Valentina de Christophe Siébert

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Etre une bande de potes de quinze-seize ans, zoner ensemble tout le temps, faire des expériences pourvu que ça rigole et que ça fasse peur et chier les gens, les parents, les vieux, les flics, les profs, tout en se démontant la tête au son d’un ghetto-blaster beuglant du punk rock, fort… Sans être glorieux, tout le monde (ou presque) l’a fait, et nombreux sont les romans à s’être emparés du thème. Mais voilà, Valentina est un roman qui se passe à Mertvecgorod.

Pour sa troisième immersion dans la capitale cauchemardée de la RIM, dans un coin à l’est du monde civilisé, Christophe Siébert suit les traces d’une poignée d’ados. Il y a là Klara, Laska, Sbrod, General et Kreditka. Entre la chkola – l’école – (obligatoire sous prétexte de maintien des allocs à leurs géniteurs) où ils s’ennuient ferme, la maison (pour ceux qui en ont une) où leurs parents s’occupent plus de picoler que de leur préparer des repas équilibrés, la vie normale ne mériterait pas qu’on la poursuivre s’il n’y avait le reste. Les sorties, le skate, les copains, les drogues, les balades nocturnes dans cette ville glauque et dangereuse, les drogues en tous genres, tout ce qui fait vivre plus, donne des frissons, tout ce qui permet d’oublier la solitude, la pollution, le manque de perspective, le désespoir.

klara, auprès de laquelle Siébert s’attarde, a déjà tout connu. L’ivresse, la défonce, l’amour. Elle a déjà été déçue, surtout par l’amour. Le flic qui la baisait l’a laissé tomber. Elle a eu mal et s’est promis de ne pas retomber. Son cœur est sec. Quand Valentina, vieille extravertie du quartier qui fut autrefois un homme, est retrouvée massacrée dans sa turne de misère, Klara sent bien qu’elle est toute proche de vaciller, de s’émouvoir, d’éprouver.

En focalisant l’attention du lecteur sur un petit groupe d’individus, Siébert change de registre et explore une nouvelle facette, plus sensible, de sa ville et de son talent. Bien sûr on retrouve les éléments qui font la force de son univers. Evidemment, l’environnement dans lequel évoluent ses personnages ne sent pas la lavande, ne montre pas des appartements luxueux où les soucis des habitants se résumeraient au choix de la déco. Dans cette partie de Mertvecgorod, on a faim, froid, on souffre. En ce début de deuxième millénaire, la capitale ne semble promettre qu’un inévitable marasme.

Et pourtant, dans cet Orange mécanique exotique, ses ados, ballottés entre crise existentielle et désir d’en découdre, au son d’un punk rock vintage venu de la Russie voisine, se débattent (ou se laissent aller) avec tant d’énergie qu’on en a les tripes secouées. Dans leur microcosme, les mots amitié, solidarité ont du sens malgré le chaos. Candides autant que lucides, ils refusent le statut de victimes et hurlent leur rage d’être nés, surtout du mauvais côté de la zona. Ils sont les fleurs de la décharge, l’âme d’une humanité dégénérée. Leur No future, sincère, porte la grâce de vivre et retrouve sa force originelle.

Valentina, de Christophe Siébert. Au Diable Vauvert, 2023

Chronique publiée dans New Noise n°65 – février-mars 2023

Feminicid de Christophe Siébert

Dans Images de la fin du monde, Christophe Siébert plantait le décor. Il créait un monde, sa République Indépendante de Mertvecgorod (RIM), État d’Europe de l’Est, et plus précisément sa capitale Mertvecgorod, cette cité tentaculaire, sordide et tellement vraie que les miasmes de son extrême pollution, nous avaient collé aux narines durablement. Il nous entraînait, visite éprouvante, dans les ruelles sinistres des quartiers moches surveillés par des drones tueurs, ou dans les beaux quartiers, préservés des maladies décimant les populations paupérisées mais pas des pervers en tout genre. On suivait différents personnages pataugeant dans le cloaque, tentant de survivre dans les ténèbres.
Ici, il délaisse le collage de petits bouts d’existences pour s’attarder sur une seule pièce du puzzle et concentre sa chronique sur l’affaire des féminicides mise en avant dans un article du journaliste Timur Domachev, mort depuis d’une balle dans la tête. L’homme avait mené l’enquête sur les meurtres de centaines de femmes survenues dans la capitale, assassinats ou disparitions niées par les autorités. Le sillon est creusé, les cadavres déterrés, les bas-fonds exposés à ciel ouvert. Impression de descendre sans jamais remonter. Les plaies n’en finissent pas de gangréner la ville et les âmes. Chaque nouvelle clé n’est que le début de preuves révélant l’existence d’un système corrompu, pourri jusqu’à l’os.
Roman d’horreur et roman noir, fantastique, fait de descriptions si minutieuses qu’on finit par tout croire, même aux légendes venues du fond des âges. Composé de découpages de journaux, de télescopages historiques, où le réel et les fantasmes se confondent, Feminicid est inclassable. Le voyage est douloureux, quoi qu’il en soit, et la sensation de se noyer dans des vagues hallucinatoires, des égouts cauchemardesques est tenace. La réalité est pire : complots, trafics d’êtres humains et d’organes, meurtres dont les femmes sont les premières victimes, Mertvecgorod semble se repaître de ses enfants. Aucune lueur ? Une toute petite. Les mortes parlent aux vivants et les rendent meilleurs. Certains semblent sur la voie de la rédemption. Ils sont peu nombreux. Nous sommes seuls. Délicieux.

Feminicid : une chronique de Mertvecgorod / Christophe Siébert. Au diable Vauvert, 2021

Christophe Siébert

Ses deux premiers romans publiés au Diable Vauvert, réunis sous le titre évocateur de Métaphysique de la viande, nous avaient laissés sidérés. Crevés. Sans aucune distance, Nuit noire nous plongeait dans la psyché d’un tueur à mesure de ses exactions ponctuées de rituels macabres. Tortures, viols de cadavre, corps en putréfaction le conduisaient à l’extase, et nous au bord de la nausée, tandis que dans Paranoïa, hommage assumé à Lovecraft, le mélange de roman noir aux accents de fin du monde, de SF complotiste et de récit fantastique rendait tangible la maladie mentale. Vous l’aurez compris, Christophe Siébert n’est pas là pour vous chanter une berceuse, et s’il change de décor avec Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod, il persiste à explorer les tréfonds de la nature humaine. Il nous entraîne cette fois dans la République Indépendante de Mertvecgorod (RIM), État d’Europe de l’Est, et plus précisément dans sa capitale Mertvecgorod, « mégapole de sept millions d’habitants, post-soviétique et pré-apocalyptique, dévorée par la pollution, pourrie jusqu’à la moelle. » On y croise un gourou d’extrême droite sanguinaire et lubrique, un vieillard paralysé qui fonde un zoo humain, des camgirls défoncées, de jeunes activistes, des ados fugueurs, à différentes époques, toute une galerie de personnages riches ou pauvres, pervers ou victimes qui n’ont de point commun que de (sur)vivre dans la même ville. La géographie de la cité, coupée en deux par la zona, décharge à ciel ouvert puante, définit leur place dans l’échelle sociale et leur durée de vie. La pollution, les cancers, les drones flingueurs déciment les habitants des bas quartiers, quand ils ne sont pas tués des pires façons possibles. Le voyage est éprouvant, dérangeant et sublime. Adeptes des feel good books, n’entrez pas à Mertvecgorod.
Christophe SIEBERT
Photos : Philippe Matsas
Tu as publié une vingtaine de romans, recueils de nouvelles et de poésie, beaucoup de textes dans des fanzines, sur le net… tu écris beaucoup, tout le temps. Dirais-tu que c’est un besoin vital ?

