ces auteurs sont aussi souvent des oiseaux de nuit qui aiment bien refaire le monde, refaire l’immonde autour d’un verre mais pas que… On peut écouter du jazz en mangeant des légumes et faire partie de la bande. Le point commun central, c’est une certaine ambition vis-à-vis des livres que nous publions. Je veux que mes auteurs soient fiers de leurs livres, le mot « œuvre » ne me fait pas peur. Toutes ces personnes, patiemment, sont en train de constituer une œuvre. Certains dans la lumière, d’autres plus à l’ombre. Donc on travaille beaucoup, on ne parle que de ça (et de musique et de ciné) mais c’est vrai qu’on a un côté monomaniaque obsessionnel pas toujours évident pour l’entourage proche. Je sais de quoi je parle, j’ai épuisé mon ex-femme avec cette folie du livre, cette soif de se battre pour faire reconnaître mes auteurs à leur juste valeur. Là encore, tous les auteurs avec qui je travaille sont des auteurs viscéraux qui ne peuvent pas faire autrement qu’écrire, sinon ils seraient bons pour l’asile ou l’hôpital. Il y a un sentiment d’urgence : vivre, écrire, lire, ressentir comme si on allait mourir. Ce qui est d’ailleurs le cas, nous allons tous mourir, hahaha.

Qu’est-ce qui nous attend, chez EquinoX, pour les six mois qui viennent ?

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En 2019, EquinoX va vous faire voyager. Des goulags de Corée du Nord au tapis rouge d’Hollywood en passant par les villages corses et les forêts du Perche, la plage de Teahupo’o en Polynésie française et sa vague mythique, vous verrez que le roman noir ne connaît pas les frontières. Ce voyage sera aussi un voyage dans le temps : des années 80 et la chute du communisme au Moyen-âge de la Guerre de Cents Ans, vous découvrirez un présent que vous n’imaginez pas et un passé étrangement familier. Ce voyage, comme tout bon roman noir, est aussi un voyage à travers différents milieux sociaux nous plongeant dans des réalités insoupçonnées : des pontes de la mafia corse aux futurs stars d’une industrie naissante que l’on appellera bientôt « l’industrie du X » ; d’un chasseur mystique et solitaire aux surfeurs polynésiens en passant par les salons feutrés et dorés de la République Française ; d’un taulard-vétéran d’Irak (et accessoirement toxicomane) aux cellules djihadistes de Molenbeek… Bouclez vos ceintures et entrez dans le rêve.

Interview publiée en partie dans New Noise n°47 – février-mars 2019

 

Aurélien Masson fait sa balance

Quand Olivier Drago, rédac chef de New Noise, – pour lequel j’avais fait jusqu’alors des chroniques de bouquins – m’a demandé si ça m’intéressait d’interviewer Aurélien Masson, j’ai pas réfléchi, j’ai dit OUI !! Sur le quai de la gare, deux mois plus tard, après un été immergé dans 20 Séries Noires, à l’annonce de l’arrivée du train, je faisais moins la fière. « Je ne suis pas journaliste, mes questions sont débiles, qu’est-ce que je fous-là … » Quand faut y aller… Cinq heures de discussion, quelques problèmes avec les piles du magnéto, des bières (beaucoup), des clopes (trop)… et au final, pas du tout envie que ça s’arrête. Bref, merci, sans vous deux, rien. Bigger than life !
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Photos : Laurent Lagarde
Sous l’impulsion d’Aurélien Masson, directeur de la Série Noire depuis 2004, émergent de nouvelles voix bien énervées, très mal élevées, une nouvelle vague de polars, français notamment, dans laquelle on trouve des perles. Des perles de sang, de sueur, de sperme, distillées par Antoine Chainas, Caryl Férey, DOA, Jérôme Leroy, ou Ingrid Astier… Des humeurs, souvent mauvaises. L’être humain déguste. Ça gueule, ça geint, ça sanglote. Et pour couvrir les cris, ou les amplifier, du rock évidemment. Evidemment ?
Tu es un passionné de polar, mais aussi de musique, de rock. Tu écoutes quoi ?

Alors, il y a deux branches. Une branche Exile on Main Street, et une Fun House, des disques que j’écoutais beaucoup quand j’étais ado. D’un côté, un rock très classique, avec Exile, qui est un peu ma pierre philosophale, Appetite for Destruction, Led Zep, les Stones, tous ces gros sons. Et après, il y a cette deuxième branche qui vient des Stooges, et tout ce qui en a découlé et qui s’est fini avec Nirvana, le grunge. Tous ces mecs qui soi-disant n’en avaient rien à foutre, et qui faisaient une musique beaucoup plus difficile qu’elle en a l’air. Tout le punk, Motorhead, et même des trucs un peu plus métalleux, comme Amebix. J’aime beaucoup la musique quand elle te donne cette illusion que tu pourrais la faire toi-même. A l’époque, quand tu écoutais Nirvana, tout d’un coup, tu avais l’impression que c’était ton voisin d’à côté qui faisait ça. Evidemment, après, tu prenais ta guitare, et tu t’apercevais que, pas du tout, mais j’aime bien cette illusion, et j’ai ressenti ça avec les Stooges la première fois. Tu pouvais essayer de jouer I wanna be your dog, il n’y avait pas un sentiment d’exclusion. On retrouve d’ailleurs cette illusion dans des polars, où tu te dis rarement que c’est super écrit à l’inverse de certaines littératures, tu n’y penses pas, ça passe, et en fait, tu te rends compte après que c’était très bien fait. Voilà, ça c’est un peu mes deux veines. Mais en musique, je fonctionne par périodes. J’ai des périodes où je ne vais écouter que du Krautrock, des trucs allemands pendant un mois, beaucoup de Neu !, beaucoup de Can. J’aime quand ça me sort les tripes et donc aussi tout ce qui est du métal très très métallique, là aussi crasseux, du Black metal, où les mecs mettent le potard à fond. Et même si je viens de citer les Stones, j’aime bien les seconds couteaux. Par exemple, j’avais trouvé terrible le disque de Death, un groupe de punk de Detroit mené par quatre blacks. J’aime bien aussi tous ces trucs un peu série B.

exile                        Nevermind

La bande son du polar, c’est le rock ?

