Bifurquer. Emprunter un chemin nouveau sans avoir à fondre ses pas dans celui d’un autre. Sauter joyeusement de la falaise pour voir si on peut voler… Un pari dingue, une audacieuse ambition, un risque kamikaze ? Quand Aurélien Masson, l’ex boss de la Série Noire a quitté Gallimard pour créer EquinoX, une collection de romans noirs aux Arènes, les avis au sujet de ce choix inattendu ont été partagés. Six mois après son lancement, l’impétueux éditeur a prouvé qu’il était retombé sur ses pattes sans même se fouler une cheville. Pas de danger qu’il se casse le col du fémur en chaussons sur du beau parquet ciré. Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, s’il a changé de voie, il a gardé le cap. Proposer des romans qui tabassent, questionnent notre monde avec le sourire ou un coup de dents, des livres qui déstabilisent et vous font étrangement vous sentir moins seul dans le chaos.

Après une dizaine d’années passées à la tête de la Série Noire, tu as quitté Gallimard pour fonder ta propre collection, EquinoX, aux éditions des Arènes. Est-ce l’excitation de créer quelque chose, de partir d’une page blanche qui a présidé à ce choix ?
Tu m’enlèves les mots de la bouche. Je suis entré à la Série Noire en l’an 2000, j’avais 25 ans, et après 17 ans au sein d’une même maison, aussi prestigieuse soit-elle, j’avais besoin de renouveau, d’air frais. Chez Gallimard, j’avais un peu l’impression de faire partie des murs et j’ai ressenti un besoin de sauter dans le vide, de prendre des risques. Ça a surpris pas mal de gens, mais il n’y a bien qu’en France qu’on passe toute sa vie dans une même boîte. Ce changement est aussi le résultat d’une rencontre avec Laurent Beccaria, le directeur des Arènes, qui m’a tout de suite laissé carte blanche et ça, c’est un fantasme pour tout éditeur. Souvent quand j’étais à la SN, on me disait « oui mais bon, c’est facile pour toi, tu es à la Série Noire ». Donc voila, je voulais prendre mes responsabilités et me mettre à nu. Et soyons honnête, sauter dans l’inconnu c’est excitant. J’aime bien les batailles, les bagarres et quand je repense à la Série Noire, le plus drôle c’était les premières années quand nous repartions de rien et que tout était à faire. Une fois que les succès arrivent, c est chouette pour les patrons et les auteurs bien sûr, mais disons que le jeu devient plus sérieux. Recommencer à zéro, c’était aussi retrouver ces sensations adolescentes qui m’avaient un peu quitté durant les dernières années de la SN.
Tu présentes EquinoX comme une collection de romans noirs. Qu’est-ce que cette appellation de littérature noire désigne pour toi ?
Vaste question qui pourra éternellement se poser. J’ai toujours du mal avec les boîtes, les catégories, les genres, les sous-genres (ça s’applique aussi à la musique quand je lis les chroniques de New Noise sur les disques je pète toujours de rire devant cette volonté de catégoriser les disques genre « black indus metal post symphonique » « doom transcendantal tendance nordique »…). La France est le pays de Descartes et de la logique de classification.
Mais pour répondre à ta question, un roman noir est pour moi un roman ancré dans la réalité sociale de ce qu’il décrit. C’est un roman politique, mais politique au sens large, pas au sens engagé. Il n’est pas là pour vous dire comment penser, juste vous présenter le chaos social qui vous entoure et vous pousser ensuite à réfléchir par vous-même. Je déteste les auteurs à intentions, je n’aime pas le prêt-à-penser. Le roman noir est un roman qui dévoile les zones d’ombres de nos sociétés contemporaines, les zones de conflits, là où rien ne se passe comme prévu, là où ça gratte, où ça ne va pas de soi. C’est aussi un roman de communauté, une littérature où le lecteur n’est plus qu’un simple individu atomisé mais un être « ressentant » et qui se dit « ha putain enfin!! Je ne suis pas seul dans la nuit, ce monde-là que l’on nous offre est bien un monde qui marche sur la tête, je ne suis pas fou ». C’est pour ça qu’en général, plus la société va mal, plus le roman noir se porte bien. De ce point de vue là, merci Macron, continue comme ça et de grands livres noirs vont fleurir à tout va. Tant qu’il y a du noir, y’a de l’espoir, comme diraient les Bérus.