En fait, c’est à force qu’on me pose la question que j’identifie le fait d’écrire de la fiction comme un besoin vital – grâce au regard que les autres portent sur cette activité, quoi. Moi je voyais plus ça comme un genre de névrose ou de TOC, ou encore de besoin physiologique. Les ratiers sont une race de chien dont la fonction est de choper les nuisibles en grattant leurs terriers ; en conséquence de quoi, s’ils ne grattent pas des trucs durs pendant un certain temps chaque jour, leurs ongles, qui ne cessent jamais de pousser et sont solides comme de la pierre, finissent par les incommoder, voire les blesser. Je me vois comme un genre de ratier, sauf que ma fonction sociale, gratter le réel pour en débusquer des phrases, apparaît moins indispensable que celle de ce sympathique canidé.

Avant d’être publié, tu as participé à de nombreuses revues alternatives, créé et donné des textes à des fanzines (Violences, Gorezine…), à des blogs. Cela correspondait-il à la nécessité, pour toi, d’être lu ? Était-ce une façon de finir par être (re)connu ?

J’ai très vite éprouvé le désir d’être lu. Être écrivain, c’est une chose, ça correspond à cette névrose que je décris dans ma réponse précédente, mais auteur – pour moi, l’écrivain écrit et l’auteur publie, cette dichotomie s’avère bien pratique quand il s’agit de faire la promotion de ses propres ouvrages – ça m’a très vite été tout aussi nécessaire, pour des raisons de cohérence : maintenant que j’avais tous ces trucs, il fallait bien en faire quelque chose. Je ne me voyais pas les enterrer sous une pierre et attendre qu’on les découvre cinquante ans après ma mort. Ça me paraissait aussi idiot que préparer un énorme festin mais oublier d’inviter des gens à manger.

Et puisque les revues sérieuses et les éditeurs ayant pignon sur rue n’en avaient rien à faire de mes trucs (en tout cas le croyais-je), je me suis tourné vers des supports moins regardants, plus accueillants ou qui se sentaient plus en phase avec ce que j’écrivais. Et maintenant que je suis une superstar, j’ai su rester simple. Non, plus sérieusement, je continue d’aimer la publication en revues et en fanzines, j’apprécie ce rythme, l’esthétique que ça développe, la micro-société que ça fait exister. Un zine comme Violences, par exemple, que j’aime beaucoup, me donne l’impression d’appartenir à une sorte de famille, de bande, et c’est très plaisant.

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As-tu connu des moments de découragement ? L’idée de renoncer t’a-t-elle effleurée ?

Des moments de découragement, oui, autant que n’importe qui, j’imagine. Mais le moment intéressant, je pense, c’est quand je me suis rendu compte que ce n’était plus possible de renoncer. Quand j’ai eu trente, trente-cinq ans, juste après avoir publié mon premier roman à La Musardine et constaté qu’écrire ne rapportait pas de quoi vivre, j’ai été confronté à une réalité simple : je n’avais pas le permis de conduire, mes diplômes se résumaient à un bac sans mention, mon patrimoine à une poignée de livres sans valeur particulière et j’étais chômeur depuis ma majorité. Même si j’avais voulu changer de voie et devenir prof ou bibliothécaire, ou même employé polyvalent à McDo, c’était impossible. À force que je ne veuille pas m’intégrer au monde du travail, j’avais gagné : le monde du travail ne voulait de toute façon plus de moi (et ça s’est vérifié dans le fait que, passé trente-cinq ans, plus personne, à la CAF ou ailleurs, ne s’est soucié de me réinsérer ; on s’est contenté de me verser ma petite allocation de parasite social et de me classer dans les « perdus pour la nation »). Donc, si je ne voulais pas finir clochard, je n’avais plus qu’une option : gagner ma vie avec mon métier, et mon métier c’était la littérature. Je me suis donc lancé, au cours des dix années suivantes, dans la tentative de vivre de mon métier, jusqu’à y parvenir récemment.

Tes premiers romans publiés l’ont été chez La Musardine, éditeur de littérature érotique. Était-ce une bonne formation ? Y a-t-il beaucoup de différences entre écrire des romans porno et des fictions d’autres genres ?

En tout cas, c’est pas une formation plus mauvaise qu’une autre. Elle a été excellente pour moi parce que je suis tombé sur un éditeur d’une qualité exceptionnelle : Esparbec, le dernier maître de la littérature porno, disparu récemment. C’est lui qui m’a appris à écrire. C’est-à-dire à raconter une histoire et à fabriquer des phrases qui racontent cette histoire. Il me l’a appris avec finesse, rudesse, cruauté parfois et toujours bienveillance. Et surtout avec l’expérience d’un homme qui a écrit plusieurs dizaines de romans de gare et en a édités (et souvent réécrits) plus d’une centaine. Grosso modo, j’étais tombé sur le Simenon du porno – on peut dire que j’ai eu la main heureuse.
Je ne crois pas qu’il existe beaucoup de différences entre les genres (réponse qui peut s’appliquer à d’autres domaines que la littérature, héhé). Ce qui fait ou non fonctionner un roman, ce sont ce qu’on appelle les temps morts. Dans un porno, ce sont les moments où les personnages ne baisent pas, où on apprend à les connaître. Dans les autres genres, c’est pareil. J’ai récemment découvert (avec trente ans de retard, manifestement), l’autrice de SF Nancy Kress. Et pour le peu que j’ai pu lire d’elle, ce que j’en retiens, c’est que c’est une maîtresse du temps mort. De ce qui se passe entre deux scènes fortes.

Tu explores les marges, tous les styles de la littérature de genres (roman noir, porno, gore, horreur, fantastique, SF), et tu as écrit : « La littérature qui me plaît est celle qui provoque l’impact le plus mastoc possible dans les boyaux de la tête et du ventre. » Car c’est la plus excitante, la plus sincère ? Parce que la vie ne vaut d’être vécue qu’à fond ?