Le polar a été longtemps associé au jazz. Manchette… Tout le polar des années 60, 70 s’écoute avec le jazz. C’est vrai qu’à l’époque, les jazzmen avaient un côté vrais rebelles, héroïnomanes, dans le caniveau, il y a toute une esthétique que je peux comprendre. Mais moi, le jazz, ça ne me venait pas à l’esprit d’en écouter. Quand j’ai découvert Jim Thompson et David Goodis, ça correspondait totalement à ce que j’écoutais à l’époque, c’est-à-dire le punk new-yorkais, les New York Dolls, les Ramones, Lou Reed dans sa phase amphétamine. Voilà, ça parlait de ça. C’était complètement lié et je trouvais que l’association polar et jazz avait un côté un peu ronflant, un peu Lagavulin, tabac et puis Miles, alors que je l’associais beaucoup plus à la bière, à la vitesse. J’aime les musiques qui vont vite, quand les batteries vont fort. C’est pour ça que je parlais de Nirvana, ou d’Appetite par exemple. J’aime cette impression de rapidité, et c’est pour ça que je préfère les polars où il se passe des choses que ceux plus réflexifs. J’aime le polar dans son côté mal élevé, sale gosse. Pour moi, le rock est un peu un truc d’ado blanc qui a trop d’énergie entre les jambes, qui ne sait pas danser et qui se secoue en écoutant une musique qui tape un peu binairement. C’est pareil dans le polar, je suis plus sensible à un polar poil à gratter qu’à un polar super établi politiquement, avec une vraie grille de lecture. J’aime les polars qui me dérangent comme un album de Suicide peut te déranger, où tu trouves une beauté derrière quelque chose d’un peu âpre.

Quasiment tous les auteurs que tu édites en ce moment, les Français notamment, écoutent du rock et le revendiquent.

C’est drôle, quand Marcus Malte m’a rendu son manuscrit, il était désolé parce qu’un de ses héros écoute du jazz. Mais ça n’a rien d’obligatoire, le jazz peut être rock aussi. Ceci dit, c’est vrai que quasiment tous les auteurs que j’ai rencontrés sont des rockers, avec une palette dans laquelle je retrouve mes goûts éparpillés à droite à gauche. Par exemple, Ingrid Astier adore le hard rock skater, Suicidal Tendencies, Faith no More, ou Ministry, Nine in Nails. DOA est beaucoup plus folk rock. Il m’a fait découvrir Junip, Kurt Vile, une folk assez dépouillée, assez triste. Avec Caryl Férey, je partage la débilité du rock, genre «Guitare!!», même s’il est beaucoup plus Clash que moi et que je préfère les Damned ou les Sex Pistols dans le côté rien à foutre. Antoine Chainas peut te parler pendant une heure de Buckethead, le guitariste qui joue avec Primus ou sur le dernier album des Guns. Karim Madani écoute du pur hip hop, tout ce qui vient de New York, tout ce qui est très minimaliste, mais pour moi, il y a dans le rap une dimension rock évidente.

Tu crois que c’est une question de génération ? Ils ont tous en gros, la quarantaine.

Oui, exactement. Leur point commun, c’est qu’à l’inverse de nos parents, leur adolescence s’est faite sur le rock. Tu t’aperçois qu’il y a une sorte de métaculture propre à tout le monde malgré les différences. C’est la guitare électrique et Ellroy en littérature.

Beaucoup utilisent des références rock dans leurs textes.

Le premier qui a fait ça, et qui a vraiment fait école, c’est DOA. Dans Citoyens clandestins, son personnage, Lynx, écoute de la musique avec un lecteur MP3 et on partage sa playlist : Bashung, Front 242, Interpol, The Prodigy… Il est le premier à avoir mis, comme ça, la musique de manière frontale. Ingrid Astier a un côté gourmand, sensuel, pourpre, prolongé par la musique. Ce n’est pas un hasard si elle adore Nine Inch Nails ou Marilyn Manson. Quand on lit Quai des enfers, on constate que ça a une vraie répercussion sur son écriture. Caryl Férey en parle moins, mais quand je lis Caryl, je ne peux pas m’empêcher de voir dans ses héros un mélange de Jimmy Connors, qu’il aimait beaucoup, ce côté gros battant qui est donné perdu et qui résiste, et de Joe Strummer, le mec qui se pose des questions sur l’état du monde et qui se demande s’il peut se regarder dans une glace, la tête brûlée au grand cœur. Quand tu le lis, tu sens que Caryl est un enfant des années 80 qui a dû résister à tous les synthés, les OMD, et qui avait une sorte de Graal, son Joe Strummer.

Antoine Chainas ne fait pas référence au rock dans ses textes, j’aimerais que tu m’éclaires sur une déclaration que j’ai trouvée sur son blog, où il écrit ceci : « En mars 2006, je venais de terminer Aime-Moi, Casanova qu’Aurélien Masson avait eu le courage d’accepter au sein de l‘illustre Série Noire. Je dis bien courage, car il fallait véritablement des couilles pour accepter ce modeste opuscule rempli de pus et de désespoir. Des couilles pour foutre de l’argent dans un produit qui ne pactiserait ni avec le lecteur ni avec aucune forme de marchandisation. Le truc invendable. » Ça parle de quoi ?

C’est l’histoire d’un flic atteint de priapisme avancé et qui passe son temps à penser au prochain coup qu’il va s’envoyer. Au début, il quitte son collègue avec qui il s’entend bien pour aller baiser la meuf du Macumba bar dans des chiottes souillées. Bon, c’est la première page, et en même temps, c’est décrit de façon très belle. Quand il sort de ces chiottes la queue entre les jambes, son collègue a disparu et va mourir. Il va essayer de faire la lumière sur cette disparition bien chargée en culpabilité et on va découvrir ses failles.

aime moi

Et du coup, t’en as vendu beaucoup ?

