Mécanique mort de Sébastien Raizer

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En écrivant une suite aux nuits rouges, Sébastien Raizer crée la surprise, tant la fin de son livre précédent semblait définitive. En redonnant vie à certains personnages, il prouve qu’il n’en avait pas terminé avec ce coin de France, cette Lorraine dont il détaillait les causes du déclin et l’abandon de l’outil sidérurgique par les pouvoirs publics. Dans Mécanique mort, il profite du retour de Dimitri sur ses terres natales pour en explorer un aspect plus contemporain, soit la collusion entre finance et banditisme, alliés pour dépecer ce qu’il reste sur la carcasse d’une région sinistrée.

Dimitri, et c’est habile, revient à Thionville après un exil de plusieurs années en Asie, il joue le rôle du naïf qui permet au lecteur de comprendre ce qui se trame au fur et à mesure de ses découvertes. Il ne sait rien, au début, des ententes fragiles qui se sont tissées ni des dangers qu’il court à fourrer son nez dans certaines affaires, dont le blanchiment d’argent sale, venu principalement du trafic de drogues, par une certaine banque, délicieusement identifiable.

L’alliance locale, instable, entre ces deux entités, prend des allures de parabole. Le capitalisme et le grand banditisme sont prêts à tout pour dégager le plus de profits possibles, sont irrémédiablement liés et semblent programmés pour périr en faisant le plus de dégâts possibles. Dimitri se trouve aux prises avec différentes mafias, ignore quelles ficelles tire Keller, le flic philosophe qu’on redécouvre avec bonheur, et tente d’empêcher que des Albanais n’inondent le marché de fentanyl, substance hautement addictive conduisant les consommateurs à une mort certaine.

Des scènes d’une violence extrême se succèdent, ponctuées de respirations bienvenues avec la rencontre avec des personnages de second plan, dont la mère de Dimitri. Cette alternance rythme le récit et permet à l’auteur de creuser la personnalité de son héros, de lui donner plus d’épaisseur encore, tout en exposant toute l’étendue de son talent. Grand roman fiévreux et mélancolique sur une terre perdue, Mécanique mort expose une noirceur qui sourd depuis les brumes environnantes, une poésie désespérée portée par le style flamboyant d’un Sébastien Raizer au meilleur de sa forme.

Mécanique mort / Sébastien Raizer. Gallimard (Série noire), 2022

Nightmare Alley de William Lindsay Gresham

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Stanton Carlisle, au début du roman, est magicien des cartes dans un cirque itinérant, un de ces cirques typiques des années 20 aux Etats-Unis, avec ses numéros extraordinaires, ses expositions de monstres et ses attrape-gogos. Le public, constitué de paysans, incultes pour la plupart, vient se délecter du spectacle de nains et se faire délester de ses économies, trompé par son cortège de bonimenteurs et de diseuses de bonne aventure. Un soir, alors que la troupe stationne dans un bled du sud, les représentants de l’ordre l’accusent d’inciter à la débauche et décident de sévir en interdisant la parade. Stan se fait l’avocat de ses camarades et sauve la soirée. La découverte du pouvoir de persuasion qu’il a sur les autres décidera de son destin.

Réédité à l’occasion de la nouvelle adaptation ciné de Guillermo del Toro, Nightmare Alley, initialement paru en 1946, reste cauchemardesque et fascinant. Dans cet univers de freaks qui n’a rien à envier à Harry Crews, une des scènes d’ouverture plonge d’entrée dans l’ambiance. Sur l’estrade, un geek écorche vivants poulets et serpents. Le pauvre bougre, alcoolique, fait son numéro pour se payer sa gnole et les forains profitent de son addiction. Solidarité de surface, tous se tiennent les coudes mais s’égratignent un peu au passage. Rien n’est gratuit dans ce monde, tout se paye. La symbolique est forte ; elle va mener à l’ascension et à la chute du beau gosse Stan.

Charmeur, manipulateur, rongé par l’ambition et le désir de faire fortune, sa quête le pousse à accomplir des actes vils. Meurtrier d’abord par accident, poussé par sa rage de réussite, il n’hésite devant rien. Arnaqueur, calculateur, il se sert des femmes pour mener à bien ses forfaits. Télépathe de pacotille, pasteur divinatoire, il triche sans empathie à l’égard de ses riches victimes. Jusqu’à faire parler les morts, jusqu’à sombrer lui-même dans une forme de folie. Gresham développe tous les aspects de sa personnalité, sans oublier de lui donner des circonstances atténuantes. Enfant mal aimé, maltraité, sa destinée semble être malgré tout de finir mal tant il n’éprouve aucune pitié. Parabole horrifique, Nightmare Alley a conservé toute sa force, par son atmosphère pesante remplie de brumes et de fantômes, tant il est vrai que les thèmes abordés – la crédulité, la difficulté à faire son deuil, la faiblesse des hommes face à l’argent et au pouvoir – demeurent d’actualité.