Pour ce qui est de la vie, j’en sais trop rien. La mienne, dans ses moments les plus débridés et extrêmes, consiste à avancer l’apéro d’une demi-heure. Ah, si, j’ai fait il y a quelques mois un truc totalement zinzin, un coup de folie qui m’a mené aux portes de la déraison, j’ai entrevu le gouffre : après vingt ans de barbe, je suis devenu glabre. (Épousez un écrivain, vous vivrez le grand huit tous les jours.) Cela dit, en passant huit heures par jour à travailler à mon bureau et le reste du temps à lire (beaucoup), à picoler avec des amis (pas mal aussi) et à bouffer et dormir, j’ai l’impression de vivre à fond ma vie. Une vie très limitée qui me convient parfaitement.
Quand je parle d’une littérature d’impact, ça vaut pour tous les genres. Si une histoire d’amour mélodramatique me fait chialer, je considère le contrat rempli. En ce qui concerne les bouquins que j’écris, j’explore des territoires assez durs, plutôt sombres, souvent violents. On peut se demander pourquoi mais en tout cas c’est là que je vais et que je ramène mes histoires. Et il me semble que travailler ces histoires de façon à les rendre les plus puissantes possibles sur le plan émotionnel, c’est le meilleur moyen de ne pas perdre le lecteur. Si je réussis mon coup, le tueur en série de Nuit noire vous fera horreur, rire tellement il est con, vous donnera envie de vomir, provoquera des cauchemars et peut-être même l’envie, parfois, de balancer votre bouquin à travers la pièce (voire de vous branler, mais soyez gentil : gardez-ça pour vous, ça ne me regarde pas). Mais si vous allez sur Youtube écouter des entretiens menés avec de véritables tueurs en série, vous n’éprouverez qu’un dégoût consterné. La littérature sert à franchir ce pas : elle provoque une émotion réelle, profonde, intéressante à partir d’un mensonge construit sur du réel. La littérature sert à déplacer le lecteur, à l’enfermer ailleurs, pour un moment.
C’est pour ça que je ne comprends pas très bien ce qui se passe dans la tête d’Alexandre Jardin. Il dispose lui aussi de ce pouvoir formidable, et il se dit : vous allez voir ce que vous allez voir, je vais écrire « le roman d’un jeune homme qui voulut prolonger éternellement les préludes d’un amour », avec ça je vais bien vous sécher, vous allez en tomber de votre chaise.
Bon.
Moi qui suis vulgaire, je préfère écrire Images de la fin du monde. Ça doit être parce que j’ai connu la pauvreté. Quand on m’enferme dans un magasin de jouets pour une durée illimitée, je ne fais pas mon blasé.

As-tu des tabous ? Te censures-tu ?

Non, je ne pense pas. J’ai des limitations et des impossibilités, mais qui sont davantage liées à des choses que je ne sais pas raconter, ou que je n’ai pas envie de mettre en scène pour telle ou telle raison, plutôt qu’à des limitations morales. La seule morale qui vaille, c’est la vérité des personnages et du texte, et suivre l’histoire que j’ai choisi de raconter où qu’elle m’emmène. C’est ainsi que se manifeste ma loyauté envers les lecteurs, et ma façon de mériter la confiance de ceux qui achètent mes livres.

Après avoir été publié longtemps dans des maisons plus confidentielles, Le Diable Vauvert t’accueille en 2019. Comment s’est faite la rencontre avec cet éditeur et la décision de rééditer, ce qui est rare, Nuit noire et Paranoïa ?

La première rencontre a eu lieu pas mal d’années auparavant puisque Marion Mazauric, la directrice d’Au diable vauvert, reçoit ma newsletter depuis 2005, dans ces eaux-là – et qu’elle la lit régulièrement, ai-je appris bien longtemps après, quand nous nous sommes finalement rencontrés. En 2006, l’écrivain Philippe Jaenada, que j’avais rencontré sur le défunt forum du Diable, et qui appréciait mes textes, a servi d’entremetteur entre Marion et moi pour qu’elle publie J’ai peur, un roman qui s’est finalement trouvé signé à La Musardine et qui est mon premier livre publié. Les années ont passé et je n’ai plus songé à lui proposer mes livres suivants.
Le dialogue a repris entre nous vers 2015-2016, quand, par l’entremise d’Emmanuel Pierrat, cette fois, j’ai cherché à faire publier un roman que je considérais comme mon opus magnum, Descente. Marion l’a donc lu, n’a pas réussi à le terminer – trop chiant – mais a décidé que ça suffisait, qu’il était temps maintenant que je rejoigne la fine équipe du Diable. On a donc cherché ensemble par quel ouvrage commencer, pour finalement jeter notre dévolu sur Métaphysique de la viande, dont la sortie était prévue chez Rivière Blanche, qui a de façon très généreuse accepté de passer la main.
En fait, j’ai trouvé mon éditrice grâce à un roman qu’elle ne voulait pas publier. (Elle s’est d’ailleurs ensuite pas mal foutue de ma gueule, en découvrant tous les trucs que j’avais publiés dans l’underground toutes ces années, sur le mode « au lieu d’attendre d’écrire Guerre et paix et m’assommer avec, tu aurais pu m’envoyer tous ces formidables petits romans, imbécile »)

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Aucun éditeur à plus grande diffusion n’était-il donc prêt, avant, pour publier tes textes ?

Je pense que c’est plutôt de mon fait, si ça n’est pas arrivé plus tôt. Après ce refus du Diable vauvert en 2007 et ma période courte mais heureuse à La Musardine (la collection dans laquelle j’écrivais a cessé de publier des inédits en 2010 et notre collaboration s’est donc interrompue – provisoirement, puisqu’en 2018 je revenais à La Musardine, mais comme directeur de collection cette fois), j’ai eu le sentiment que les maisons d’édition plus installées n’avaient rien à faire de moi. J’ai envoyé quelques manuscrits à quelques éditeurs importants mais, d’une part, ces manuscrits n’étaient guère aboutis et d’autre part ces éditeurs étaient mal choisis. Aussi, quand des maisons plus confidentielles telles que Gros Textes ou Rivière Blanche (pour ne citer que les deux premiers dans la longue liste de ceux avec qui j’ai collaboré) m’ont ouvert leurs portes, je n’ai plus cherché, pendant près de dix ans, à aller voir ailleurs.
Ça n’est qu’en éprouvant le sentiment d’avoir fait le tour de cet univers, et d’y avoir appris tout ce que je pouvais y apprendre, que le désir de signer avec une maison plus installée s’est manifesté à nouveau. Et puis je me sentais plus sûr de moi, plus mûr dans mon écriture, et capable de toucher un public un peu plus large que celui que m’offraient ces maisons-là, limitées par leurs moyens économiques et logistiques.

En 2019, tu as reçu le Prix Sade pour Métaphysique de la viande. Si je vois bien un rapport entre Nuit noire et Sade, je l’ai plus trouvé dans les émotions que j’avais éprouvées en voyant Salo de Pasolini, film lui-même inspiré des Cent vingt journées de Sodome, qu’en lisant le divin Marquis. Même violence insoutenable, même malaise, même dégoût… qu’on ressent aussi dans ton chapitre 5 « Viande humaine » de Images de la fin du monde (où un vieillard crée un zoo humain et où il est question de baise, de meurtres, de tortures sur fond d’imagerie nazie…) Tes influences sont-elles plutôt littéraires ou cinématographiques ?

C’est marrant que tu me poses cette question, parce que je me suis rendu compte récemment qu’un des livres qui m’a le plus influencé est une bande dessinée que j’avais quasi totalement oubliée et dont je me suis souvenu sans raison particulière : S.O.S. bonheur, scénarisé par Van Hamme (le type derrière XIII et Thorgal, pas exactement le petit frère à Subtil) et dessinée, je crois, par Griffo. Une sorte de dystopie à gros sabots qui a fortement influencé l’adolescent que j’étais alors. Je viens de la racheter, j’ai hâte de la recevoir, ça va me faire tout drôle de la relire.
Ça et le jeu de rôle. Je dois peut-être bien plus que je ne le crois à Over the Edge, Kult et Hurlements. Mais autrement, mes références viennent aussi bien de la littérature, de la musique et du cinéma – à parts égales je pense quand j’étais ado, tandis que maintenant la littérature est nettement en tête.
À part ça, au jeu des influences, je pourrais te cirer des millions de trucs, mais si on doit établir un genre de top vingt dans le désordre complet, il y aurait Dick Manchette Bukowski Despentes Thompson (Jim) Gaspar Noé Oliver Stone David Lynch David Cronenberg Stanley Kubrick Coil The Residents From Hell Irvine Welsh Current 93 Comme un gant de velours pris dans la fonte Simenon Black Hole Death In June David Goodis.

