L’ordre des choses de Frank Wheeler Jr

ordre

Earl Haack Junior aime l’ordre, quand tout est bien à sa place, que rien ne dépasse. Il s’emploie, avec zèle, à éliminer la vermine, faire disparaître les taches. C’est papa qui lui a transmis ce faible pour la purification, et Junior est en voie de dépasser son maître dans l’art du nettoyage. Earl n’est pas femme de ménage, il est shérif. Ses outils ne sont pas le balai et l’aspirateur, mais le .45, la hache et parfois le Destop. Les saletés qu’il éradique ne sont pas la poussière ou les cancrelats, mais les petits trafiquants, les délinquants, tous ceux qui se dressent en travers de son chemin et l’empêchent de mener la belle vie. C’est lui le chef. Après tout, on est venu le chercher, parce qu’il a ses méthodes, acquises alors qu’il bossait pour les stups, à Denver. On l’a appelé à l’aide, alors que son père crève d’un cancer, dans cette petite ville du Nebraska où il a grandi, le long de l’autoroute de la drogue. On l’a élu.

Earl n’est pas un psychopathe. Il est logique, lucide et déterminé. A devenir le boss incontesté de son territoire, le parrain de tous les trafics rentables. Earl n’est pas là pour être aimable. Il est répugnant, expéditif. Il est aussi mélomane, amoureux. Il est étrangement troublant.

Roman noir radical, tordu, douloureux, L’ordre des choses, dont la traduction a été «naturellement» confiée à Sébastien Raizer, dérange, parce qu’il ne porte en lui aucune rédemption, et qu’il fascine pourtant. Comme un lapin dans les phares d’une voiture qui reste au milieu de la route en attendant le choc, on assiste sidérés à des scènes de torture insoutenables, incapables de détourner le regard, et on tourne les pages.

Alors oui, on peut voir dans L’ordre des choses une parabole de la dégénérescence de notre humanité. On peut y lire un questionnement sur notre capacité à confier à des « shérifs » notre sécurité, à fermer les yeux tant que notre confort est assuré.

Mais c’est avant tout une œuvre qui tabasse. On ne la lit pas en analysant sa portée philosophique. On la lit avec ses tripes.

Certains lui ont trouvé une « moralité plus que douteuse ». Je me suis demandé si j’étais passée du côté obscur. Parce que c’est justement ce que j’ai aimé, cette absence de tout contrepoint moral, de jugement. J’avoue, j’ai éprouvé un plaisir coupable mais intense à suivre Earl, à être secouée, déstabilisée par sa vision complètement dénuée d’empathie, par ce refus de justification d’une telle violence. Brutalisée et consentante.

Qu’on me pende haut et court. J’en veux encore !

L’ordre des choses / Frank Wheeler Jr. trad. de Sébastien Raizer. Gallimard (Série noire), 2016

Avenue nationale de Jaroslav Rudis

COUV_avenue_nationale_OK.jpg

« Adolf Hitler m’a sauvé la vie. » Dès les premières lignes d’Avenue nationale, vous êtes prévenus. L’auteur ne va pas vous caresser dans le sens du poil et le politiquement correct ne sera pas de mise ici. Un personnage parle, tutoie son auditoire, l’apostrophe, l’engueule presque. Qui est-il ? Vandam. Un type qui emprunte son surnom à l’acteur belge, parce que, comme son héros, il fait 200 pompes par jour et qu’il s’entraîne dur, pour être prêt, au cas où, parce que « la paix n’est qu’une pause entre deux guerres », parce qu’on est à Prague et qu’on ne sait jamais. Cette guerre, il la souhaite Vandam, il est déjà dedans, en guerre contre les nègres, les Ukrainiens, les glandeurs, toutes les gonzesses qu’avalent pas, les bridés, les punks, les pédés… Il est le dernier guerrier de la bataille de Teutoburg, an 9, unique légionnaire Romain survivant au massacre perpétré par les glorieux Germains. Alors, il a le droit de faire le salut romain, parce que c’est pas le salut nazi, même si ça y ressemble. Les raccourcis historiques, il connaît Vandam, ça l’arrange. Ça lui permet de clamer haut et fort sa vision du monde, de bien se faire comprendre, quitte à se répéter. Impossible de la lui fermer. Il déroule en boucle son discours simpliste et t’as intérêt à l’écouter, parce qu’il a le coup de poing facile.