Non, de celui-là, non. (Rires)

Chainas continue : « Je pense que l’esprit et la culture Rock and Roll que nous avions en commun avec Aurélien a participé de ce choix. » Qu’est-ce que tu crois qu’il entend par là ?

Comment dire ? Il y avait un côté fuck it, on s’en fout, on y va. Comme dans des bios de rockers, où le groupe se retrouve au début avec une sorte de manager fou qui leur fait faire des concerts à Knock Le Zout, à fond les ballons. La culture rock, ça veut dire ne pas baisser les médiums, ne pas essayer d’amoindrir la force de frappe, on a donc laissé le texte tel quel. Je vois l’éditeur comme un directeur de label, et de temps en temps, enfin c’est aussi parce que j’ai la chance de travailler chez Gallimard, tu te dis, ce livre, on le sort, et puis on verra bien.

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« Un bon polar, c’est celui que tu as envie de terminer, c’est addictif, comme un bon disque que tu as envie de réécouter jusqu’à plus soif, du plaisir pur. »

Donc, c’est plus l’état d’esprit qui va avec la culture rock que tu recherches ?

C’est ça. Pour moi, le rock est constitutif de la société capitaliste, de loisirs, d’ados qui se font chier et qui ne savent pas quoi faire, ça a un côté très bêta, très jouissif, très boutonneux. Comme disait la chanson de Nirvana : In Bloom, on est en train de bourgeonner. On témoigne du présent, mais c’est aux gens de se faire leurs idées, on n’est pas là pour leur dire quoi penser. Je suis plus dans ce rock là. Je préférais les Bérus quand ils étaient dans leur côté grand bordel que leurs trucs purement engagés, contre le système. C’est pour ça que je ne suis pas très dans la subversion, l’art engagé, mais plutôt à la recherche d’un plaisir brut de décoffrage. Un bon polar, c’est celui que tu as envie de terminer, c’est addictif, comme un bon disque que tu as envie de réécouter jusqu’à plus soif, du plaisir pur.

Et ce plaisir serait aussi une question de rythme, de tension dans l’écriture ? Pour Caryl Férey : « le rythme, c’est de la musique. Pour le polar, comme pour le rock, il s’agit de faire monter la tension et là, ne plus rien lâcher. Comme un morceau de musique, il y a une intro qui pose, qui donne le ton et après essayer d’envoyer le boulet jusqu’au bout, et qu’on en sorte lessivés. Comme après un concert… »

Exactement, et qu’on ne se dise pas à la fin, tout ça pour ça. Par exemple, quand je parle d’Appetite, d’Exile, moi je suis un adepte des albums, pas des titres. Un album, il faut le tenir, si on a trois chansons bien et six merdes…un bon polar, c’est pareil, il faut penser l’entrée en scène et puis la sortie, la première et la dernière chanson.

On associe toujours le rock et le polar au terme populaire, musique populaire, littérature populaire, ça veut dire qu’on y entend le cri du peuple ?

A la fois le cri du peuple et aussi des interrogations sur des choses de la vie qui nous intéressent. Dans les polars, les gens meurent, ont des maladies, essayent de gagner du fric, de baiser, enfin, de vivre quoi. C’est en ça que je vois le concept de populaire, c’est-à-dire décrassé de tout snobisme, de tout côté abstrait. Le polar est une littérature qui, même quand elle est barrée, reste très concrète et actuelle. Même si on tend tous vers l’éternité, même si on fait des livres pour qu’ils soient lus à toutes les périodes, ce sont toujours des photographies très parlantes de l’époque. J’espère bien que, si dans cent ans quelqu’un fait une étude sur la Série Noire, depuis sa création en 45, il verra qu’il y a des ambiances, des atmosphères différentes. En ce qui concerne notre époque, l’air de rien, je représente ceux qui étaient gamins fin des années 80, début des années 90, comme tous ceux qui bossent avec moi. Une époque très marquée par le mitterrandisme, l’arrivée d’une certaine pop formatée, le début des Kylie Minogue… Caryl Férey a écrit un livre où on voit très bien cette période qui nous filait des boutons, où on était censés représenter la génération X, le nihilisme. On reste marqués par ça. Je me souviens des facs d’étudiants où ma génération se battait pour des snickers, plus de crédits, plus de profs, plus de contrôles. Avec mes potes, on trouvait ça très peu stimulant. Les anciens de la Série Noire sont des mecs des années 60, qui ont fait leurs luttes sociales, qui ont leur mythologie. Ma mythologie est plus marquée par le jour où j’ai écouté Appetite for destruction pour la première fois, ou Nirvana, Never Mind, plutôt que par des grandes luttes, parce qu’on n’en avait pas. Donc, il y a un effet de génération, qu’on le veuille ou non.

Et la notion de populaire, dans le sens où le polar serait un art fait par le peuple ?

Mes auteurs ont tous des parcours très différents et incarnent le peuple plutôt dans l’acceptation punk du terme, ce sont des individualités. Ce sont juste des gens qui ne sont pas bien, qui ne sont pas bien là. Tous ces gens-là sont très critiques. Donc, je ne sais pas si ça vient du peuple, en tous cas, ce sont des livres que je trouve tous politiques dans le sens global, c’est-à-dire, la politique comme le bien commun, qui mettent en interrogation le monde tel qu’il va et où il va mais sans obligatoirement donner des réponses. Par rapport aux gens d’avant qui avaient plus lu Marx, là, c’est plus « regardez le bordel », sans proposer une manière de penser.

Ou encore populaire, dans le sens « qui s’adresse au peuple » ? On t’as reproché de ne plus faire dans le populaire justement, avec l’abandon du format poche, une collection plus chère, plus littéraire.