Pour revenir à Nuit noire, tu nous plonges dans la tête d’un serial killer, à la première personne, un homme qui tue sa mère, la décapite, baise son cadavre et en mange les morceaux. C’est une plongée dans l’horreur avec des scènes terribles, portées par un réalisme cru, des odeurs, sans distance, sans ironie. A ton avis, pourquoi s’inflige-t-on une telle lecture ? Et pourquoi t’infliger cela en tant qu’auteur ?

Haha, pourquoi on s’inflige une telle lecture, je n’en sais trop rien, les lecteurs ne doivent pas être très bien dans leurs têtes !
Non, plus sérieusement, comme je le disais plus haut, c’est important d’écrire des bouquins qui regardent sous le tapis, qui montrent ce qu’on n’a pas envie de voir, ni de fréquenter, dans la vie ordinaire, mais qui existe quand même ; des livres qui permettent de vivre des expériences impossibles – voire interdites.
J’avais trouvé une formule, il y a une quinzaine d’années : mes textes sont comparables à du tourisme en enfer. J’imagine que les gens qui me lisent adhèrent à l’idée qu’il est important de tout connaître du monde, y compris ses recoins les plus crasseux, et que l’art et la littérature servent à ça – sans perdre de vue qu’il s’agit aussi de distraire et de donner du plaisir avec la langue (sortez-vous ces images dégoûtantes de la tête, s’il vous plaît. Je parle d’écriture, de voix, de la puissance d’une phrase) : Nuit noire, en ce sens, n’est absolument pas comparable à ces films affreux, facile à trouver le net, qui montrent de véritables meurtres, souvent filmés par les assassins eux-mêmes.
Moi, c’est un peu différent. Je me trouve à des moments de ma vie avec des trucs à raconter, des trucs qui m’intéressent pour toutes sortes de raisons (pour Nuit noire, c’était à la fois sur le fond : comment raconter un tueur en série réaliste qui remise aux magasins des clichés débiles Hannibal Lecter et ses confrères qui tuent avec raffinement et s’habillent chez Calvin Klein ; et la forme : comment transposer dans un récit plus personnel tout ce que j’ai appris en écrivant du porno), et je m’efforce alors de trouver à ces préoccupations la forme la plus excitante et la plus propice à immerger le lecteur, à lui faire éprouver des émotions fortes.
C’est avec ce genre d’objectif vague et un peu débile qu’on se retrouve à passer trois ans à bâtir un monde fictif, avant d’en passer quinze à écrire toutes les histoires qui s’y déroulent.

Dans Images de la fin du monde, tu situes l’action dans la République Indépendante de Mertvecgorod, état fictif d’Europe de l’est ayant des frontières communes avec la Russie et l’Ukraine. Pourquoi avoir choisi cette partie du globe pour incarner une possible fin du monde ?

Pour toutes sortes de raisons dont la plus importante était d’ordre pratique : j’avais besoin d’un petit pays indépendant, dont l’histoire se compte en dizaines de siècles et dont la ville principale serait une mégapole elle-même très ancienne. En Europe de l’Ouest il n’y a pas la place pour une ville de cette taille sans bouleverser complètement l’équilibre géopolitique, aux USA et en Australie il n’y a pas l’historicité nécessaire et en Amérique du sud c’était également compliqué pour diverses raisons historico-géographiques. Il restait l’Asie, que je trouvais trop éloignée culturellement de mes bases pour que je puisse y être crédible, et la vaste et vieille Russie, qui s’est imposée d’elle-même – mon amour pour l’alcool, les climats rigoureux, l’architecture brutaliste et la musique industrielle a fait le reste.

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Comme cadre à ton récit, tu as créé des plans, une fiche Wikipédia, une chaîne Youtube, une page facebook, des cartes, un visa. On a vraiment l’impression d’être immergé dans une ville réelle. On dirait que tu connais mieux les ruelles de Mertvecgorod, ses coins secrets, que ceux de Clermont-Ferrand, où tu habites. Tu avais besoin d’une telle précision pour déployer ton histoire ?

Haha, dans la mesure où je passe plus de temps à arpenter Mertvecgorod que Clermont-Ferrand, je dirais oui, hélas. De la ville où j’habite, à part quelques supermarchés et une dizaine de troquets, je ne connais presque rien – je me rends compte en répondant à cette question que, depuis l’époque où je connaissais mieux Arkham que ma propre chambre, et où je préférais apprendre des listes de sorts plutôt que l’art et la manière de réussir une fonction intégrale (putain, je sais même plus ce que c’est, ce truc – si même je l’ai su un jour), je n’ai pas des masses changé !
Je n’avais pas besoin d’une précision si grande que ça, et d’ailleurs bon nombre de détails restent dans le flou et je les invente au fur et à mesure que mon récit rend leur description nécessaire. En tout cas, fabriquer ce monde fait clairement partie du plaisir que me procure ce projet.
Je vois ça un peu comme une crise existentielle en mode Cartman de South Park : « vous me cassez les couilles avec Trump et Macron, avec votre chômage et vos crises, avec tout votre truc de monde réel qui ne m’a jamais convaincu, je vous emmerde et je rentre à ma maison. » Ma maison c’est Mertvecgorod et j’y suis bien – et en plus, je peux y parler du monde réel avec plus d’efficacité, de pertinence et d’intelligence que quand j’y habitais encore.

Tu mêles à ta fiction des événements historiques authentiques, comme la chute de l’Union soviétique, ce qui renforce le sentiment de réel. On croit en l’existence de Mertvecgorod, dont tu fais débuter le récit en 2025. Par des retours en arrière, des actions que tu situes à notre époque, tu crées donc un télescopage avec notre propre contemporanéité. Ta dystopie existe alors, dans notre esprit, maintenant, quelque part à l’est. Tes chroniques parlent-elles plus de notre futur ou de notre présent ?

Elles parlent même de notre passé, puisque dans mon esprit, le gros des histoires se déroulera entre 1970 et 2050, avec quelques incursions bizarroïdes dans un passé plus lointain encore (j’aimerais bien décrire, par exemple, le fameux tremblement de terre qui pète une première fois la ville en 17 avant J.-C.).
Dès lors, pour moi, ça n’est ni une dystopie (je ne possède aucun point de vue moral sur ce que je raconte, ça c’est l’affaire du lecteur – en plus il y a des trucs vraiment cool dans mon futur, tout n’est pas craignos) ni de la SF : c’est du présent tout le temps, parfois du présent de 1970, parfois du présent de 2020, parfois du présent de 2030. Pour les personnages qui vivent l’action que je raconte, c’est forcément du présent et donc pour moi aussi. D’ailleurs bon nombre de personnages se retrouvent d’un chapitre à l’autre – et se retrouveront d’un livre à l’autre –, en toile de fond ou en protagonistes principaux, plus jeunes ou plus vieux en fonction des époques racontées.
Après, si on quitte cette vision terre-à-terre de mon univers, bien sûr que je parle du présent. Mais j’espère que je ne le fais pas comme un sociologue, un satiriste ou un moraliste déguisé en auteur de roman, mais que je le fais malgré moi, en homme de mon époque. Si quand je raconte ces vies, dans ces décors, ça dit quelque chose à mes lecteurs de leur propre époque, c’est parce que nous partageons la même et qu’elle m’imprègne moi autant qu’elle les imprègne eux. Mais offrir un commentaire du présent n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Des lecteurs me demandent parfois comment la RIM a vécu le Covid : je réponds pour plaisanter que la pollution est tellement forte là-bas que le virus n’a pas passé la frontière, détruit par les hydrocarbures et les microparticules. C’est aussi une manière de dire que l’anecdote du présent ne m’intéresse pas.