Nightmare Alley / William Lindsay Gresham. trad. de Denise Nast, révisée par Marie-Caroline Aubert. Gallimard (Série noire), 2022

Petiote de Benoît Philippon

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Gus n’a pas les codes, pas le vocabulaire. Pas non plus de boulot, ni d’appart. Face à la juge qui lui retire le droit de garde de sa petiote – Emilie, 14 ans – il ne fait pas le poids. Mais tout ça va changer. Il va agir. On va voir ce qu’on va voir. Faut pas le pousser à bout, le Droopy loser. Il a un plan : prendre en otages les clients de l’hôtel où il loge, exiger du fric et un avion pour le Vénézuela en échange de leur libération pour se tirer au soleil avec sa fille.

Le temps de la prise d’otages et des pourparlers avec la police, incarnée par Mia, négociatrice hors pair, Benoît Philippon plante le décor et déroule son récit, qui ne tarde pas à déborder du cadre. Ce n’est pas seulement l’histoire de Gus qu’il raconte, un brave paumé un brin dépassé, c’est celle de tous les habitants du love hôtel, gargote en fin de course coincée dans une banlieue qui ne fait pas rêver. Cerise, George, Boudu, Gwen et Dany, Fatou, Hubert ont tous échoué là un peu par hasard. Prostituée au cœur sec d’en avoir trop bavé, vieux monsieur tenancier du palace qui prend plus soin de ses hôtes que de lui-même et surtout de son rescapé de clochard, amants de passage, exilée solitaire, livreur enfumé, tous ont posé ici leur musette bien pleine de misères. Leurs vies, que l’auteur expose en quelques pages qui nous font les aimer d’entrée, sont collées ensemble sans qu’ils l’aient cherché.

Quand Gus débarque avec son plan d’enfer, il dérange l’équilibre fragile de cette communauté et force les membres à prendre conscience de ce qui les rassemble. Et il ne fait pas dans la dentelle. Coups de pétoire à tous les étages, mandales, engueulades, Philippon plonge tous les protagonistes dans un grand shaker et secoue si fort que les murs tremblent jusqu’au bout de la rue, faisant se masser les habitants du quartier pour profiter de l’animation puis prendre parti pour Gus le forcené à la juste cause, version Un après-midi de chien. Comédie pure avec torgnoles et répliques qui glissent aussi vite que les canons dans le gosier de Boudu, drame absolu quant aux situations traversées par les personnages envers lesquels l’auteur éprouve une tendresse communicative, western périurbain, cartoon façon Tex Avery, Petiote mélange les genres et finit en apothéose pour laisser le lecteur pantois, tout ému, tout retourné, tout chamboulé.

Petiote / Benoît Philippon. Les Arènes (EquinoX), 2022

Mycélium de Fabrice Jambois

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Stéphane Zenner, chef de file des Vicaires, faction d’extrême-droite, attise la haine raciale et focalise la hargne des antisystème sur les réseaux sociaux. Quand un groupe de migrants, lors d’une distribution de repas à la porte de la Chapelle, est terrassé par ce qui semble être une attaque chimique, que les victimes agonisent sous l’effet d’une substance toxique mystérieuse, Zenner et sa bande font des coupables désignés aux yeux des flics, dont Ravard, de la brigade antiterroriste.

Du 13 au 29 septembre 2018, Ravard mène l’enquête, dans un Paris interlope, poisseux, sombre, et néanmoins parfaitement identifiable. Lignes et stations de métro, arrondissements, rues, monuments défilent et invoquent des images connues, amplifiant le malaise, décuplant une impression de vérité quand il s’agit pour l’auteur de nous parler du pire. Les attentats de 2015 sont dans tous les esprits, la peur est partout, la parano guide les réflexes. L’étrange émerge dans cette réalité tangible, grâce à cette réalité même, lors d’une distorsion du temps, dans cette ville qu’on reconnaît mais où l’action se déroule dans un passé proche qui n’a pas eu lieu. Les flics sont largués, les pistes brouillées. D’autant qu’une deuxième investigation se dessine en parallèle, dans les pas de Cléo, étudiante, qui découvre un autre monde, teinté d’ésotérisme et de sciences qui ne se voudraient pas occultes.

Vrai et faux s’entrechoquent. Jambois expose véritables personnalités de la droite dure, thèses ayant posé les bases de la supposée supériorité de la race blanche et autres grands remplacements, tandis qu’il nie l’existence d’autres politiciens de renom dans son tableau. Sa réalité est d’autant plus terrifiante qu’elle nous rappelle la nôtre, et distille l’impression qu’on ne sait pas tout, que des horreurs se passent et que des malheurs nous attendent. Le malaise s’accentue au fil du récit. Actions et théories rivalisent de dégueulasserie. Des scènes hallucinantes se succèdent qui nous portent au bord de la nausée, et c’est notre propre modernité qu’on vomit.

Voyage dérangeant dans ce contexte anxiogène de période électorale, Mycélium explore nos angoisses profondes, presque insoupçonnées, comme s’il posait des mots sur nos pires craintes et par là-même les révélait. A moins qu’à l’instar de certains de ses personnages frappés du don de double vue, Fabrice Jambois ne soit capable de voir l’avenir, et d’avoir créé un Z. avant qu’il n’existe.

Mycélium / Fabrice Jambois. Les Arènes (EquinoX), 2022