Je me méfie beaucoup de la notion de littérature du peuple, au sens littérature de gare, vite fait, bien fait. Je ne crois pas du tout en ça. La transformation était une transformation propre au polar. Avec le temps, et l’air de rien avec Ellroy, on s’est aperçu que les auteurs de polars étaient aussi écrivains que ceux de « La Blanche », que Jardin…Sans faire un cours d’économie du livre, c’est nettement plus intéressant, pour un auteur, d’avoir un grand format puis après un livre de poche, en termes de droits, de royalties… En fait, mes auteurs sont mieux traités. Avant, à la Série Noire, on publiait cinquante romans par an à trente francs, maintenant on en fait douze à 80-100 balles. Mais si tu as un budget Série Noire et que tu veux tous les acheter, ça revient au même. C’est juste qu’on en fait moins et donc qu’on en fait mieux. C’est pareil un peu dans les disques, si tu veux te faire une petite niche, il faut apporter quelque chose de plus. Dans l’édition, quelque chose de plus, c’est plus de travail sur les textes, plus de réflexion sur ce que tu as envie de faire. Tu fais des choix différemment quand tu fais cinquante livres ou quand tu en fais douze. Mais je trouve ma Série Noire aussi populaire qu’avant. Dans la Série Noire, il y a Thompson, Chandler, Goodis, il y a tous les grands, mais il y avait aussi toute la série des gorilles, il y avait des trucs de western improbables, des trucs d’espionnage, bon… Effectivement, ça, on a arrêté. C’était à l’époque ce qu’on voulait, maintenant ça a changé, il y a des magazines, des ipads… Dans le train, peu de gens lisent, alors le côté littérature de gare, ça n’existe quasiment plus. Donc, ce changement, c’était plus vis à vis des auteurs. J’avais envie de leur dire que je ne travaillerais pas différemment avec Lautréamont, qu’ils sont vraiment des auteurs en train de faire une œuvre. A un moment, dans le polar, on avait l’impression qu’il n’y avait pas vraiment d’œuvre. Certains auteurs étaient présentés comme «l’homme aux 260 livres », alors oui, il y a un côté sympathique là dedans, mais je préfère faire douze livres qui sont essentiels qu’en faire 260, un peu à l’arrache. Tout ce qui est art de commande, « je t’ai fait un petit texte, tu me fais un contrat », non. Je suis plus du côté viscéral et existentiel : il faut que j’ai l’impression d’être face à quelqu’un qui, s’il n’écrivait pas son texte, allait mourir demain, qu’il y a une urgence. Et ça aussi, ça a un lien avec le rock. Cette même impression d’être embarqués à 400 à l’heure. Mes auteurs sont comme ça. Par exemple, Caryl Férey est en train de terminer son livre, et quand je lui parle au téléphone, j’ai l’impression d’entendre quelqu’un qui sécréterait de l’amphétamine de manière naturelle. Je préfère ça à une littérature populaire qui serait une littérature de feuilletons, avec la faculté d’en chier des pages et des pages…

Serie-Noire

Est-ce que, finalement, ces deux cultures ne s’adressent pas plutôt à un public averti ?

Si, carrément. C’est ce que je te disais, c’est du vent, ce truc de littérature populaire. Pour moi, la littérature populaire, c’est plutôt des artistes qui prennent en compte, pour leur art, tout ce qui est, justement, la culture populaire. Un bon polar, c’est la découverte d’un milieu, social, professionnel. Comme quand on fait de l’histoire, ne pas étudier uniquement l’histoire des institutions, mais se demander comment vivait le mec dans la rue. En ça, c’est populaire. Mais par contre, genre populaire comme musique pop, non. Ellroy est le seul qui ait réussi à faire le cross over entre une littérature extrêmement exigeante et des ventes colossales. Sinon, le polar populaire, en terme de ventes, c’est le polar le moins dérangeant. Et donc, il y a une vraie dichotomie. Quand tu es un éditeur de polars, tu es dans un genre où les patrons attendent beaucoup, pas chez Gallimard, mais il y a cette idée que le polar, c’est la poule aux œufs d’or, et en même temps, c’est à l’intérieur de ce champ là qu’il y a les livres les plus dérangeants et les plus anticommerciaux. Donc, le but de l’éditeur est d’arriver à faire un peu des deux. C’est ça qui m’amuse. De tendre à un équilibre plus que de ne faire que ce que je préfère. Parce que, ça, c’est un peu snob. Je suis un éditeur assez structurel. Chaque année, je me dis qu’il faut que j’ai deux, trois clous rouillés qui vont te faire mal aux pieds, et deux trois livres qui ne segmentent pas, que tout le monde pourrait lire.

Tout comme le rock n’est pas monolithique, en polar, tu cherches à représenter tous les courants possibles (roman noir, thriller, espionnage…)

Exactement. On se foutait un peu de ma gueule au début, parce que je citais Arnold et Willy, mais c’est ça : il faut de tout pour faire un monde. Je ne peux pas faire que des livres avec des désespérés qui ont envie de s’arracher la tête parce que le monde ne va pas bien. Et lire un bon thriller, une bonne mécanique parfaite, ça m’impressionne aussi. Donc, la Série Noire, c’est un peu le jeu des sept familles.

En même temps, quand tu édites un Chainas, tu sais que ça ne sera pas populaire, dans le sens où ça ne va pas se vendre énormément, mais tu crées un peu une communauté.

Oui, avec Chainas, il y a un côté culte.

Ça a un côté très rock aussi, cette notion de communautés. Ce n’est pas un peu jouissif, de voir une communauté qui grandit ?

Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir que la communauté qui aime Caryl Férey n’est pas du tout celle qui aime Chainas, et pourtant c’est publié dans la même maison. C’est ça qui me plaît, l’idée de diversifier. J’aime les singularités, les individus. Par exemple, je refuse les livres inspirés de Chainas, je n’ai pas envie de créer une école. Je suis plutôt de gauche d’extraction, mais en même temps profondément individualiste.

Donc, il n’y a pas un côté provoc de ta part ?

Je déteste la provoc. Pour moi, Chainas, ce n’est pas provocant, parce que c’est incarné, c’est perturbant. La provoc ne te dérange pas, la provoc te fait réagir dans un but marketing. Etre dérangé, c’est être oppressé, comme quand je lis certains livres de Peter Sotos, des récits très sexuels, ou Sade. En ce moment, depuis la moitié des années 90, le sentiment de gêne, d’oppression est de plus en plus difficile à faire valoir. La culture devient de plus en plus un truc de divertissement. Alors que je ne lis pas un polar pour me divertir du tout, c’est plutôt pour me prendre quelque chose dans la gueule ou apprendre quelque chose, pas de manière didactique, mais ouvrir les yeux sur une réalité que je ne connaissais absolument pas

fun house                    Guns 'N' Roses - Front (petite)

Tu sais qui lit la Série Noire ?