La société que tu décris est profondément inégalitaire. Les riches, souvent dégénérés, s’opposent aux pauvres qui sont dans la survie. Le chapitre 6 « Fight Club », où des miséreux s’engagent dans des combats à mort, en est un bon exemple. On est très proche de l’ambiance de The brave, le livre de Gregory McDonald ou de 13 tzameti, le film de Gela Babluani. Dirais-tu que Images de la fin du monde est un roman de critique sociale, proche du roman noir ?

Il existe une part de critique sociale inhérente à ce type d’histoire, mais elle n’est pas volontaire – ou plutôt, elle n’est pas le fruit d’une décision du type «les amis, j’ai un message à faire passer, asseyez-vous en rond et écoutez-moi».
Cette critique découle en fait naturellement ou automatiquement, comme on veut, d’un certain point de vue. Quand on s’intéresse aux crevards, aux ratés et aux abandonnés de la grande foire au pognon, on est forcé de constater que s’ils sont en train de vomir de la vodka de qualité inférieure dans le caniveau d’un quartier pourri, c’est parce que nous vivons dans un monde où existe d’une part de la vodka de qualité inférieure et d’autre part de la vodka de bonne qualité, et où existe aussi d’une part des quartiers pourris et d’autre part de beaux quartiers. Alors on se demande quelles causes, quelles circonstance permettent l’existence d’un monde tel que celui-ci, creusé de séparations aussi nettes entres les choses, entre les gens, et on dévide la pelote. On aboutit alors nécessairement à des constats évidents que je ne vais pas développer ici, Marx et Hammet s’en sont chargés beaucoup mieux que moi. Ces constats peuvent en effet être perçus comme de la critique sociale.
Cela dit, tous mes riches ne sont pas dégénérés (certes, Zoubarev est un drôle de type, mais il serait pareil s’il était pauvre, il aurait peut-être simplement une marge de manœuvre plus réduite), et beaucoup de mes crevards sont aussi des ordures. Et puis pas mal de personnages vivent dans un entre-deux, tentent simplement de s’en sortir, voire de prendre un peu leur pied.

Un de tes personnages, cinéaste, envisage de passer à l’action directe, déçu de l’inefficacité de l’art sur le plan politique. Il dit : « L’idée c’était de produire une critique de cette société. D’exprimer ce qui nous déplaît. De choquer, de provoquer des scandales (…) Nous nous sommes rendu compte que ce que nous faisions ne servait à rien (…) On prêchait des convertis (…) Nous espérions que nos œuvres aient des conséquences sur le monde réel. Au lieu de ça on nous a remis des prix dans des festivals (…) La science-fiction et le roman noir, dans la littérature, se sont heurtés aux mêmes limites. » L’art doit-il, pour toi, être utile politiquement ?

Pour moi, pas particulièrement. L’art peut avoir des conséquences politiques (utiles ou néfastes, d’ailleurs), mais ce que je pense surtout – et c’est marrant, le texte que tu cites est un de ceux que les lecteurs aiment le plus alors que moi il me paraît un peu trop appuyé, j’y avance un peu trop démasqué – c’est que si tu as pour but que ton art ait une portée politique, tu t’exposes à pas mal de déconvenues telles que l’échec ou la récupération. Il est possible aussi que tu réussisses, même si je n’ai aucun exemple qui me vienne immédiatement à l’esprit.
Mes textes racontent certaines histoires d’un certain point de vue, ce qui est déjà une position politique (et s’ils racontaient d’autres histoires depuis d’autres points de vue, ils seraient le reflet d’une position politique aussi, et on le sait bien que tout est politique, chaque fois que ma boulangère vend un pain au chocolat c’est un acte politique, conséquence d’une vaste série d’actes politiques, et nous voilà bien avancé), mais je n’ai pas d’autre ambition que toucher, sur un plan émotionnel, mes lecteurs – ce qui me semble autrement plus sérieux que la politique.
Quand j’ai créé les protagonistes du chapitre que tu cites, je me suis inspiré des membres de la Fraction Armée Rouge. Ils sont effectivement passés des études de cinéma à l’action directe. Leurs résultats dans un cas comme dans l’autre se sont révélés foireux. On peut analyser leurs parcours comme on veut, avec sympathie ou antipathie, mais il faut bien constater que ni leurs films ni leurs attentats n’ont permis l’émergence d’un monde conforme à leurs désirs, et je crois que c’est assez universellement vrai : aucune œuvre d’art, aucun acte violent, même après avoir changé profondément le monde, ne l’ont changé d’une manière satisfaisante pour leur auteur.

Sur la forme, ton roman est constitué de courts récits, où tu exposes des bouts d’existence de personnages sans forcément de rapport entre eux, sinon le fait d’habiter dans la même ville. Ce sont des morceaux de puzzle dont la globalité dessine un monde. Les as-tu conçus indépendamment les uns des autres, comme des nouvelles qui peuvent se lire seules ? Cela t’a-t-il permis d’explorer différentes formes de narration ?

Une petite moitié des textes (ils sont mentionnés en fin de volume) ont été d’abord écrits sous une forme indépendante et destinés à des revues et des fanzines. À ce stade-là, je n’avais pas du tout l’idée de les recueillir en volume : pour moi ils constituaient une espèce de bande-annonce grâce à laquelle j’allais trouver un éditeur disposé à publier un roman situé dans ce monde. Mais les choses se sont accélérées et j’ai trouvé l’éditeur avant d’écrire ce roman ! J’ai donc repris ce matériau et l’ai retravaillé en créant des liens entre les différentes histoires, en ajoutant des textes puis en insérant tout ça dans une narration plus vaste afin de créer un truc hybride, ni tout à fait un roman ni tout à fait une nouvelle, à l’image d’un des bouquins qui m’a le plus marqué ces dernières années : Knockemstiff (et tu vois que dans le genre « ville imprononçable » je n’ai rien inventé), le premier livre de Donald Ray Pollock, surtout connu pour son deuxième, Le Diable tout le temps.
J’ai appris entre temps grâce à une critique que ce genre portait un nom. Je peux maintenant fièrement expliquer à mes amis que j’ai écrit un fix-up, et en général, ils me regardent avec étonnement et croient que j’ai produit un texte à la gloire des collants Dim.
Dans Images de la fin du monde, les nouvelles-devenues-des-chapitres ne sont pas présentées dans l’ordre chronologique pour deux raisons. La première, c’est que j’ai préféré une organisation plus émotionnelle et esthétique, chaque chapitre dialoguant avec celui qui le précède et celui qui le suit. La seconde, c’est que ça indique au lecteur la règle de tout le cycle des Chroniques : de même que chaque chapitre du premier volume peut se lire de façon relativement indépendante du reste, et dans l’ordre qu’on veut, de même tous les volumes à venir pourront se lire dans l’ordre qu’on veut et en faisant l’impasse si on le souhaite sur ceux qu’on ne veut pas lire. Je suis plus proche des Mystères de Paris de Léo Malet que d’un feuilleton à la Game of Thrones.
Cependant, le lecteur fidèle, qui lira tout dans l’ordre, découvrira davantage de détails et de profondeur et éprouvera un plaisir supplémentaire. Et mon lecteur idéal, paranoïaque et explorant cet univers en long et en large armé d’un carnet et d’un stylo, ne regrettera pas le voyage !
Ce que j’ai pu surtout expérimenter avec cette méthode (et que je vais continuer d’expérimenter), c’est le plaisir du hors-champ. C’est-à-dire que quoi que je raconte, il y en a davantage qui n’est pas raconté mais existe quand même. Si une histoire fait dix pages sur le papier, elle en fait cent dans ma tête. La plupart des personnages secondaires, je connais leur histoire. La plupart des lieux aussi. Christian Lehmann (tiens, encore un rôliste devenu écrivain) explique dans une conférence passionnante que le secret d’un roman (ou d’un scénar de jeu de rôle) réussi, c’est de considérer chaque figurant comme le héros de sa propre histoire. J’ai poussé ce précepte jusqu’à la névrose en considérant le moindre bout de rue évoqué à telle ou telle page comme le décor principal de son propre roman.