Parle-nous du logo et des couvertures. Les illustrations sont-elles toutes des dessins originaux ? Comment sont sélectionnés les artistes ?
Le logo, c’est simple, c’est un rêve de gamin. Je suis un enfant du rock, c’est ma matrice culturelle et tous les groupes que j’ai aimés (et que je j’aime) avaient des logos ou des lettrages bien particuliers reconnaissables de loin : les Stones, les Stooges, les Ramones, les Bad Brains, les Dead Kennedys, les Guns, enfin je pourrais en citer mille…
Quand Beccaria m’a dit « carte blanche », la première chose que j’ai dite c’est « je veux un logo qui claque, un logo dont on pourrait faire un T-shirt ou un tatouage ». C’est le grand Killofer qui a fait le logo, deux lézards qui se mordent la queue dans une ronde que je trouve assez sensuelle. Ils sont noir et blanc, un clin d’œil justement à cette classification littérature blanche/littérature noire et dont j’appelle au dépassement.
Le choix des illustrations, c’est tout simplement que je commençais à en avoir assez de toutes ces photos issues de banques d’images et qui finissaient par toutes se ressembler. J’aime bien l’idée que le livre soit un objet unique, sacré, précieux, comme une belle pochette de vinyle (impossible d’oublier la banane du Velvet ou les Ramones et leur mur de brique). Je bosse avec un ancien directeur artistique de Libé, Alain Blaise, un bon frappadingue qui a fait un AVC l’année du lancement de la collection, mais qui est sur pied et vaillant maintenant, bref un rocker dans l’âme et dans le cœur. C’est lui qui connaît tous ces artistes fabuleux avec qui j’ai l’honneur de travailler: Killofer, Yann Legendre, Stéphane Trapier, Jessy Deshais… En 2019, on a même une couverture faite par Liberatore, le créateur mythique de RanXerox, autant te dire que j’étais comme un gamin quand j’ai rencontré le mec.
J’aime cette idée que des artistes bossent sur les couvertures des livres. Le travail que nous apportons au texte, nous l’apportons avec la même passion pour les couvertures. C’est beaucoup plus compliqué à manœuvrer que si on cliquait sur des photos sur un écran anonyme, mais c est terriblement plus excitant et vivant.
Les deux premiers textes que tu as publiés, Racket de Dominique Manotti et Un feu dans la plaine de Thomas Sands, témoignent-ils de ta volonté de mettre les auteurs français en avant ? De mêler dans ta collection des romanciers aguerris et des auteurs de premiers romans ? De proposer tes textes courts ou plus longs ?
C’est sûr qu’EquinoX est d’abord et avant tout une collection de romans noirs français. J’ai toujours aimé bosser avec des Français. On est ensemble dans le même van et c’est comme si on partait en tournée. J’ai toujours beaucoup de mal à distinguer le travail de l’affectif. J’aime tous mes auteurs à ma manière, parfois imparfaite mais toujours passionnée, et je me couperais un bras pour eux. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas ne pas être d’accord ou s’engueuler, voire se quitter. Mais le temps où nous avons été ensemble, nous nous sommes aimés. Les livres sont pour moi l’incarnation d’une histoire d’amour et de désir entre un auteur et son éditeur. S’il n’y a pas d’amour, à quoi bon ? On me dit « à trop s’investir, on est parfois déçu, il faut garder une certaine distance professionnelle ». C’est simple, j’y arrive pas et je préfère me prendre dix fois un mur dans la gueule et souffrir plutôt que de me protéger et finir comme un éditeur blasé qui « développe des projeeeeeeets ». Je déteste le terme projet appliqué à l’art. Pour moi, tout est plus flottant, incertain et donc excitant.