Non. C’est le bon côté de Gallimard, très archaïque au niveau du marketing. On a la chance d’avoir le nom et on surfe un peu là dessus. Quand j’ai édité Citoyens clandestins, qui se passe dans le monde du contre espionnage, des attentats terroristes, de l’islamisme, je m’attendais à voir des mecs. Et bien dans les salons littéraires, pas du tout. Il y a plein de filles qui accrochent au personnage de Lynx, le côté mystérieux, un peu salaud (rires). Donc, en fait, de temps en temps, je me trompe complètement. Le seul truc que je sais, c’est que des livres dérangeants, comme ceux de Chainas, ne vont toucher qu’un petit groupe.

Tu parlais des filles. Dans le rock comme dans le polar, il y en a peu.

Effectivement. Je sais que c’est débile mais j’ai eu beaucoup de mal avec les meufs dans le rock… Jusqu’à ce que je découvre L7, dans les années 90, que j’écoute depuis toutes les semaines. Je trouve ça absolument démentiel. Et les punks. Mais j’écoutais Led Zep, les Guns, les groupes à voix, et quand j’écoutais Janis Joplin, ça me cassait les nénettes. En fait, j’aime dès que c’est punk et dès que c’est braillard. Comme quand Peaches faisait l’entrée d’Iggy Pop, jouait en bikini avec sa Gibson Flying V, en se moquant des mecs qui la regardaient. Dans la Série Noire, c’est le hasard. L’année dernière, et elles reviennent cette année, on a eu deux jeunes femmes, Ingrid Astier et Elsa Marpeau, et bien sûr Dominique Manotti. Elsa Marpeau va gratter dans des zones dérangeantes de la psychologie, des rapports de force, des rapports de pouvoir, notamment les rapports hommes femmes, qui sont étudiés en tant que tels, alors qu’un homme n’en parle même pas. Elle est obsédée par la question du genre, de l’identité sexuelle, elle me fait m’interroger sur la façon dont je me comporte parfois… et c’est ce que doit faire un polar, déconstruire ton rapport au réel, sauf qu’elle, elle le fait sur un domaine très intime. Ça ne parle pas des horreurs du monde mais de nos horreurs, nos petites horreurs quotidiennes. J’aime les filles qui tirent le tapis sous les pieds. Pareillement, Ingrid Astier a un côté très évident, comme un bonbon, et elle est en fait complètement barrée. Les filles avec qui je bosse sont de sacrés numéros. Je ne les édite pas en tant qu’objets marketing, en me disant elles ont des yeux bleus, et qu’on va faire un thriller avec des enfants. Elles sont sauvages et super ambitieuses. Elles savent où elles vont.

quai           lesyeuxdesmorts    évasion

Mais tu reçois moins de manuscrits de femmes ?

Je reçois pas mal de trucs de filles, mais…

mais c’est… chiant ?

Ouais, (rires), comme 99 % des trucs qu’on m’envoie. Dans les manuscrits de mecs, il y a beaucoup de clichés sur la gueule de bois, la défonce, le désespoir, le cancer… ce côté masculin, « j’ai mal au ventre, je vais mourir ». Et chez les filles, je reçois beaucoup de thrillers psychologiques… et ça , ça ne me parle pas, sans sexe. J’espère que le fait qu’il y ait Dominique Manotti, Ingrid, Elsa, amènera de nouvelles filles. Des personnages étranges comme Amélie Nothomb quand elle a fait ses deux premiers livres, avant qu’elle ne devienne une machine malgré elle, des femmes qui sont dans l’étrangeté plutôt que dans la séduction.

En ce moment, énormément de polars sont publiés. La Série Noire doit garder sa place dans cette masse. Est-ce qu’il n’y a pas un plaisir, un devoir même à ne pas devenir trop populaire, dans le sens où ça deviendrait trop merdique ?

Encore une fois, le but, c’est de réussir à leur refourguer un truc perturbant. Quand je publie un livre comme Nesbo, qui est très bien, mais qui est un grand thriller, donc assez commercial même s’il est d’une grande honnêteté, et que j’en vends 55000, je me dis que par erreur, je vais peut-être réussir à inciter 2000 ou 3000 personnes à aller voir un petit peu à côté. C’est toujours l’idée de diversifier et aussi de ne pas bouder son plaisir. Ce qui compte, c’est l’honnêteté. Comme dans la musique. Je n’ai pas de problème avec la pop music, ou avec des trucs très légers ou même de la folk complètement molle, si je sens que les mecs sont honnêtes. Par contre le côté marketé… Dans le polar, c’est pareil. De temps en temps, on est très heureux de lire un bon thriller des familles. Mais quand on a l’impression que le thriller en question a été édité de manière mécanique…C’est pour cette raison que je ne suis pas un fan des séries. Tu en fais deux, trois à la rigueur, mais au bout de quatre, tu es en train de faire une recette.

En résumé, le but, c’est de trouver le Nirvana.

C’est exactement ça ! De se dire que c’est possible, d’y croire et d’être fier de ce qu’on a fait. Par exemple, quand Caryl, avec Zulu, atteint les 40000 exemplaires, alors que je l’ai connu qui galérait, tu te dis que c’est possible.

Tu te censures ?

J’ai encore un peu de mal à éditer un premier roman qui n’est pas complètement abouti en me disant que le deuxième sera bien. Il y a une ou deux personnes comme ça avec qui je n’ai pas pu travailler. Mais pour le moment, je n’ai pas de gros regrets. Et puis, j’essaye de bosser un peu dans ma grotte et s’il y a des trucs qui me passent à côté, de ne pas trop les lire. (Rires)

Mais tu ne te dis jamais, « ça, je ne peux pas » ?

Ah non !

En rock, comme en polar, il faut surprendre, se renouveler. Ça sous-entend d’avoir des références et la connaissance de ce qui a été fait, non ?