J’ai cru comprendre que Images de la fin du monde n’était que le premier tome d’un cycle. Emploieras-tu la même forme pour les prochains ? Cela ne donne-t-il pas le vertige de s’engager sur le long terme ?

Je vais à chaque fois essayer de trouver des formes différentes, en essayant autant que possible de jouer sur les rapports fiction/réel, sur la place du narrateur dans l’univers de fiction, parce que c’est ce qui m’amuse le plus. Le prochain tome, Feminicid, qui sort en septembre prochain toujours au Diable vauvert, se présentera par exemple comme un documentaire – c’est-à-dire que dans le monde de Mertvecgorod ce livre existe réellement et sa parution risque même d’embarrasser pas mal d’oligarques.
Par ailleurs, d’autres auteurs (trois sont à ce jour intéressés et en train d’écrire quelque chose, avis aux amateurs) vont s’emparer de cet univers pour y situer leurs propres livres, ce qui démultipliera d’autant les formes, les narrations, les voix, etc.
En fait, s’engager à ce point sur le long terme – puisque j’ai calculé que pour raconter tout ce que j’avais envie de raconter dans cet univers il me faudrait entre vingt et trente ans de travail –, procure un immense confort plutôt qu’un vertige. Je suis le genre d’auteur qui comme Goscinny (je ne me compare à lui que sur le plan des névroses, hein) est terrifié par le gouffre qui sépare deux livres : est-ce que je vais retrouver une idée ? Est-ce que je vais y arriver ? Là, il n’y a plus de gouffre puisqu’en réalité ce cycle n’est qu’un immense, immense roman – que le lecteur pourra lire dans le sens qu’il veut. Par contre, quand en 2050 j’en aurai terminé, deux solutions : soit je prends ma retraite et vais taquiner le goujon (s’il y a encore des rivières, haha), soit je me tape une dépression terminale !

Tu es éditeur toi-même, pour différents fanzines comme L’angoisse, ou directeur d’une collection à la Musardine. Est-ce plus facile d’être éditeur quand on est auteur ? Quel éditeur es-tu ?

Je suis le genre de type qui remet droit sur leur pile les livres mal rangés dans les librairies, et qui avant de répondre à une interview remet en forme les questions (en l’occurrence : Times New Roman 14, justif gauche, retrait 0,5 cm avant chaque paragraphe, interligne 0,5 cm entre chaque paragraphe). Ça donne une idée de quel genre d’être coulant et détendu je suis.
Non, plus sérieusement, je suis un éditeur assez interventionniste, oui, en gardant à l’esprit que l’auteur a de toute façon le dernier mot – mais qu’on a le droit de s’engueuler avec lui jusqu’à que ce dernier mot soit fermement affirmé. Il y a deux écoles. Ceux qui comme P.O.L. pensent qu’un auteur est le seul maître du livre et que corriger d’éventuels défauts peut attenter à la beauté et l’équilibre de l’ensemble, et ceux qui pensent que le manuscrit est une matière au sein de laquelle on trouvera, plus ou moins difficilement, le livre. C’est pour cette raison qu’il m’arrive pour la collection que je dirige d’accepter des manuscrits que tous les éditeurs que je connais refuseraient : parce que je sais qu’à la cinquième version, et après trois mois de travail supplémentaire pour corriger chaque phrase, un excellent livre existera.
Ce qui me passionne dans ce métier d’éditeur, c’est pas tellement de prendre un manuscrit et de l’améliorer, je m’en fous, de ça, et d’ailleurs peut-être que P.O.L. a raison et qu’en fait je bousille tout, qui peut savoir ? Ce qui me passionne, c’est de comprendre la règle. Celle du texte, celle de l’auteur. Et, une fois comprise, de chercher dans le texte tous les moments où elle pourrait être mieux appliquée. Autrement dit, mes corrections ne visent pas à réécrire le bouquin comme moi je l’aurais écrit mais comme l’auteur aurait dû l’écrire en fonction de ses propres critères. Et le rôle de l’auteur c’est de rester vigilant, de ne pas accepter une correction parce que ça sonne mieux mais de l’accepter parce que la phrase que je propose est davantage la sienne que celle qu’il avait écrite lui.
Je ne sais pas trop si le fait d’être auteur interfère. Peut-être pour des histoires de rythme et de ponctuation, oui, parce que c’est l’endroit où on est le plus viscéral quand on est écrivain et le moins apte à juger les autres en fonction de critères qui ne sont pas les nôtres. Donc je fais vachement gaffe à ne pas dénaturer la ponctuation des auteurs avec qui je collabore – et pour cette même raison je me sens incapable d’effectuer ce travail de correction et d’édition sur de la poésie.

Christophe SIEBERT

La collection à la Musardine s’appelle « Les Nouveaux interdits », dans laquelle tu veux « donner à lire une pornographie de qualité, masturbatoire, bien écrite et contemporaine. » Quels sont ces nouveaux interdits ? Trouves-tu la société actuelle libérale ou prude ? A l’heure du nouveau féminisme, te soucies-tu de l’image de la femme véhiculée dans les textes que tu édites ?