Et à qui s’adresse-t-il ? A son fils ? Ce fils de dix-sept ans à qui il apprend la vie, qu’il n’est pas censé voir, parce que quand on a fait de la taule, on n’est pas un exemple. A ses potes de comptoir ? Attablé à la Severka, cette seule taverne dans cette cité du nord de la ville, tenue par Lucka, qu’est pas trop mal pour une nana de plus de quarante balais, il refait le monde, Vandam, soir après soir, imbibé de myslivec, le whisky local et sa logorrhée soûle. Il se rêve en cador et il n’est qu’un poivrot. Le passé le fascine parce qu’il peut l’arranger. Est-ce à toi qu’il parle ? Il te suce la moelle et tu ne peux t’empêcher de tourner les pages. Parce qu’il est troublant, et qu’il dévoile, en creux, par petites touches, son histoire pathétique. Parano, violent, ex camé. Bourreau ou martyr ? Le système n’aide que les riches. Lui n’a pas eu de chance. Jamais là où il fallait, et surtout pas sur cette fameuse Avenue nationale, ce premier jour de la révolution de velours, en 1989…

Avenue nationale est un roman brutal, sans concession. Par sa construction, tout en ruptures de ton, par les propos tenus par son personnage principal, il dérange. Après La fin des punks à Helsinki, Jaroslav Rudis continue d’explorer l’Histoire tchèque, sans faire de compromission, et il bouscule nos certitudes. Vandam est une victime pour laquelle il est difficile de ressentir de l’empathie. Il est trop loin dans son délire, trop abrupt. Et pourtant, il est fulgurant et lucide par instants (« si tu t’endettes, t’as un avenir, parce qu’il faut que tu rembourses »). Il est vrai, palpable et vivant, emblématique des laissés pour compte, de ceux qui se sentent, à tort ou à raison, exclus du système. Son discours anti-politiciens, par son manque de nuances, est percutant, dans l’air du temps. A travers Vandam, Rudis dépasse les frontières tchèques. Il questionne l’avenir de l’Europe. Et ça, ça fiche la trouille.

Avenue nationale / Jaroslav Rudis. Mirobole éditions, 2016

Planète vide de Clément Milian

planete

Patrice Gbemba, dit Papa, rêve d’étoiles, de vaisseaux spatiaux, de trous noirs dans lesquels il pourrait disparaître, loin du collège et de ceux de son âge. A onze ans, il faut être comme tout le monde. Lui est petit, porte de grosses lunettes et pas de vêtements de marque. Il est différent, alors il gêne et devient le souffre-douleur des caïds de l’école. Sa mère l’élève seule, trime pour boucler les fins de mois. Elle lui a offert un livre merveilleux, qui raconte les astres. Il ne veut pas la décevoir, lui causer du tracas, alors il tait son calvaire, et dessine. Un soir, il se rebelle face à ses harceleurs et est obligé de fuir.

Commence alors son errance. Parkings, centres commerciaux, béton, périph… Il n’a jamais  quitté la banlieue, n’est jamais entré dans Paris. La Défense, Notre Dame sont à l’opposé de son monde, gigantesques, fascinantes. La pollution cache les étoiles, déception. Les lumières de la ville sont factices, guirlandes de noël qui scintillent. Pas la fête pour tout le monde.

Il a faim, froid. Il est sale, il a mal. Son nez coule. Il est transparent. Il croise des crouteux, des crasseux, des bizarres. Il a peur des capuches. Les filles sont moins mauvaises, et souvent très jolies, surtout les vraies parisiennes. Elles font peu cas de lui. C’est si facile de s’éclipser, de devenir une ombre dans une mégalopole, même quand on n’est qu’un gosse. Lui qui était le centre de trop d’attention devient objet d’indifférence. C’est si rapide de n’être plus personne.

Le temps s’allonge. Combien de jours, combien de nuits dure sa fugue ? Distorsion des minutes, des distances, sensation d’étrangeté, renforcées par l’utilisation récurrente de l’imparfait en place du passé simple.

Roman court, conte humaniste et sensible qui en dit long sur la différence, l’indifférence. Papa voit défiler la grande parade de l’humanité à travers des portraits incarnés ; SDF peu amènes, putes au grand cœur, compagnons d’infortune, jusqu’à sa rencontre avec une bande de punks à chiens, accueillants, à l’écoute, au cours d’une nuit où il grandit, un peu.