Donc, oui, je bosse avec ceux qui veulent toujours bien de moi après toutes ces années, comme Dominique Manotti, Ingrid Astier, Sylvain Kermici, Frédéric Jaccaud, Pierric Guittaut ou Clément Milian. Ils m’ont suivi de la Série Noire et je les en remercie, car passer de Gallimard aux Arènes, c’est un vrai saut quantique. Mais à côté des ces auteurs « compagnons de route », EquinoX entend laisser une vraie place aux premiers romans. Une collection, c’est comme un organisme vivant. Si on reste fermé sur soi, on finit par se scléroser et mourir. C’est aussi tout l’intérêt d’être éditeur que de donner leur chance à de parfaits inconnus. Le monde de l’édition est un monde parfois un peu fermé et replié sur lui-même, j’aime bien ouvrir les portes et les fenêtres et laisser rentrer le vent.
Quant à la longueur des textes, c’est pour moi une non-question. L’essentiel est que le texte ait la longueur qu’il doit intrinsèquement avoir. Certains textes sont faits pour être courts et furtifs comme un coup de lame, tandis que d’autres ont besoin de plus de temps pour se déployer. Chez EquinoX, on peut aussi bien trouver des romans secs et nerveux comme du Minor Threat que de longs récits épiques à la Sleep. C’est pour ça que nous avons trois formats (petit, moyen et grand). Il s’agit de ne rien nous interdire si on sent qu’un texte se doit d’être publié. Vous ne m’entendrez jamais dire « j’adore ton texte mais je ne peux pas le faire car il est trop petit ou trop long ». Comme pour beaucoup de choses de la vie, c est le désir qui crée le réel et non l’inverse.
Comment as-tu découvert Thomas Sands ? Peut-on espérer être publié chez EquinoX en envoyant son manuscrit ?
Thomas Sands, c’est le premier livre que j’ai signé chez EquinoX. Je l’ai reçu tout simplement par la poste et, dès les premières pages, j’ai su que ce livre était pour moi, que je me devais de l’éditer. Un feu dans la plaine est un livre qui me tient plus qu’à cœur, c’est un livre que j’aurais aimé écrire. C’est écrit comme du Manset passé à la broyeuse noire, ça parle de violence symbolique, de colère, de soulèvement, de violence. Quand on l’a sorti en mars dernier, la France baignait en pleine histoire d’amour avec Macron qui planait dans les sondages. On nous a accusés de faire l’apologie de la violence, de cracher dans la soupe. Quand je vois le mouvement des gilets jaunes, qui pour moi est avant tout un mouvement d’insurrection face à la violence symbolique d’un pouvoir arrogant et méprisant, je me dis que Thomas avait tout compris avant les autres.
Le plus drôle, c’est que je ne sais rien de ce mec, on échange par mail et par téléphone. Il ne veut pas se montrer, ni aux medias, ni aux libraires, ni aux lecteurs, ni à son éditeur. C’est un homme de l’ombre. Ses livres sont comme des pavés et ils se suffisent à eux-mêmes. Cette attitude d’effacement de soi dans un monde narcissique très « moi je » me plait beaucoup. En ce moment, il bosse sur son second roman, Les divisions de la joie. Ça parlera, entre autre, de l’ultra-droite, de migrants, de déliquescence sociale et de dégoût. Bref, ça parlera de la France d’aujourd’hui.
Donc, oui, envoyez vos livres par la Poste chez EquinoX, à l’ancienne. Je suis un mec du monde d’avant, et cela de plus en plus. Par contre, je vais être honnête, je suis à présent tout seul aux manettes, je n’ai plus d’assistant ou de stagiaire, donc je suis désespérément lent. Il m’arrive de rater des trucs, enseveli que je suis de manuscrits. Mais je préfère le plus au moins, donc je ne me plains pas.
Comment s’est faite la rencontre avec Patrick Michael Finn ou Jedidiah Ayres, qui sont américains ? Comment choisis-tu les romans d’auteurs étrangers ?
Il y a 3 ans, j’ai été invité à Philadelphie à une convention noire dédiée à Goodis, pour recevoir un prix pour ce que nous avions fait ces dernières années à la SN. J’avais l’impression d’être déjà mort. En fait, je me suis marré comme une baleine, il y avait plein de frappadingues, de passionnés, de cœurs à vif. Ça a beaucoup bu, fumé, rigolé et c’est là que j’ai rencontré Jedidiah qui lisait sur scène une nouvelle. J’ai adoré direct et le mec était drôle, un fils de pasteur texan qui écoute du death et du black et qui ne jure que par le cinéma indépendant des années 70. On est allés se bourrer la gueule dans un bar texan de la ville, où les serveuses vous montraient leurs seins quand vous leur laissiez des pourboires (c’était avant me too et balance ton texan). A la fin de la soirée, il était évident que nous allions bosser ensemble. On a commencé par Les féroces, une novella crépusculaire qui décrit une révolte de prostituées mexicaines dans le désert à la frontière du Texas et on est en train de traduire (enfin Antoine Chainas, son traducteur) son premier roman Peckerwood.