Nouveaux Interdits, c’est surtout un clin d’œil à une collection antérieure qui avait pour titre Les Interdits – et comme j’ai pris la suite d’Esparbec, auteur et éditeur mythique de pornographie dont je parle plus haut, l’adjectif tombait sous le sens.
Autour de moi, pas mal de gens ressentent ça, que la société est prude, voire qu’on censure ou bâillonne les auteurs. Je ne peux parler que de mon cas personnel : j’ai publié Nuit noire, un roman particulièrement dégueulasse, noir, sanglant, trash, transgressif, tout ce qu’on voudra, et il a été édité par une maison ayant pignon sur rue (après être passé par deux maisons underground qui l’ont aussi publié en leur temps), m’a valu un prix littéraire et m’a permis de m’exprimer devant une centaine de personnes au Salon du Livre à Paris lors d’une rencontre animée par Michel Field – j’aurais mauvaise grâce de hurler qu’on limite ma liberté d’expression.
Je ne suis pas persuadé qu’il existe un « nouveau » et un « ancien » féminisme – mais je ne suis pas militant, peut-être que je me trompe. J’ai plutôt l’impression qu’il existe cette chose extrêmement vivante, pleine de contradictions, de débats et de ramifications, qu’on appelle le féminisme, que cette chose existe depuis fort longtemps – le texte féministe le plus ancien que j’ai lu a été écrit par Olympe de Gouges en 1791 (deux ans plus tard, on lui coupait la tête), il y en a sans doute de plus anciens mais je manque de culture –, et qu’elle a pris diverses formes.
Je ne me soucie pas de l’image de la femme (ou d’autres catégories sociales) dans les textes que j’écris ou que j’édite et n’aurais pas de problème à publier un excellent texte porno qui soit aussi misogyne. Ce qui me pose problème, et je refuse pas mal de manuscrits qui tombent dans ce travers, ce sont les textes misogynes par inadvertance ou bêtise – bref sans s’en rendre compte. La nuance est de taille pour moi : dans le premier cas on a un auteur (ou une auteure, d’ailleurs) qui cherche volontairement la merde, si le texte est bon ça m’intéresse ; dans le second cas on a juste affaire à quelqu’un d’un peu con ou qui ne réfléchit pas assez.
D’autre part j’ai constaté, en étant invité à des salons underground, un truc qui m’amuse : parfois les organisateurs, constatant que je suis aussi éditeur de bouquins de cul, me demandent de ne pas en proposer sur mon stand, « parce que, tu comprends, on a des féministes dans l’équipe ». Sous-entendu « on veut pas d’emmerdes », ou quelque chose comme ça. Est-ce que les «féministes dans l’équipe», confrontées à mes textes, sont saisies d’une soudaine envie de brûler les livres ou leurs auteurs ? Non. (D’abord, ce sont les mecs qui brûlent ce qui les défrise, ne mélangeons pas tout) Elles n’en ont rien à foutre de l’existence de ces bouquins. Elles les lisent, ou ne les lisent pas, à la rigueur se demandent si ce sont plutôt des auteurs ou des auteures qui les écrivent et ça en reste là. Quant aux militantes féministes qui se positionnent contre la pornographie, elles savent évidemment que la différence entre un livre et un film se situe dans l’absence de personne physique impliquée dans l’action. Les livres que je publie aux Nouveaux Interdits, même les plus scabreux, tombent donc – et à juste titre – en dehors de leurs préoccupations.
Je me soucie en revanche de publier une pornographie plus particulièrement féminine (et, pour commencer, de vérifier si une telle chose existe ou si la pornographie est aussi indifférenciable sur le plan du genre que la littérature générale) en rendant mon catalogue le plus mixte possible. Ça commence doucement, hélas : sur sept titres parus actuellement, un seul est écrit par une autrice. Un autre est à venir. Pour l’instant les auteures ne se bousculent pas, et leurs manuscrits se répartissant pareil que ceux de leurs collègues masculins (quatre vingt-dix-neuf merdes pour une perle rare), les statistiques jouent contre nous.

Il n’y a pas que dans le porno qu’on se met à nu. Tu le fais toi-même en écrivant, et surtout en lisant tes propres textes sur scène. L’exercice n’est-il pas extrêmement périlleux ?

Je le fais de moins en moins, d’ailleurs, parce que je suis arrivé au maximum de ce que je pouvais faire sur scène sans réellement progresser ou travailler.
Mais on ne se met à nu ni dans un livre ni sur scène : au contraire, on porte tout un tas de masques – et c’est pour ça que lire mes textes ne me pose aucun problème alors que je me sens beaucoup moins à ma place en participant à une table ronde où je vais être sommé de dire ce que je pense, moi, Siébert, de tel ou tel sujet plus ou moins en rapport avec ce que j’écris sans m’abriter derrière un narrateur – des tables rondes, j’en fais trois d’un coup aux prochaines Utopiales, avec des invités autrement plus balaises que bibi, ça va être l’éclate.
Ce que je préfère dans ce genre d’exercice – outre la possibilité de boire gratuitement pendant toute une soirée –, c’est le rapport avec le public. Écrivain est quand même globalement un métier plutôt solitaire, donc chaque occasion d’aller rencontrer des gens qui ont lu mes trucs – ou qui, ne les ayant pas lus, viennent me voir par curiosité – est bonne à prendre.
Sauf que, comme je le disais, j’ai fini par me heurter à mes propres limites techniques, et aussi au fait que, multipliant les activités, j’ai de moins en moins de temps pour faire des lectures.

La musique est présente dans ton roman. Certains de tes personnages écoutent Metz Noire de Noir Boy George, d’autres de la techno ou du R’n’B. La musique te sert-elle à mieux les définir ?

Oui, c’est un procédé très chouette et efficace, très parlant, tout comme les fringues, les véhicules, les armes et tout le reste. J’ai bien sûr hérité ça du roman noir, qui en use avec abondance et efficacité.
Ma frustration avec Mertvecgorod, d’ailleurs, par rapport à mes précédents textes, qui se situaient en France, c’est de ne plus pouvoir utiliser les prénoms comme outil sociologique de description. Je sais que Marguerite évoque des trucs et que Marie-Chantal en évoque d’autres, de même que Gonzague et Jean-Louis. Mais entre Ivan, Vladimir ou Lev, je l’ignore. Tout ce que je peux faire (j’ai de la documentation qui me sert à ça), c’est me contenter d’attribuer à mes personnages des prénoms crédibles. Dommage. Mais je me rattrape sur tout le reste !

J’ai lu que tes goûts musicaux allaient du gothique au post-punk, que tu avais une passion pour la musique industrielle et post-industrielle. Tu cites souvent Current 93, Coil, Death in June, Diamanda Galas, Legendary Pink Dots, Einstuerzende Neubauten, Tuxedomoon, The Residents, ou encore Obstination, Laibach. Ces groupes pourraient-ils servir de bande son à Images de la fin du monde ?

Haha, oui, largement ! D’ailleurs ils servent de base aux compilations que je poste (enfin, là, ça fait un moment que j’en ai pas mis une nouvelle) sur la chaîne Youtube des Chroniques, Mertvec-Channel.
J’écris en écoutant en permanence de la musique, d’ailleurs – de même que je bouffe, lis et souvent m’endors en musique. Il y a très peu d’activités pour lesquelles la musique est exclue – certaines phases de travail sur le texte, par exemple.
En ce moment, j’écoute en boucle une série de disques dont je n’avais jamais entendu parler alors qu’apparemment c’est un super-classique : la série « Made to measure », chez Crammed Disc. Quarante-quatre volumes entre 1983 et maintenant, que des perles, depuis Minimal Compact jusqu’à Tuxedomoon en passant par John Lurie, Harold Budd ou Hector Zazou, jetez-vous dessus, c’est du caviar – enfin, j’ai jamais bouffé de caviar, mais on ne va pas commencer à chipoter.

Interview partiellement publiée dans New Noise n°55 – décembre-janvier 2020

Nouvelles de la zone 52

nouvelles zone 52

Quand un représentant du collectif Zone 52, « créé dans le but de réunir des gens partageant les mêmes passions pour le cinéma déglingos, la musique forte, les jeux vidéos épileptiques, les bouquins bigarrés », demande à des auteurs de lui écrire une nouvelle, il choisit forcément des individus bercés à la culture underground, croisés dans des concerts ou autres lieux de perdition, et dont on attend qu’ils laissent libre court à une imagination fertile, qu’ils produisent des textes ne s’embarrassant pas de bonne morale. Eh bien, à la lecture des vingt nouvelles réunies dans le présent recueil, on n’est pas déçus. Jérémie Grima a fait une bonne pioche.