Je me souviens, un soir, à l’inauguration du salon du livre, être tombé sur Manœuvre et Eudeline, à l’époque où ils avaient une émission sur le câble et où ils t’expliquaient que si tu n’avais pas vu le Clash en 77 dans je ne sais quelle boîte punk française, tu n’avais rien compris à rien. Moi, j’ai un côté le monde commence avec moi. Et si, par exemple, je trouvais quelqu’un qui faisait du Jim Thompson aussi bien que Jim Thompson, j’aurais du mal à me dire non. J’aime bien l’arrogance des mecs qui continuent à écrire, parce que sinon, tout a déjà été un peu fait, même les polars super déjantés. Les références, je laisse ça aux historiens, aux critiques. Quant à la progression, ça dépend. J’aime autant David Bowie que Neil Young, Neil Young qui fait toujours la même chanson, différente parce qu’il a rajouté un petit doigt là, alors que c’est toujours la même structure d’accords. En fait, j’ai l’impression que tout a toujours été un peu là, ce sont les techniques qui changent. Par exemple, chez Chainas, la vision du narcissisme, elle, a changé. C’est le monde d’aujourd’hui, de l’internet, de la demande, de l’offre, d’un super capitalisme qui n’existait pas dans les années 70, mais sinon les racines de ses interrogations sont les mêmes que Ballard.

Tu peux relire ou réécouter un bon album ou un bon polar trente ans après. Mais il y a des romans qui ne sont plus lisibles maintenant, alors qu’ils étaient très bien à leur époque ?

Déjà, tout le polar des années 50 français, les titis machins, les Simonin, Razzia sur la chnouf, les potes d’Audiard, c’est très franchouillard. J’ai tendance à minimiser l’argot un maximum, c’est-à-dire à tendre le plus possible vers un style classique. Pour moi, la modernité, c’est la phrase classique. Chainas, lui, est plus dans la gouaille. Il est capable de trouver un dictionnaire dans un vide-grenier sur l’argot des bouchers de Paris en 1920 et d’en faire un personnage, qui du coup parle un argot qui n’existe absolument pas. Et là, ça devient une création. Mais par exemple, dans le roman de Karim Madani, Le jour du fléau, au début, il y avait un vocabulaire très street. On a finalement gommé tout ça, et son livre est du coup beaucoup plus dérangeant, parce que beaucoup plus décollé d’une réalité trop concrète qui dans dix ans l’amoindrirait. La modernité, c’est plus le thème, ce que tu choisis de mettre sous la lumière. Mais il y a aussi des plaisirs coupables. Quand je dis que j’adore Appetite, j’ai quand même écouté plein d’autres choses après, et les envolées lyriques, walkyrie… il y a quand même un côté métal moule burnes, cheveux longs avec de la laque…

Tu parlais d’Ellroy, c’est la référence absolue pour tous tes auteurs ?

Il faut dire qu’Ellroy, avec son quatuor de Los Angeles, a fait super fort. Il a réussi à faire à la fois des romans extrêmement classiques, où tu as l’impression de lire du Tolstoï, avec une putain d’ambition littéraire, et en même temps, remplis de personnages ultra négatifs qui n’avaient pas la voix au chapitre avant dans les polars, qui ne vont pas hésiter à aller dans les marges… Maintenant, ça paraît complètement classique, mais à l’époque il n’y avait pas autant ça. Je reste attaché à Jim Thompson, mais quand j’ai lu Ellroy ! Ce qui est important, c’est qu’à partir d’Ellroy, les journalistes ont commencé à considérer le polar comme un genre à part entière, on l’a invité sur les plateaux littéraires, et tout d’un coup, on a vu le souci qu’avait Ellroy de faire une histoire. C’est la même chose avec DOA. Quand il écrit un livre, il passe plusieurs mois à faire un plan. Ce côté très sérieux, très laborieux, a énormément marqué les nouveaux auteurs de polars français. Avant, il y avait une dichotomie entre, d’un côté, un polar purement commercial, genre des gros thrillers, le retour du serial killer de la mort, et de l’autre côté, des polardeux, en général très engagés, qui avaient une vision du monde, mais qui s’asseyaient uniquement sur leur style, sans proposer d’intrigues. Ils écrivaient des petits livres courts, entre 200 et 300 pages, vite faits, et tu avais l’impression qu’ils pouvaient t’en faire dix, des livres comme ça. Et tout d’un coup, arrive un mélange des deux. Chez Caryl Férey, il y a à la fois ce côté super engagé, que tu peux trouver chez des Pouy, un côté gauchiste, et en même temps une ambition de faire un récit, avec des personnages, une intrigue, une manière de le raconter, où il faut que ça tienne. Tous mes auteurs sont des bosseurs.

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« Le beau sort beaucoup mieux entouré de merde. »

Il y a de nombreuses valeurs communes entre le rock et le polar : l’exploration de la face sombre, de la marge, l’attraction pour tout ce qui est déviant, la fascination de la mort. Polar et rock sont évidemment du côté obscur, ça veut dire qu’on est tous maso ?

Pas seulement maso. A mon avis, le beau sort beaucoup mieux entouré de merde. Dans un océan de merde, tu vois plus les diamants qui sortent. Le polar, c’est tout ça, mais dedans, tu vois à l’intérieur des personnages qui essaient de rester vivants, de tenir debout, de s’en sortir, de lutter. Comment faire avec, sans se perdre soi, son individualité, ce qu’on est ? C’est plus de la résistance sur un monde qui marche sur la tête. Et aussi, le polar marche très bien dans les périodes de crise. Chez certains, il est rassurant : on se plaint mais finalement, il y a pire… Il y a plein de forces contradictoires. Moi, ce qui m’intéresse, c’est surtout le beau dans le laid. Ou le littéraire dans le populaire, toujours être à contre courant.

Pour Caryl Férey, c’est un exutoire, il dit que sans le roman noir et le rock, il aurait fini à Action Directe.