Planète vide / Clément Milian. Gallimard (Série noire), 2016

« David Bowie était assis sous des lumières rosées et portait un costume bleu foncé avec des revers fins. Il avait les cheveux blonds et argentés, coiffés de côté, et il venait de s’adresser à moi avec cette voix qui ressemblait à la fois à celle de Michael Caine et celle d’un vélociraptor. La politesse voulait que je lui réponde calmement, mais je n’avais qu’une envie, le prendre dans mes bras, pleurer et fuir. »
Moby, Porcelain

Bienvenue à Cotton’s Warwick de Michaël Mention

Bienvenue-a-Cottons-warwick.jpg

Australie. Outback. Autrement dit, trou du cul du monde désertique, au nord, oublié de tous. Au milieu de cette immensité aride, où l’eau manque plus que la bière, un village, Warwick. Dans ce village, 17 âmes. Enfin, le terme est peut-être mal choisi, pas sûr que ces locaux en aient tous une. Blancs dégénérés, consanguins, affreux, sales et méchants qui survivent de bière et de clopes, de chasse, de trafics et d’ennui. 17 contre des milliards de mouches. Collantes et obstinées qui vous sucent la sueur sous 50 degrés. 17 qui partagent les mêmes histoires sordides, les mêmes longues heures passées au pub de Karen. Karen, l’unique survivante, les autres femmes sont mortes. Suicidées ou assassinées, allez savoir. Le Ranger Quinn ne fait pas de zèle. Bible et Smith & Wesson, Il fait régner sa loi. Ici, on cloue les chats sur les portes, on n’aime pas les étrangers, les pédés, le changement.

Le décor est planté, que la fête commence. Une mort inexpliquée, puis deux, puis trois. Quatre des leurs piétinés, démembrés, écrabouillés. L’Etrange arrive, comme un orage qui monte. Qui est capable de tels massacres, et pourquoi ? Une enquêtrice se pointe. Bien obligés de se soumettre à ses interrogatoires. Le polar se fait classique, quelques chapitres, avant de sombrer dans l’horreur absolue. Vous vous souvenez d’Assaut, le film de Carpenter ? Les occupants d’un commissariat de quartier y subissaient les offensives répétées d’agresseurs insaisissables prêts à tout pour leur faire la peau. Même configuration, ici. En beaucoup, beaucoup plus dur.

Le récit bascule quand les rescapés de Warwick se retrouvent confinés dans l’abattoir local, attaqués par de mystérieux assaillants (ne comptez pas sur moi pour vous dire qui ils sont). Commence alors un huis clos de l’enfer. La fournaise s’abat sur le refuge. 56 degrés. Rien d’autre à boire que des caisses de Vibi, la blonde locale. Rien à bouffer. L’attente se prolonge. Les minutes deviennent des jours. Les nuits sont glaciales. Les carcasses d’animaux stockées là dégagent une puanteur insoutenable. Il faut bien pisser et chier. Les plaies grattent et suintent. Les mouches s’engouffrent dans les trous des chairs.  Dehors, ils refusent de lever le siège et ils sont innombrables. Dedans, la sauvagerie se déploie. Dans le film, on éprouvait de l’empathie à l’égard de certains personnages, Michaël Mention enferme dans son hangar un concentré d’inhumanité. Karen s’en sort mieux, tout comme Biba, jeune débile aveugle, des victimes tous les deux. Presque tous les autres plongent dans la folie pure. Les langues se délient, puis les poings. La haine les noie. La faim, la déshydratation, la douleur font sauter un à un les verrous, les tabous universels qui font l’Humain.

Descente dans les tréfonds de la noirceur, Bienvenue à Cotton’s Warwick est un conte cruel qui questionne notre animalité. C’est une fable, nimbée de mythologie et de fantastique, qui prend sa force dans un récit haletant et incarné. La langue est précise et belle, la mise en page efficace. Changements de rythme, de registres, l’auteur aime balader son lecteur, le surprendre, sans le perdre. Il fait se succéder les différentes voix, dans des chapitres courts, ponctuées d’une bande son implacable diffusée à la radio. La tension grandit, par à-coups, à la cadence des scènes de plus en plus terribles, à mesure que la violence des personnages se déchaîne. ça sent la moiteur, la charogne et la peur. Jusqu’à la fin, d’une désespérante beauté.

Quand l’heure viendra d’expier nos crimes, faudra-t-il verser des larmes sur nos coeurs secs, pleurer la fin de l’humanité ? Pour Mention, la réponse semble être non.

Bienvenue à Cotton’s Warwick / Michaël Mention. Ombres noires, 2016