Le jeu consistait à respecter comme unique directive « que la zone 52 fasse partie de leur histoire ». Et si on aboutit au final à des narrations très diverses, tirant leur inspiration de cerveaux plutôt déjantés, « plus névrosés que la moyenne » sans doute, elles possèdent néanmoins les points communs d’avoir été écrites avec sérieux, révélant de vrais talents dans le style et la construction, et de dire, chacune, quelque chose sur notre temps.

Certaines s’inscrivent dans le registre réaliste, tendance littérature noire, comme « Zoé 52 », d’Elodie Denis ou « Pins et Poisons » de Philippe Saidj. Ou dévoilent un univers plus intime ainsi que le fait Sam Guillerand  dans « Ma Zone 51 + 1 ». D’autres donnent dans le récit post-apocalyptique, comme « Pour nous d’abord ! » de Christophe Siébert, ou la SF (« La guerre des ondes » de Romain Strasser ou « Redneck » de Wilhem Horn). D’autres encore empruntent le chemin de l’anticipation, voire de la dystopie  avec « Dénonciation positive n° 16984-270549 » de David Didelot ou « En boule » de Marion Chemin.

Bref, il y en a pour tous les goûts. Mais qu’elles soient ultra violentes ou tendres, angoissantes ou qu’elles fassent rire jaune, qu’elles soient longues ou courtes, écrites par des nouvellistes confirmés ou non, toutes s’attardent sur les dysfonctionnements de notre monde ou de celui à venir, pour finalement former un ouvrage cohérent avec un but, atteint : vous émouvoir, vous secouer, vous sortir, ainsi que les auteurs l’ont tous eux-mêmes fait, de votre zone de confort.

Nouvelles de la zone 52 / Collectif. Ed. sous la direction de Jérémie Grima. Zone 52 Editions, 2019

Chronique publiée dans New Noise n°52 – février-mars 2020

Métaphysique de la viande de Christophe Siébert

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Deux courts romans dans ce recueil, Nuit Noire et Paranoïa.

Nuit noire

Un narrateur se raconte, à la première personne et au passé, ou plutôt il décrit des événements marquants de son existence, des actes qu’il a commis à différentes périodes de sa vie. Après le suicide de son père, sa mère a sombré et fait de lui, à neuf ans, son objet sexuel. Il l’a tuée, décapitée, a baisé son cadavre et en a mangé des morceaux. Confié à sa grand-mère, il lui a fait subir le même sort, s’enfonçant jusqu’à l’extase et à maintes reprises, dans son corps démembré, en putréfaction. Puis, il a cherché de nouvelles ‘mamans’ et des ‘Florence’, adolescentes de seize ans, selon des critères physiques précis, à torturer, violer, faire mourir lentement.

Son journal n’est pas une confession, encore moins une justification. Il n’y a pas d’auto-analyse, pas de recul, il expose seulement les faits, avec accumulation de détails. Jusqu’à la nausée. Le vocabulaire est simple, le rapport concis. L’effet de réel n’en est que plus saisissant. Au point qu’une odeur de pourriture flotte dans les airs, imprègne durablement nos sens. Tout n’est que chair purulente et meurtrie, agonie douloureuse. Le bien et le mal n’existent pas.

On pense à Sade, bien sûr (le livre a d’ailleurs reçu le prix Sade 2019), en plus dérangeant, car plus proche de nous, plus explicite, dans une langue qui décortique les actions successives en toute simplicité, tel un boucher découpant des steaks, sans effort apparent. A l’image de son maître, Christophe Siébert s’empare des tabous, inceste, nécrophilie, meurtres, et nous laisse, ainsi que devaient l’être les lecteurs contemporains du divin Marquis, sidérés. Il nous plonge, sans aucune distanciation, au plus profond du cerveau de son personnage. Très loin des récits de tueurs en série avec jolie inspectrice à la poursuite du méchant. Plus près du réalisme terrifiant de Henry, portrait d’un serial killer, le film de John McNaughton. L’expérience est brutale. Littéraire et charnelle à la fois.

La nuit est noire, effectivement. D’ordinaire, le noir permet de faire ressortir la lumière. Là non. Il n’y a pas une lueur à laquelle se raccrocher, pas un halo lointain annonciateur du lever du jour. Les ténèbres sont absolues, définitives. Alors, pourquoi s’infliger une telle lecture, aller au bout, quand on pressent qu’il n’y aura aucune rédemption possible ? Est-on maso, malade ? Est-ce une curiosité morbide qui nous pousse à tourner les pages ?

On n’est pas, bien sûr, entraîné dans le délire du narrateur. On ne partage à aucun moment sa propre vision de la beauté car il nous en écarte, se la garde pour lui seul, se tient à distance, telle qu’on la définit, de l’Humanité.

Ah oui ? C’est bien un homme, pourtant. Il ressent des émotions, certes épouvantables, mais humaines. Joie, satisfaction, solitude.

Il n’est pas un monstre. Les monstres n’existent que dans les rêves. Il est de chair et de sang. Il est le fruit d’une société, le fils d’une famille.

Il n’est pas un animal. Il tue parce qu’il suit un plan. Il est au-delà de la survie. Son existence est parsemée de rituels auxquels il se plie. Il raisonne. Il cherche à atteindre un but, servir Anteros, devenir un démon. Il ne répond pas seulement à des instincts, il est en quête de spiritualité. Il élabore une logique, l’alimente d’actes horrifiques qui s’imbriquent pour former une pensée structurée.

Est-ce cela, l’Humanité ? Du foutre, du sang, des sécrétions, de la merde, et à la fin, de la pourriture ? En partie, certainement. Et il l’incarne donc, de façon dérangeante, extrême. Siébert crée un monde où les plus faibles, les enfants et les femmes sont soumis, souffrent et meurent. Il raconte notre monde, en partie.

Paranoïa

Dans Paranoïa, il est question d’une centaine de meurtres sur une plage, d’une femme violée, tandis que les humains sont remplacés à leur insu par des robots. Un homme mène l’enquête et consigne ses découvertes. C’est un voyage halluciné dans la psyché d’un personnage dont on ignore s’il est digne de confiance ou complètement parano, un hommage assumé à Lovecraft où le héros seul contre tous, dans un univers hostile, livre des pensées crédibles. En mêlant roman noir aux accents de fin du monde, SF complotiste, récit fantastique, Siébert se joue des codes de la littérature de genres pour rendre tangible la maladie mentale. Par un extraordinaire sens de l’ellipse, une narration tout en décrochements, en bonds, dans une succession d’anecdotes comme autant de faits divers touchant des gens devenant fous, il parvient à faire ressentir un malaise profond. Les actions, décrites avec une minutie délirante, et les ruptures de temps accentuent l’effet d’éclatement de la réalité sans jamais perdre le lecteur, bien obligé de suivre l’intrigue, rapide. Se dresse devant lui un bestiaire monstrueux, comme sous l’assaut d’un delirium tremens terrifiant, teinté d’ironie déguisée. On ne sait plus quoi penser, ce qui est vrai ou tient du délire. On se laisse porter jusqu’à la résolution de l’énigme, ou la plongée dans l’aliénation la plus complète. Crevés.

Métaphysique de la viande / Christophe Siébert. Au diable Vauvert, 2019