(Rires) Ça, ce sont les points d’achoppement des uns et des autres. Je n’ai jamais été révolutionnaire. Le côté, « on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs » m’effraie toujours. J’aime bien les œufs. Tous les polardeux ont des lunettes, ils vont regarder dans une direction où un auteur de littérature traditionnelle n’ira pas obligatoirement gratter. L’obsession de la mort est omniprésente dans le polar, c’est quand même une des forces les plus importantes de l’existence. Je ne connais pas une personne qui ne soit pas, et encore moins chez les mecs, obsédé par la question de la mort. Je ne parle pas de la vieillesse, mais de la mort, de l’absurdité. Je vois le polar comme essayer de mettre de l’ordre dans un monde de désordre. Ça peut apparaître comme une littérature un peu ébouriffée, mal élevée, mais j’y vois aussi un cri d’amour à la vie, et le rock aussi. Quand je parlais d’énergie adolescente, c’est une sorte de trop plein d’énergie et les polardeux sont souvent des gens qui ont un trop plein de réactions, qui ont emmagasiné pleins de choses, et qui, à un moment le ressortent, avec du bruit, de la fureur, une sorte d’énervement, mais quand même un grand romantisme. Dans les polars, il y a toujours des histoires d’amours malheureuses, quelqu’un qui a été plaqué, quelqu’un hanté par les démons du passé.

En ce qui concerne les valeurs communes, on trouve aussi le refus de la bien-pensance et du politiquement correct, non ?

Quand on a fait Le bloc de Jérôme Leroy, c’était très important qu’il nous place dans la tête de deux fachos. C’était son parti pris esthétique, et on a décidé justement d’y aller à fond, qu’il y n’ait pas de jugement moral, ou de garde fou. J’ai découvert le polar quand je faisais mes études de socio, et c’est pour moi le genre littéraire de la sociologie. Il vous fait décrypter le réel différemment. Un bon polar est sociologique, politique. De façon plus ou moins marquée. Manotti et DOA, avec L’honorable société, portent une charge contre les Sarkozy, Les DSK, les magouilles économiques, industrielles. On est dans une vraie critique, mais pas appuyée. DOA et Manotti n’ont, à mon avis, pas du tout la même vision du monde. Je ne sais pas s’ils votent, mais s’ils votaient, je ne suis pas sûr qu’ils voteraient pour la même personne. Par contre, ils s’entendent sur le constat, et le constat peut créer plein de points de convergence. Dans Le bloc, ce qui est dérangeant, c’est que l’un des protagonistes, qui est pourtant une pure ordure, ne dit pas que des bêtises. La page d’avant, tu le détestes, et tout d’un coup, il dit un truc, et tu te dis, merde, je vois ce qu’il veut dire. C’est beaucoup plus intéressant, on est forcés de s’arrêter, de réfléchir, plutôt que les gens qui prêchent entre eux. J’ai toujours été plus individualiste que groupe.

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La Série Noire a perdu son aspect revendicatif. Et le rock a abandonné les protest songs.

Les protest songs, ça m’a toujours surgavé. Les derniers, c’était Noir Désir, et à l’époque, ça me faisait doucement marrer. J’adorais dès que Teyssot-Gay jouait, alors là, ça partait, mais les grandes imprécations et compagnie ! Cette évolution est une force, dans le polar aussi. Pendant un moment, il y a quand même eu une tendance à faire un polar bien élevé et politiquement correct, où les héros étaient des mecs de gauche, les méchants étaient des flics, il y avait des fachos dans le coin, il y avait des bourgeois. On y retranscrivait des batailles politiques. Je préfère des polars qui ont plus une dimension sociologique, qui présentent un contexte et laissent au lecteur le soin de se faire son idée. C’est pour ça que j’adorais les Stooges. Quand tu penses aux Doors, même s’ils n’étaient pas politiques, tout le côté pompeux, gonflant du rocker qui te dit quoi penser ! Je suis beaucoup plus Iggy Pop, qui montre sa quéquette, vraiment bêta. Par exemple, j’aimais bien Trust quand j’étais plus jeune, mais pour le côté vraiment débile, genre heavy metal, bas du front, plutôt pour que les paroles de machin. Et pour le coup, elles datent vachement. C’est dur de dater un constat, tandis que si tu apportes des solutions, on peut dire, ah oui, là c’était la grandeur du marxisme, là c’est l’arrivée du polar de droite des années 70…

Justement, si ça dit quelque chose de notre époque, ça en dit quoi ?

Ça dit qu’en ce moment, c’est une grande partouze généralisée, même en musique. J’ai l’impression que les mecs qui font du rock maintenant écoutent de tout. Tu as des mélanges. Dans le polar, c’est pareil, les auteurs viennent du cinéma, de la BD, des jeux vidéo. Tout ça fait un truc beaucoup plus foutraque, joyeux, tout aussi critique, mais en creux.

Ce sont deux arts indispensables, et pourtant aucune chanson ni aucun polar n’a jamais changé le monde. DOA dit : « on ne fait que de la fiction. Le vrai plaisir d’un livre, celui qui passe à la postérité, c’est celui qui sait créer une émotion chez le lecteur. Je doute que la fiction ait un autre pouvoir ». Si ça ne bouleverse pas la société, ça bouleverse l’individu ?

Ce qui m’importe le plus au début, c’est un choc, c’est pompeux quand je dis ça, mais un choc esthétique. Pour moi, ce sont avant tout des artistes. Souvent, on oublie que le polardeux est un écrivain qui fait ses phrases, qui les reprend, les retourne. Si un livre pouvait changer la face du monde, ou même un disque de rock, je serais très inquiet. Mais ça te permet de changer ton regard, et après ton regard guide tes actions. Ça te bouge de l’intérieur. On n’est moins dans la question d’un engagement que dans la question d’une révolution interne, comme dans la révolution des planètes. Tout d’un coup, on tourne sur soi-même, on change l’angle.

Quand tu lis ou que tu écris un polar, le but, c’est de recevoir ou de donner des sensations fortes, comme en rock ?