Finn, c’est le libraire de la convention qui me l’a foutu dans les pattes. Après mon intervention sur scène, le mec est venu me voir avec un petit texte édité par une presse universitaire inconnue en disant « mec, je t’ai écouté, ce livre, il est pour toi ». Il ne s’était pas trompé. Ceci est mon corps est un petit chef d’œuvre qui vous décrit en une centaine de pages la soirée apocalyptique et fondatrice d’une jeune ado de 14 ans qui va découvrir la vie lors d’une longue nuit de beuverie. C’est un livre cru, mystique, on se croirait dans un tableau d’Otto Dix projeté au cœur des Etats-Unis. Depuis on se parle régulièrement par mail et c’est devenu un ami (je dois aller chez lui cet été en Arizona avec mon fils Iggy découvrir le désert, les coyotes et la bouffe épicée). On vient d’acheter son roman, A place for snakes to breed, alors qu’il n’a pas encore trouvé d’éditeur dans son pays. Les ricains trouvent ça trop dur, tu parles.
Donc pour répondre à ta question, je ne choisis pas vraiment ces livres, ce sont plutôt eux qui me choisissent. Je n’ai que du bol d’être au bon endroit, au bon moment. C’est souvent ça une vie d’ailleurs, une succession de hasards, plus ou moins bien maîtrisés.
Tu as désormais huit titres à ton catalogue. Après six mois d’existence, l’heure est-elle à un premier bilan ?
C’est un peu trop tôt. Disons que nous avons eu de bonnes surprises avec Mamie Luger de Benoit Philippon, Racket de Dominique Manotti ou encore Présumé Disparue de l’anglaise Susie Steiner. Ces trois titres se sont vendus entre 7 et 10 000 exemplaires chacun et me permettent d’équilibrer un peu les ventes moins bonnes d’autres textes comme Sands, Finn ou Kermici. Mais là encore, c’est pas grave. J’édite souvent des livres en sachant pertinemment que je vais à peine en vendre mille. L’édition, c’est une histoire d’équilibre et les livres qui vendent servent à financer ceux qui se vendent moins. Comme je dis parfois en rigolant, il faut bien signer Blondie pour financer Napalm Death. Je ne suis pas un idéaliste radical. Ce qui m’importe, c’est de durer et de pouvoir creuser un sillon.
Comment as-tu vécu le lancement de ta collection ? As-tu ressenti de la bienveillance de la part des autres éditeurs, des critiques, des journalistes, que tu connais depuis longtemps, ou t’a-t-on fait comprendre que tu devais faire tes preuves à nouveau ?
Euh comment dire…hahah…Disons que j’ai eu l’impression d’être Keith Richards en 1975 qui quitte les Rolling Stones pour intégrer les Ramones. Finis les jets privés, bienvenue dans le van. Je pensais avoir plus de soutiens, ce ne fut pas vraiment le cas. Mais je ne suis pas amer du tout, je suis plutôt content finalement de redémarrer de rien. Comme ça, on ne peut pas nous accuser de copinage ou de complaisance. J’avoue que les débuts ont été très toniques mais dans quelques temps, je me connais, je penserai à ces moments avec nostalgie: « et tu te souviens au début où on galérait, on se marrait bien quand même ». J’aime beaucoup Guns N’Roses mais seulement de 85 à 88, après Appetite for Destruction, après le succès, ça devient de la merde. Use your Illusion 1&2, globalement, c’est de la merde. Le succès, ça rend bouffi. C’est pour ça que j’aime les Ramones et Motörhead, ils n’ont pas eu le temps d’être ramollis par le succès. Donc, oui, on est repartis à la baston comme en 14, mais c’est chouette, on se sent vivants. It’s Alive…
« L’intérêt principal d’être en bas de la montagne, c’est qu’on peut espérer la gravir et arriver au sommet. Quand on est déjà au sommet de la montagne, on peut au mieux y rester ou alors tomber. »
Y a-t-il des avantages à être moins visible qu’une collection établie?