Carrément. C’est de te boxer. Les lunettes dont je parlais tout à l’heure, c’est sûr qu’on ne va pas te les poser doucement sur les yeux. Comme quand tu te réveilles après une soirée un peu trop agitée, que tu as une gueule de bois. Tout à coup, tout te paraît vachement plus acéré. Tu vois les gens de plus près, tout est maximisé. C’est pour ça que j’aime bien le métal, on pousse l’ampli à 11. La Série Noire, c’est ça :« accrochez les ceintures ! ». Alors, pas toutes les Séries Noires, mais celles qui me tiennent le plus à cœur, sont celles où on met la ceinture, comme si on mettait Kyuss ou Queens of the Stone Age, et on y va. Le truc bien bourrin.

Le plus important, finalement, c’est d’avoir envie de tourner les pages et d’écouter un album.

En tant qu’éditeur, c’est le seul principe. Plus tu lis, plus ton goût se développe, et plus ta subjectivité devient objective. Mais le fond du truc, c’est une pure subjectivité. C’est juste, celui-là, je n’ai pas pu m’en décrocher.

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Best of par Aurélien Masson

le grand sommeil Le grand sommeil de Raymond Chandler

Le Los Angeles des années 30 ambiance Chinatown de Polanski, les beautés fatales et manipulatrices, les privés dur à cuire à qui on ne l’a fait, la pègre qui fricote avec les bourgeois… en quelques livres Chandler a créé la matrice du roman noir moderne. Ellroy ne lui dira jamais assez merci. A lire en écoutant Thelonius Monk.

des cliques Des cliques et des cloaques de Jim Thompson

Mort oublié de tous dans une chambre miteuse d’un hôtel californien en 1977, Jim Thompson est un diamant noir du polar américain. Peuplés de psychopathes aliénés, de soiffards dégénérés, de famille consanguine, les romans de Thompson sont les premiers polars à jeter si crument la lumière sur les White Trash de l’Amérique. Adapté par Corneau sous le titre Série Noire, ce livre peut se déguster en écoutant Raw Power des Stooges.

le petit bleu Le petit bleu de la côte ouest de Jean-Patrick Manchette

Intello, situationniste, grande gueule, Manchette dynamite dans les années 70 le polar français à la papa en lui injectant de la politique et de la philosophie appliquée. Avec Manchette, le polar français rentre dans la cour des grands, d’autres suivront sur cette voie nouvellement tracée (cf. Daeninckx, Jonquet par exemple lui doivent beaucoup). A lire en écoutant du Miles Davis et en fumant des gauloises brunes.

la foire aux serpents La foire aux serpents de Harry Crews

Aujourd’hui cloué dans un rocking-chair en Floride, après des excès chimiques en tout genre, Harry Crews peut être considéré comme le cousin punk de Thompson. On retrouve ce goût pour l’Americana trash, l’envers bétonné du rêve américain, ces petites villes de campagne désespérantes où violence et autodestruction ne semblent être que l’unique réponse. A lire en écoutant les Mothers of Invention.

la sirène rouge La sirène rouge de Maurice G. Dantec

Le premier et seul vrai polar de Dantec avec qu’il ne décide de plonger corps et âme dans l’anticipation sociale et la science fiction. Road book halluciné et pétardant à travers l’Europe où les cadavres servent de bornes kilométriques, La sirène rouge est un polar pop qui n’a rien à envier à ses cousins américains. A lire en écoutant Scary Monsters and super Creeps de Bowie.

citoyens clandestins Citoyens Clandestins de DOA

Avec ce livre, DOA nous projette dans les coulisses malodorantes du Renseignement Français. Alors qu’un attentat islamiste se prépare en pleine période électorale, nous voyons que les intérêts de l’Etat et ceux des citoyens sont loin d’être toujours les mêmes. Avec ce livre, DOA donne un coup de jeune et offre une vision réaliste et glaçante du monde des barbouzes. A lire en écoutant Fantaisies militaires de Bashung.

versus Versus d’Antoine Chainas

Versus c’est l’exploration jusqu’au-boutiste d’un sentiment : la haine. En nous plaçant dans le crâne de Nazzutti, flic raciste, nihiliste sans concession, Chainas nous brutalise, nous choque. Sexualité transgressive, logorrhée bileuse, violence protéiforme, rien ne nous est épargné. Vous avez vu Bad Lieutenant ? Eh bien Keitel, à côté de Nazzutti, c’est de la petite bière. A lire en écoutant Ace of Spades de Motörhead.

zulu Zulu de Caryl Férey

Succès commercial, Zulu montre que l’on peut à la fois faire des thrillers de qualité et populaires. Y a pas que Grangé dans la vie. Voyageur impénitent attiré par les pays maltraités par l’Histoire, Caryl nous amène avec ce livre dans les townships du Cap et nous fait toucher du doigt la misère crasse et la violence de ce pays. Derrière les clichés de cartes postales, c’est toujours la même révolte qui gronde. A lire en écoutant Sandinista des Clash.

le léopard Le léopard de Jo Nesbo

Les polars nordiques ont souvent la réputation d’être lents, atmosphériques, disons le tout net à la limite du chiant. Eh bien essayez donc Nesbo !! Course-poursuite sur plus de 800 pages qui nous balade des montagnes enneigés de Norvège jusqu’au cœur de l’Afrique, Le léopard est un livre jouissif que l’on ne peut pas poser avant de l’avoir fini. Harry Hole, en parfait cousin du Mel Gibson de L’arme fatale, est un héros comme on en fait peu dans le polar. A lire en écoutant Sticky Fingers des Rolling Stones.

la belle vie La belle vie de Matthew Stokoe

A paraître en février 2012, La belle vie, c’est un peu comme si vous preniez un shaker : un tiers de Chandler, un tiers de Sade et un tiers de Brett Easton Ellis. Jetant la lumière sur les bas-fonds de Los Angeles et le monde de la prostitution, La belle vie est un livre sur nos sociétés narcissiques du spectacle, sur le désenchantement amer qui coule dans nos veines, sur l’impasse de nos désirs inassouvis. A force de regarder les étoiles, on oublie parfois qu’on a les pieds dans la merde. A lire en écoutant Lawless Blackness de Watain.

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Interview publiée en deux parties dans New Noise n°7 novembre-décembre 2011 et New Noise n°8 janvier-février 2012