Des avantages, je sais pas… disons qu’on a plus de liberté de tirer dans tous les sens car on n’est pas sous les feux de la rampe. Mais je ne suis surtout pas dans une esthétique pseudo-punk de la loose. Sûrement pas, pour moi le punk, c’est un pirate individualiste fuck’em all. Je cherche le succès, je veux par dessus tout que mes auteurs vendent des livres et se fassent du fric. Que l’étau de la société qui les enserre puisse justement se desserrer. Mais pas à n’importe quel prix. L’essentiel, c’est qu’au crépuscule de sa vie, on puisse regarder à la fin derrière soi, se regarder dans le miroir en assumant ce qu’on a fait. Je veux que mes auteurs soient fiers d’eux. La vie est trop courte et absurde pour avaler des couleuvres, en plus c’est pas très bon.
En y pensant, je me dis que l’intérêt principal d’être en bas de la montagne, c’est qu’on peut espérer la gravir et arriver au sommet. Quand on est déjà au sommet de la montagne, on peut au mieux y rester ou alors tomber.
J’ai suivi la critique autour de tes premières parutions. Je l’ai trouvée particulièrement frileuse, facilement effarouchée, même venant de chroniqueurs spécialisés dans le noir. J’ai lu, notamment au sujet de Ceci est mon corps de Patrick Michael Finn ou de Requiem pour Miranda de Sylvain Kermici, des remarques du style « Mais pourquoi écrire un tel texte ? », sous-entendu aussi dur ? Qu’as-tu à répondre à ça ? Pourquoi éditer de tels textes ?
Je dois avouer que ces critiques m’ont tout d’abord blessé. C’est une chose que d’aimer ou ne pas aimer un livre mais mettre en cause son existence même, je trouve cela particulièrement féroce. Après tout, on ne fabrique pas des armes, on n’oblige personne à lire, ce ne sont que des livres de papier. Et puis, j’ai fini par prendre cela pour un compliment. On disait la même chose de certains disques de Lou Reed ou des Stooges, de certains films de Haneke ou de Gaspard Noé. Les deux livres dont tu parles sont effectivement radicaux dans la mesure où ils décrivent des réalités difficiles (les excès parfois morbides de l’adolescence chez Finn et la pulsion meurtrière et nihiliste chez Kermici) sans apporter aucun jugement ni explication. Ce sont des livres cliniques qui nous laissent nous débrouiller tout seul avec la folie dans laquelle ils nous projettent. Personne ne nous tient la main, ni ne nous console. Je pense que c’est cela finalement qui a déstabilisé les gens, et quand on est fortement déstabilisé, on a tendance à détourner le regard et à en vouloir, un peu, à celui qui vous a fait voir en face ce que vous ne soupçonniez pas ou ne vouliez pas voir. On parle en musique parfois de bruit « blanc ». Ces deux livres peuvent être considérés comme des romans noirs « blancs ».
Le nombre de collections de polars ne cesse d’augmenter, comme si c’était la poule aux œufs d’or. Est-ce difficile de se faire une place dans le paysage ?
Je ne sais pas vraiment, ce sont des questions trop concrètes que j’évite de me poser. Si on se pose trop de questions, on ne fait rien. Il y a effectivement une multitude de collections, le meilleur comme le pire. Dans l’absolu, je ne fais pas partie des râleurs. Je me place du point de vue des auteurs et je me dis que plus il y a de collections, plus il y a de possibilités de publier un texte. Le prisme est à présent très large et le paysage est plus diversifié que dans les années 90 où 3-4 collections représentaient l’essentiel du marché. L’apparition de Gallmeister ces dernières années, notamment, a permis de mettre un joli coup de pied dans la fourmilière. Alors oui, c’est difficile, le combat fait rage. Mais comme dirait je ne sais plus qui « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». L’important, c’est de se battre et de rêver les yeux ouverts en se donnant justement les moyens de rêver.
Malgré cet engouement, le noir ne reste-t-il pas considéré comme un sous-genre ? Le fait que les différents prix littéraires continuent à ne mettre en avant que des auteurs édités en « blanche », alors que beaucoup viennent de la « noire », (comme le Goncourt attribué à Nicolas Mathieu) n’en est-il pas la preuve ?
Cette question est pour moi un vieux cliché. On en parle depuis les années 80, avec le passage de certains auteurs de la Série Noire à la Blanche. Je pense à Pennac et Benacquista notamment. C’est vrai que Lemaitre et Mathieu ont eu le Goncourt en passant d’une collection noire à une collection dite blanche. Moi, ça ne me dérange pas plus que cela en fait. J’aime même bien l’idée qu’une collection noire puisse être un incubateur et forme des auteurs avant de les laisser partir pour des collections plus grand public. La difficulté réelle pour un éditeur de noir et de garder ses auteurs dans sa collection alors qu’ils louchent vers la littérature blanche mais bon, ça c’est le cœur même du métier : réussir à établir des liens forts qui durent dans le temps. Et rien n’empêche les va-et-vient, la vie est longue, multiple et complexe. Et puis, j’ai toujours aimé la culture populaire de genre, je m’en fiche un peu de ce que les gens pensent. Là encore, si on réfléchit trop, on ne fait plus rien.
« Les éditeurs de noirs, les auteurs de noirs, nous savons ce que nous faisons, nous savons où nous nous inscrivons dans l’échelle de valeur. On défend aussi une littérature radicale, critique, qui gratte là où ça fait mal. On ne peut pas non plus se plaindre de ne pas être invité chez Michel Drucker. »
Ce mépris affiché envers la littérature noire n’est-il pas très pénible quand on cherche à mettre en avant justement la qualité des textes que l’on publie ?
Non, je ne suis pas aussi sombre que toi. Il y a peut être un certain snobisme critique mais de là à parler de mépris, je trouve le terme un peu trop fort et surtout un peu trop victimaire. Les éditeurs de noirs, les auteurs de noirs, nous savons ce que nous faisons, nous savons où nous nous inscrivons dans l’échelle de valeur. On défend aussi une littérature radicale, critique, qui gratte là où ça fait mal. On ne peut pas non plus se plaindre de ne pas être invité chez Michel Drucker. Cela fait partie du trip. Cela dit, je comprends très bien qu’après des années, un auteur de noir ait envie de changer de registre et de montrer à la Terre entière de quel bois il se chauffe. Mais, en tant qu’éditeur, je ne le vis pas si durement, et le milieu de la littérature noire est un milieu vivace et riche. Et les gens aiment les romans noirs. La vraie reconnaissance, c’est de pouvoir atteindre son public et ça ne dépend pas que de la couleur de la collection, heureusement d’ailleurs.
Ne peut-on pas faire de la littérature exigeante, de qualité et populaire ?
Evidemment, voyons. Pour parler de mes années SN quand je pense à Caryl Férey, DOA, Nesbo, je ne rougis pas. Ce sont des auteurs qui écrivent avec les tripes, des auteurs honnêtes et droits qui écrivent comme s’ils allaient mourir demain. Et ta question s’applique à tous les champs de la culture, que ce soit la littérature (blanche ou noire d’ailleurs), le cinéma, les séries télé… Il est toujours difficile d’allier grand public et ambition culturelle mais heureusement on y arrive quand même assez souvent. Je dois être plus optimiste que toi hahaha.
Qu’est-ce qu’une bonne collections de romans noirs ? Tu proposes également des textes moins « rugueux », comme Mamie Luger de Benoît Philippon ou L’éternité n’est pas pour nous de Patrick Delperdange. L’équilibre est-il difficile à trouver ?
Aucunement, c’est même ce qui fait l’intérêt du job. Arriver à concilier dans une même collection des textes totalement divers, offrir un spectre le plus large possible. Editer, ce n’est pas juste publier ce que l’on aime intimement. Sinon ça serait trop facile. Editer c’est aussi sortir de soi et se dire « ce bouquin, c’est pas ma came au premier abord, mais dans le genre, c’est vachement bien ». Quand je commençais dans l’édition en 2000, je citais souvent Arnold et Willy « faut de tout pour faire un monde » et je pense toujours pareil. Je considère toujours une collection littéraire comme une micro-maison d’édition. Et je compte bien qu’EquinoX réunisse en son sein la diversité du genre, que ce soit le petit roman noir poing dans la gueule qui provoque des grimaces (mais pourquoi ce livre? Mais pourquoi?) ou des thrillers efficaces que vous ne pouvez pas lâcher. Ce qui compte pour moi, c’est que mes auteurs soient honnêtes dans leur appréhension de leur art. Comme en musique, d’ailleurs : j’ai plutôt tendance à aimer la musique très bruyante voire « extrême » (le grind, le black, le drone) mais il m’arrive souvent de chialer en écoutant Elliott Smith. La vie est multiple et complexe encore une fois, et quand on édite des artistes, je trouve cela salutaire d’avoir la palette la plus large possible. Sinon, c’est pas drôle, et si on ne s’amuse pas en le faisant, si on commence à tomber dans une routine esthétique, eh ben, c’est qu’on est déjà mort.
Tu m’as dit que les auteurs qui t’avaient suivi chez EquinoX, (et que ça te rendait très heureux), savent pourquoi ils sont là. Pourquoi sont-ils là ? As-tu changé quoi que ce soit dans ta façon de travailler ? Qu’est-ce qu’un bon éditeur ?
Tu penses bien que je ne peux pas répondre comme ça à une telle question, ça serait gravement prétentieux. Je pense d’abord qu’il y a une communauté esthétique. A chaque fois que je parle à des auteurs, je vois que nous partageons des goûts en matière de ciné, de musique, d’arts plastiques. Nous partageons aussi une certaine ouverture d’esprit. La musique joue aussi une grande place : je vais voir Nick Cave avec Marie Van Moere, Nine Inch Nails avec Ingrid Astier, Napalm Death avec Clément Milian et Sylvain Kermici. Tous ces auteurs sont aussi souvent des oiseaux de nuit qui aiment bien refaire le monde, refaire l’immonde autour d’un verre mais pas que… On peut écouter du jazz en mangeant des légumes et faire partie de la bande. Le point commun central, c’est une certaine ambition vis-à-vis des livres que nous publions. Je veux que mes auteurs soient fiers de leurs livres, le mot « œuvre » ne me fait pas peur. Toutes ces personnes, patiemment, sont en train de constituer une œuvre. Certains dans la lumière, d’autres plus à l’ombre. Donc on travaille beaucoup, on ne parle que de ça (et de musique et de ciné) mais c’est vrai qu’on a un côté monomaniaque obsessionnel pas toujours évident pour l’entourage proche. Je sais de quoi je parle, j’ai épuisé mon ex-femme avec cette folie du livre, cette soif de se battre pour faire reconnaître mes auteurs à leur juste valeur. Là encore, tous les auteurs avec qui je travaille sont des auteurs viscéraux qui ne peuvent pas faire autrement qu’écrire, sinon ils seraient bons pour l’asile ou l’hôpital. Il y a un sentiment d’urgence : vivre, écrire, lire, ressentir comme si on allait mourir. Ce qui est d’ailleurs le cas, nous allons tous mourir, hahaha.
Qu’est-ce qui nous attend, chez EquinoX, pour les six mois qui viennent ?
En 2019, EquinoX va vous faire voyager. Des goulags de Corée du Nord au tapis rouge d’Hollywood en passant par les villages corses et les forêts du Perche, la plage de Teahupo’o en Polynésie française et sa vague mythique, vous verrez que le roman noir ne connaît pas les frontières. Ce voyage sera aussi un voyage dans le temps : des années 80 et la chute du communisme au Moyen-âge de la Guerre de Cents Ans, vous découvrirez un présent que vous n’imaginez pas et un passé étrangement familier. Ce voyage, comme tout bon roman noir, est aussi un voyage à travers différents milieux sociaux nous plongeant dans des réalités insoupçonnées : des pontes de la mafia corse aux futurs stars d’une industrie naissante que l’on appellera bientôt « l’industrie du X » ; d’un chasseur mystique et solitaire aux surfeurs polynésiens en passant par les salons feutrés et dorés de la République Française ; d’un taulard-vétéran d’Irak (et accessoirement toxicomane) aux cellules djihadistes de Molenbeek… Bouclez vos ceintures et entrez dans le rêve.
Interview publiée en partie dans New Noise n°47 – février-mars 2019